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Fermeture de Florange : la disparition des hauts fourneaux marque également celle de la crédibilité de la parole politique
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Au pied du mur

La direction d'ArcelorMittal a annoncé lundi la fermuture définitive des hauts fourneaux de Florange. Le gouvernement dispose désormais de soixante jours pour trouver un repreneur.

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Se souvient-on en France que le site de Florange est l’héritier direct de la première usine sidérurgique installée en 1704 par la famille Wendel ? La fermeture des hauts fourneaux met ainsi fin à une histoire vieille de 300 ans, comme si une page de notre histoire économique venait de se tourner, ou plutôt un chapitre de se clore.

Les amateurs d’histoire se souviendront que le choix de Wendel à l’époque répondait à une justification géographique : les sols de Lorraine étaient riches en minerais de fer. Wendel construisait l’usine près de la matière première indispensable à la production. Depuis cette époque, les filons sont épuisés et de nouveaux gisements ont été découverts, à moindre coût, dans le reste du monde.

Inévitablement, la Lorraine a perdu son avantage concurrentiel dans la production d’acier, et n’a plus guère d’avenir que dans la production d’aciers spéciaux. Ce phénomène est globalement prévisible et plutôt simple à comprendre.

Le cas Florange nous montre que la France change d’époque et de modèle économique. Le plus étrange est qu’en même temps son modèle de démocratie représentative vacille sur ses fondements.

Car si l’on admet l’hypothèse que la politique n’est pas une profession de sophistes payés pour soutenir une idée un jour et son contraire le lendemain, pourvu qu’ils conservent leur poste ; si l’on admet l’hypothèse que la politique est un mandat que l’on reçoit pour montrer la voie et accompagner la société dans ses changements même les plus impopulaires, alors les Français sont en droit d’attendre de leurs élus qu’ils tiennent un discours de vérités.

La première vérité est que l’époque bénie de l’après-guerre où la reconstruction permettait de recréer massivement de la valeur sans difficulté majeure, où l’invention de la consommation de masse et du produit jetable garantissaient une prospérité sereine, cette époque-là est révolue. Nous savons que les énergies fossiles ne suffiraient pas à trente ans d’exploitation supplémentaire, surtout étendue à l’ensemble de la planète. Il faut donc bien changer de modèle économique, et ne plus compter sur un épuisement complet de ces ressources pour fonder une croissance durable.

Dans cette évolution incontournable, deuxième vérité, l’Europe présente des particularités qui sont tout à la fois des handicaps et des opportunités.

Les pays européens connaissent l’industrialisation depuis près de trois cents ans, et la consommation de masse depuis cinquante ans. Ils forment des marchés matures, où les possibilités d’expansion, pour les industries traditionnelles, sont dans le meilleur des cas limitées, et le plus généralement négatives. L’industrie européenne est extrêmement dépendante de la conjoncture. Le moindre retournement de marché produit, dans son tissu productif, des secousses fortes, allant parfois jusqu’à la fermeture de sites.

Troisième vérité : cette métamorphose en cours dans nos économies appelle de la part de nos élus une réaction forte mais clairvoyante. L’avenir est à l’innovation. C’est en nous recentrant sur ce que nous savons le mieux faire: inventer, découvrir, que nous franchirons le pas de ce qu’on appelle la crise, mais qui mériterait de s’appeler la rupture technologique.

Pour passer le gué, la France doit accepter sa révolution intérieure. Elle doit s’ouvrir à ce qui produit de la croissance : toute cette économie numérique, qui suppose l’adoption de logiques collaboratives, d’audace décomplexée, d’esprit libre, rétif à la conception pyramidale de la société.

Le problème français tient à l’inadéquation profonde de son élite à ce changement social structurel. Ses élus ne font pas de la politique, ils font de la sophistique. Ils ne montrent pas la voie, ils défendent leur emploi, que d’aucuns appelleraient leur fromage.

Je comprends assez facilement cette stratégie de repli, puisque les élites françaises sont porteuses de valeurs radicalement contraires à la culture d’innovation dont nous avons besoin.

Par nature, les élites françaises sont hostiles à l’esprit collaboratif. Elles aiment la performance individuelle. Elles aiment l’élitisme, le thème grec travaillé pendant des heures dans une chambre d’étudiant, la longue dissertation solitaire de philosophie, et paradoxalement, la répétition inlassable des vérités officielles. Descartes, Kant, Platon. Flaubert, Proust, Montaigne. Ah ! Cette culture de l’excellence individuelle, ce plaisir pervers du bachotage qui fait le sel de nos classes préparatoires et de nos grandes écoles!

Et encore ne dis-je rien ici de l’esprit de caste qui sévit à tous les étages. L’énarque ne fréquente pas le non-énarque, sauf s’il est polytechnicien. Le cadre dirigeant ne se commet pas avec un cadre moyen. Le chef de service est absolument convaincu que les idées novatrices de ses collaborateurs sont par nature subversives. Il y a, dans l’esprit français, cet attachement terrible à la distinction entre les torchons et les serviettes, entre France d’en haut et France d’en bas, entre arts libéraux et arts mécaniques, qui fait de nous, à notre insu, les meilleurs ennemis de l’innovation sociale.

Par leur culture, les élus ne peuvent accepter de dire la vérité aux Français sur les évolutions structurelles qui nous touchent, parce qu’ils savent que ces évolutions les balaieront - ces évolutions qui ont pour nom Steve Jobs ou Mark Zuckerberg, qu’aucun banquier français, qu’aucun ministre, qu’aucun député, qu’aucun maire adjoint chargé de l’activité économique n’aurait jamais pris au sérieux au début de leur projet professionnel.

Pour se prémunir contre le principal danger qui les guette : l’émergence d’une nouvelle culture démocratique, fondée sur une organisation liquide de la société, les élites politiques françaises brodent, baratinent, brassent de l’air. Elles soutiennent des contre-vérités, tapent du poing sur la table comme des personnages de Molière dont les valets se moquent.

Dans l’affaire Florange, le gouvernement est maintenant au pied du mur. À bout d’effets de manche, il a obtenu de Mittal un délai de 2 mois pour trouver un repreneur. Si cette opération risquée échoue, l’effet sera dévastateur pour la crédibilité du gouvernement. Si l’opération réussit, ce que nous souhaitons pour les salariés de l’usine, elle n’enlèvera pas néanmoins le goût amer d’une comédie pathétique où l’intérêt général est brocardé dans des combines électorales de toute petite taille. Loin de la perspective stratégique dont la France en crise a besoin pour se rassurer.

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