Fatwas, mode d’emploi : la subtile logique qui se cache derrière la folle machine saoudienne à édicter des règles religieuses en série<!-- --> | Atlantico.fr
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Les femmes doivent se cacher pour conduire en Arabie saoudite
Les femmes doivent se cacher pour conduire en Arabie saoudite
©REUTERS/Amena Bakr

Réponse

Le corps religieux de l’Arabie Saoudite, proche de la famille royale, lance régulièrement des fatwas qui ne représentent que des réponses à des questions sur l'islam mais lui permettent de peser dans le débat public.

Nabil  Mouline

Nabil Mouline

Nabil Mouline est chargé de recherche au CNRS-EHESS. Il l’auteur de plusieurs études sur l’Arabie Saoudite, notamment Les Clercs de l’islam : autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie Saoudite, PUF, 2011.


 
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Atlantico : L'Arabie Saoudite, état religieux dont la doctrine principale est le wahhabisme, possède un corps clérical composé de 18 à 21 oulémas qui sont considérés comme les savants les plus éminents du royaume. Ils sont nommés au Conseil des grands oulémas qui participe à la vie de la cité auprès des autorités royales. Quels sont les liens qui unissent ces oulémas (religieux officiels) à la monarchie ?

Nabil Mouline : Il faut dire, tout d’abord, que la religion est au fondement même de l’Etat saoudien. En effet, c’est le prédicateur Mohammed bin Abd al-Wahhab qui,au XVIIIème siècle, fonde à la fois une doctrine religieuse rigoriste – le wahhabisme –, et une entité politique dont il délègue la gestion aux Saoud. Une alliance historique durable s’installe alors entre l’autorité religieuse et le pouvoir politique. Les deux partenaires se partagent les sphères d’influence : alors que les Saoud gèrent le politique, l’économique et le militaire, les dépositaires du wahhabisme (les oulémas) s’occupent du religieux, du juridique et du judiciaire. Malgré quelques tensions, l’alliance reste quasi intacte et ce jusqu’à nos jours.

Jusqu’au début du XXème siècle, les oulémas wahhabites sont organisés de manière traditionnelle. Mais la création du Royaume saoudien moderne, le flux des revenus pétroliers et les défis régionaux leur permettent de moderniser leur structure institutionnelle. Une organisation pyramidale se met ainsi en place (nous l’appellerons establishment religieux), à la tête de laquelle on trouve le Comité des grands oulémas. Cette instance constituée de 12 à 22 oulémas, est la plus haute instance juridico-religieuse du pays. En plus de répondre aux préoccupations religieuses de la population, elle est le principal bouclier idéologique du régime saoudien. Ce sont par exemple les membres de cette instance qui ont autorisé les troupes américaines à s’installer sur le territoire saoudien pour faire face aux menaces de Saddam Hussein en 1990 contre le Royaume ; ce sont également eux qui ont interdit toute forme de manifestation visant à renverser les régimes en place dès le début des soulèvements populaires de 2011.

En contrepartie de ce soutien inconditionnel aux Saoud, l’establishment religieux profite des largesses et de la protection du pouvoir politique, ce qui lui permet non seulement de contrôler une grande partie de l’espace social local mais également de propager sa doctrine à travers le monde.

Comment sont formés les oulémas ?

Leur formation est très complexe, elle obéit à plusieurs logiques, notamment dans le cas saoudien. Il faut savoir par exemple qu’il n'y a pas de conditions explicites pour accéder au Comité des grands oulémas. Il n'y a que des conditions implicites. La seule condition nommée est celle de bien connaître les textes religieux, mais cela reste très vague. C’est en étudiant les trajectoires des membres du Comité des grands oulémas depuis sa création en 1971, que j’ai pu lever le voile sur les conditions tacites d'accès au sommet de l'establishment religieux. Mes observations m’ont permis de dresser une sorte de portrait-robot du membre Comité des grands oulémas.

Je me suis tout d’abord intéressé aux origines sociales. Les oulémas sont majoritairementissus d'une famille de cadres religieux moyens ou de l’aristocratie religieuse (par exemple, tous les chefs de l’establishment religieux, à l'exception d'un seul - Ibn Baz, leader religieux de 1973 à 1999 - sont, depuis le XVIIIe siècle, descendants du fondateur du wahhabisme).

Ensuite, j’ai observé l'origine régionale de ces oulémas. La plupart d’entre eux vient du Najd, c’est-à-dire de l'Arabie centrale. Cette région est le fief de la dynastie et du wahhabisme. Je remarque que le recrutement des oulémas est très discriminatoire : on ne recrute quasiment que des personnes provenant de cette région-là. Ainsi, plus des 2/3 des membres de l'establishment religieux notamment du Comité des grands oulémas proviennent du Najd.

Autre condition, l’apprenti ouléma doit être wahhabite et pour cela il doit avoir suivi un cursus particulier. Depuis les années 1950, l’ouléma doit passer par des instituts religieux qui sont des sortes de lycées. Ensuite, il doit intégrer l'université islamique Al-imam située à Riyad. C'est dans cette université que l'on forme la plupart des dignitaires religieux saoudiens. Elle est en quelque sorte la pépinière de l'establishment religieux. En plus de cette formation institutionnelle généralement sanctionnée par un doctorat, dans une des disciplines des sciences religieuses, il y a une formation informelle. C’est-à-dire que l’apprenti ouléma doit devenir disciple d'un ou plusieurs oulémas renommés, ce qui lui permet de tisser des liens forts avec ses maîtres et ses condisciples.
Ce double cursus permet à l’ouléma d’additionner légitimité traditionnelle (à travers les enseignements des maîtres) et légitimité moderne ou expertise (à travers l'enseignement institutionnel du lycée et de la faculté religieuse).

Une fois diplômés, les jeunes oulémas ont deux possibilités de carrière : l'enseignement religieux ou la justice. Ces dernières années, plusieurs oulémas ont fait des incursions dans de nouveaux domaines (la médecine, l’économie, les nouvelles technologies, etc.).

Les oulémas qui accèdent au sommet de l’establishment religieux peuvent également occuper des fonctions importantes au sein de l’Etat saoudien (conseillers du roi et des princes, ministres, présidents d’organismes internationaux, présidents de l’appareil judiciaire, présidents de la police religieuse, présidents d’universités, présidents du conseil consultatif, etc.). 

Les oulémas sont considérés par l'autorité royale comme les spécialistes du Coran. Ils peuvent rendre leur jugement lors de fatwas (avis juridique donnés par un spécialiste de la loi islamique). Ces oulémas exercent-ils une réelle influence sur la société saoudienne ?

L'influence des oulémas dépasse les fatwas, qui ne sontqu’un outil parmi tant d’autres entre leurs mains. Leur influence est en réalité bien plus profonde et passe par plusieurs canaux. Le premier canal est bien sûr le contrôle des espaces de culte. Il y a ensuite l'enseignement, notamment l’intervention dans les programmes scolaires pour faire prévaloir la vision wahhabite. Leur influence passe aussi beaucoup par les médias, les réseaux sociaux et un grand nombre de publications distribuées gratuitement ou vendues à des prix modiques. Les oulémas contrôlent aussi une grande partie de l’appareil judiciaire. La plupart des juges est issu de l'establishment religieux. Les oulémas  interviennent enfin dans l'espace public à travers la tristement célèbre police religieuse dont le nom officiel Comité du commandement du bien et de l'interdiction du mal. 

Début janvier, alors que le nord du pays est recouvert par la neige, une fatwa lancée par Mohammad Saleh Al-Munadjid indique que faire des bonhommes de neige est contraire à l'islam. Quel est le rôle d'une fatwa ? Qu'est-ce qui poussent les oulémas à en lancer?

La fatwa, normalement, c'est une réponse donnée à une question. C’est un avis juridique émis par un ouléma. Cet avis reflète donc une interprétation personnelle des textes sacrés, sur un point donné. La fatwa n’est donc pas contraignante. Pour qu’elle le soit, elle doit être acceptée par la majorité des oulémas et surtout adoptée par le pouvoir politique. Deux exemples :
- Il y a un débat sur le caractère licite du tabac depuis son introduction dans le monde musulman au XVIème siècle. Même si une majorité le considère comme illicite, le tabac n’a jamais pu être interdit car il n’y a pas unanimité sur la question et les autorités politiques n’ont jamais accepté l’avis des oulémas.
- Récemment, les autorités voulaient agrandir la Grande mosquée de la Mecque, mais l’establishment religieux a émis une fatwa leur interdisant de le faire. Vu l’énormité des enjeux politiques et économiques, les autorités ignorent l’avis et réussissent à obtenir une fatwa d’autres oulémas, en leur faveur. Les travaux d’agrandissement ont effectivement commencé depuis plusieurs années.

Revenons à la fatwa que vous citez, lancée par Mohammed Saleh Al-Munadjid, qui est par ailleurs d’origine syrienne et donc pas membre de l’establishment religieux. C’est le cas idéal-typique même de l’avis qui n’engage que son auteur. Il n’a non seulement pas reçu l’appui de l’autorité religieuse et du pouvoir politique, mais il a été abandonné en rase campagne devant les critiques qui fusaient de partout. Ce qui l’a finalement contraint à se rétracter et rectifier sa fatwa en autorisant les bonhommes de neige !

A l'intérieur du royaume de l'Arabie Saoudite, certains "prédicateurs" (c’est-à-dire des oulémas indépendants) connaissent une forte influence. Leur influence peut-elle nuire à l'autorité officielle des institutions religieuses ? Peuvent-ils influencer le gouvernement saoudien ?

A côté des oulémas, une nouvelle catégorie de clercs a émergé durant les années 1980 en Arabie Saoudite. Appelés prédicateurs, les membres de cette catégorie sont pour la plupart issus de la mouvance des frères musulmans. Les plus éminents d’entre eux ont essayé au début des années 1990 de mener une fronde contre l’autorité religieuse et le pouvoir politique saoudiens. Mais cette tentative a échoué. Les principales figures des prédicateurs ont été emprisonnées pendant de longues années. Réhabilité au début des années 2000, un certain nombre d’entre eux mais également une nouvelle génération de prédicateurs acquièrent une grande notoriété grâce aux chaines satellitaires et à Internet. Mais malgré cette surmédiatisation, les prédicateurs sont loin de faire le poids face à l’establishment religieux qui dispose de moyens financiers et institutionnels très importants.

Par ailleurs, le pouvoir politique saoudien se méfie beaucoup de ces prédicateurs, en raison de leur appartenance aux frères musulmans (mouvement considéré comme ennemi de l’Arabie Saoudite). Même s’ils sont parfois instrumentalisés, les prédicateurs sont soigneusement écartés des postes de responsabilité et réduits au silence au moindre écart. Cela a été le cas récemment de Salman al-Awda et de Mohammed al-Arifi.

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