Faible en Russie, fort en Europe de l’Ouest : pourquoi nous ne comprenons pas la puissance réelle de Poutine<!-- --> | Atlantico.fr
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Le président russe Vladimir Poutine.
Le président russe Vladimir Poutine.
©Reuters

Double myopie

Malgré ses prises de position qui ont renforcé la mauvaise santé économique du pays, le président Russe continue de fasciner beaucoup d'occidentaux.

Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Florent Parmentier

Florent Parmentier

Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective

Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti

 

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Atlantico :  Vladimir Poutine doit affronter la baisse rapide du baril de pétrole qui pénalise durement l'économie russe, et fait naître la grogne dans les milieux économiques russes. Le président russe est-il en train de s'affaiblir dans son pays ?

Cyrille Bret : Depuis le début de la crise en Ukraine, l’affaiblissement de la Fédération de Russie est patent sur bien les plans. Toutefois, l’affaiblissement à court et moyen terme de son Président est, quant à lui, incertain – ce qui ne laisse pas d’étonner en Europe. Le Président Poutine de subira pas immédiatement les conséquences politiques des déboires économiques du pays.

Pour apprécier l’affaiblissement de la Russie et de son Président, il convient de distinguer soigneusement les perceptions des réalités et les tendances structurelles des phénomènes plus conjoncturels.

La baisse des cours du pétrole est seulement le plus récent des handicaps pour la Russie : elle est largement extrinsèque car elle provient de la combinaison de la montée en puissance des gaz et pétroles de schiste américains, des projections concernant l’exploitations de nouveaux gisements et du fléchissement de la consommation en Europe. Si la Fédération de Russie est conjoncturellement affectée par cette dégradation des cours des hydrocarbures, elle est structurellement affaiblie par les décisions de la présidence durant la période récente, tout particulièrement depuis le milieu de 2013.

L’attitude du Président russe durant la crise ukrainienne a d’abord suscité, depuis l’hiver 2013, des fuites de capitaux massives depuis un pays qui manque déjà cruellement d’investissements de long terme. De plus, l’accès des banques russes aux marchés internationaux s’est réduit. Ce déséquilibre dans la balance des paiements courants a entrainé une baisse du cours de la monnaie nationale malgré les interventions de la Banque centrale – ce qui était prévisible dans un régime de change flottant et a été accentué par les déclarations bravaches de la présidence et du Premier ministre sur l’insensibilités de la Russie aux sanctions. Une fois les deux vagues de sanctions décidées, la crise de la balance des paiements s’est doublée d’une accentuation de la crise de la balance commerciale : déjà largement importatrice de biens manufacturés et de denrées alimentaires, la Russie s’est trouvée en butte à des restrictions d’exportations subies et à des renonciations volontaires d’importation, au titre des contremesures. La croissance russe pour 2014 sera sans doute nulle et les maux structurels de l’économie russe : dépendance à l’égard des exportations d’hydrocarbures, faiblesse des investissements domestiques et atonie de la production des biens de consommation courante. Les décisions régaliennes du Président Poutine sont directement responsables de cette spirale négative pour l’économie russe. Ce déclin économique se double d’un isolement diplomatique qu’il est presque superflu de souligner. Il suffira de rappeler que la Fédération de Russie peine même à trouver un soutien chinois à l’ONU pour sa politique en Ukraine. Là encore, c’est la manière forte choisie par le Président russe qui est en cause.

Pour autant, l’affaiblissement objectif de la Russie entrainera-t-il nécessairement l’affaiblissement de son Président ? Rien n’est moins sûr en raison du découplage entre réalités et représentations. Après l’ère eltsinienne du mépris de la Russie pour elle-même, la nouvelle présidence a rendu aux Russes une certaine fierté. La « capacité de nuisance » envers les intérêts des Occidentaux n’est qu’un des aspects très visibles en Europe de la reconstruction d’un honneur national fondé sur les ingrédients éprouvés au fil de l’histoire russe et de la période soviétique de la puissance militaire, de la cohésion autour de valeurs conservatrices orthodoxes et du rayonnement international par le sport, les médias et… un pouvoir politique fortement incarné.

A court terme, le Président Poutine pourrait même sortir renforcé d’une épreuve collective où l’adversité aura vocation – comme souvent dans l’histoire russe – à souder le peuple autour de son symbole. A moyen terme, le Président Poutine ne verra son prestige intérieur s’éroder que si son dynamisme extérieur et intérieur ralentit. Par exemple, sa capacité à peser sur la dramaturgie des événements internationaux, sa présence dans les médias nationaux ou encore sa stratégie d’influence dans les élites européennes ne doivent pas faiblir s’il entend préserver son aura.

Pourquoi le président russe conserve-t-il malgré tout cette image "d'homme fort de Moscou" alors même que ses adversaires sont tout aussi puissants ? Est-ce le résultat d'une stratégie de communication, ou seulement un aveuglement des opinions publiques occidentales ?

Cyrille Bret : Les racines de l’image du Président russe à l’étranger et en Russie sont profondes. Vous pointez deux d’entre elles à juste titre. Mais d’autres, plus anciennes et plus indépendantes de la personnalité du président, sont à l’œuvre.

D’une part, les opinions publiques occidentales – et plus spécialement les rédactions des grands médias occidentaux à rayonnement planétaire – adorent détester le Président Poutine. Qui ne rêve d’un adversaire aussi parfait ? Ses opérations de communications photographiques et vidéos, ses dérapages verbaux soigneusement contrôlés, ses attitudes martiales et son passé d’homme du renseignement fournissent aux opinions un aliment simple à la dramaturgie connue qui rétablit une continuité entre l’URSS « empire du mal » selon Reagan et la Russie contemporaine, Etat belliqueux aujourd’hui. La fascination et la paresse des Occidentaux pour « le meilleur ennemi » de l’Occident entrent pour beaucoup dans cette perception du Président russe.

D’autre part, la stratégie de communication du Kremlin est constante et évidente : elle a aujourd’hui plus d’une décennie de succès à son actif. Plus le Président russe accentue son image de réaliste dur des relations internationales, plus son opinion interne le soutient – par réflexe patriotique et par revanche à l’égard de l’ère elstinienne. Mais son gain est également externe : à la différence de Hugo Chavez dont le rayonnement est essentiellement continental, Vladimir Poutine intervient dans tous les dossiers de portée mondiale. A la différence de Xi Jinping, Vladimir Poutine apparaît comme dégagé des entraves d’une direction collective. Il est donc en position d’être le contradicteur en chef de l’Occident. Plus il s’affirme dans sa rupture – très contrôlée – avec les Américains et les Européens, plus il se pose en contre-modèle. Il pourra même à terme, s’il dépasse le cadre étroitement chauvin auquel il se cantonne parfois, obtenir un rayonnement assez large dans les relations internationales.

Mais le statut spécial de Vladimir Poutine résulte également de facteurs qui débordent son action. Depuis la fin du 18ème siècle, les dirigeants russes ont le statut de souverains omnipotents, énigmatiques et menaçants dans les opinions européennes ; depuis la révolution de 1917 (et l’échec de celle de 1905), la Russie et ses dirigeants sont réputés obéir à des impératifs et des catégories fondamentalement différentes de celles du reste du monde : la supposée singularité russe renforce considérablement le statut d’homme fort du président actuel ; enfin, depuis la fin guerre froide, la Russie est supposée être engagée dans une logique de reconquête et même dans une spirale de vengeance. En somme, la posture d’homme fort des relations internationales savamment organisée par Vladimir Poutine bénéficie de nombreux facteurs qui tiennent aux représentations accumulées depuis des décennies et même des siècles concernant la Russie.

Pourquoi cette posture d'homme fort fascine-t-elle des mouvements aussi éloignés tant politiquement que géographiquement comme le Front National, les Allemands de die Linke ou les Grecs de Syriza ?

Florent Parmentier : dresser la liste des pro-Poutine en Europe, c’est avant tout faire la liste des partis antisystèmes, que le système lui-même soit décrit comme mondialiste, capitaliste, oligarchique, etc. Cela revient à dire qu’il existe d’ailleurs plusieurs façons d’être pro-Poutine, puisque cette adhésion se fait sur des compréhensions différentes du système international. Pour le FN français et les mouvements d’extrême-droite en Europe en général, c’est la posture d’homme fort qui suscite l’adhésion, des valeurs conservatrices et une posture anti-européenne. En outre, il incarne également une vision assez conservatrice dans la biopolitique européenne (voir la « loi contre la propagande homosexuelle » adoptée, son opposition au mariage pour tous, etc.). Homme fort, Etat puissant, valeurs conservatrices : l’analogie pertinente à propos de Poutine n’est pas la guerre froide, mais la Russie de 1848, réactionnaire (l’abolition du servage ne remontant qu’en 1861), interventionniste (dans une Europe Centrale influencée par l’Ouest du continent) et menée par un tsar (Poutine incarnant la figure du monarque élu).

L’aversion à l’Europe du Britannique Nigel Farage (Ukip) le conduit à revendiquer son « admiration » pour Poutine en mars dernier, pour l’homme plus que pour ses politiques. Par contraste, un certain nombre de mouvements d’extrême-gauche voit dans Poutine l’homme qui résiste au système américain et à la mondialisation. Syriza, die Linke et le Front de gauche adhère à cette vision. L’extrême-droite française ayant été historiquement anti-américaine pour plusieurs raisons (notamment la méfiance envers le modernisme et le protestantisme incarnés par les Etats-Unis), elle se trouve donc particulièrement à l’aise pour faire affaire avec Vladimir Poutine.

Pour autant, la culture politique de chaque pays en Europe est importante pour comprendre la géographie politiquement russophile de l’Europe ; en France, une partie de la droite modérée de l’entre-deux-guerres a été capable de faire alliance avec l’URSS, pour des raisons géopolitiques ; on peut penser à l’ancien Ministre des affaires étrangères Louis Barthou, désireux de contrebalancer l’Allemagne. De Gaulle s’inscrit bien évidemment dans cette tradition après la Seconde Guerre mondiale, s’appuyant sur l’URSS pour contrebalancer les Etats-Unis. La tradition a pu également exister à gauche, notamment sous la forme du Parti communiste. Pour Syriza, la culture politique grecque peut également aider à appréhender le soutien à la Russie, puisque la Grèce comptait un très fort Parti communiste à la libération, et que la Russie incarne la grande puissance Orthodoxe. Vladimir Poutine avait aussi critiqué vertement et à plusieurs reprises l’austérité imposée par les Européens, raison de plus de sa popularité, notamment dans des mouvements de gauche. Chypre est également un autre cas intéressant de relations spéciales d’un Etat-membre de l’UE avec des relations spéciales avec la Russie, notamment sur le plan financier.

Quelle est la conséquence de cette influence croissante dans des mouvements qui représentent la contestation, et qui sont en pleine ascension ? Sous-estimons-nous les conséquences ?

Florent Parmentier : tout d’abord, on ne peut rendre Vladimir Poutine responsable de la montée des extrémistes en Europe (si l’on excepte la situation particulière de l’Ukraine) : ces mouvements ont existé bien avant lui, et leur montée contemporaine ne s’explique pas non plus seulement par la crise économique, mais également par des craintes plus large sur l’évolution de nos systèmes politiques et sociaux – ce que certains comme le politologue Laurent Bouvet nomment « l’insécurité culturelle ».

Le Parlement pourrait être influencé par cette montée, allant vers moins d’intégration et une méfiance accrue vis-à-vis de pays situés entre l’Union européenne et le monde russe. On peut être surpris par exemple de la position récente du Front national vis-à-vis de l’accord avec la Moldavie : les dangers de l’agriculture moldave, elle-même peu productive, sont quasi-nuls pour les producteurs français. En revanche, le FN a pris position contre un pays de culture latine avec une tradition francophile avérée, membre de la francophonie depuis 1996 et dont le français était enseigné à plus de 50% des élèves du pays : en quelque sorte, l’hystérie anti-européenne et la poutinophilie l’emportent sur l’attachement à la francophonie.

Sur les politiques étrangères nationales, les conséquences peuvent également être analysées : certains mouvements conservateurs seront à la fois anti-Européens et antirusses, comme cela peut être le cas en Pologne. En revanche, dans cette même région, Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, a des positions finalement proches de Poutine sur un certain nombre de points ; tout centre-européen n’est pas « génétiquement » anti-Poutine. L’évolution de la position de certains Etats-membres peut avoir des incidences sur les décisions des futurs Conseils européens.

Cependant, il faut aussi observer que si la Russie a misé sur des partis extrémistes, c’est aussi probablement parce qu’elle se sait en difficulté avec les partis traditionnels, et que les principaux médias se méfient de Moscou. Le Kremlin a donc vu une opportunité dans le soutien de ces mouvements extrémistes, stratégie à moindre coût. En misant sur les partis extrémistes, la Russie risque de devenir un marqueur politique : il lui sera sans doute plus difficile de venir au centre du jeu politique, vers les partis de gouvernement.

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