Exploitation des travailleurs du textile au Bangladesh : producteurs, distributeurs, consommateurs, à qui la faute ? <!-- --> | Atlantico.fr
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L'effondrement d'un atelier textile avait causé la mort de 1127 Bangladais.
L'effondrement d'un atelier textile avait causé la mort de 1127 Bangladais.
©Reuters

Mise à plat

Un consortium de 70 marques occidentales (H&M, Camaïeu, Zara...) vient de s'engager lundi à garantir de meilleures conditions de travail pour l'industrie textile du Bangladesh au lendemain du drame de Rana Plaza. L'occasion de faire un tour d'horizon des différents acteurs d'un business loin d'être exemplaire.

Michel  Wieviorka,Guillaume Duval et Michel Fouquin

Michel Wieviorka,Guillaume Duval et Michel Fouquin

Michel Wieviorka est directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociale (EHESS). Il a notamment publié Pour la prochaine gauche aux Editions Robert Laffont et Evil chez Polity.

Guillaume Duval est rédacteur en chef du mensuel Alternatives économiques. Ingénieur de formation, il a travaillé pendant plusieurs années dans l'industrie allemande. Il est l'auteur Made in Germany, le modèle allemand au-delà des mythes aux éditions du Seuil.

Michel Fouquin est conseiller au Centre d'Etudes Prospectives et d'Informations Internationales (CEPII) et professeur d'économie du développement à la faculté de sciences sociales et économiques (FASSE).

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Quelques mois après l'effondrement d'un atelier textile qui a causé la mort de 1127 Bangladais, plusieurs marques vestimentaires tentent un coup de com' pour faire peau neuve auprès des consommateurs. Si l'opération peut sembler dérisoire au regard des difficiles réalités locales, il est important de rappeler que les grandes marques ne sont pas les seules responsables, loin de là.

Le banc des accusés

Guillaume Duval : L’histoire est ici assez simple : le Bangladesh est depuis longtemps un pays très pauvre, mais il avait jusque-là "l’avantage" de ne pas être inclus dans les quotas textiles qu’imposaient depuis plusieurs années les pays développés. Des pays comme la Corée et le Japon ont alors décidé dans les années 1970 de contourner les quotas qui régissaient leurs propres industries pour s’exporter dans d’autres pays ateliers. On a vu ainsi émerger au Bangladesh plusieurs sociétés textiles, en particulier coréennes, ce qui a fait littéralement décoller un secteur qui ne comptait pratiquement aucun emploi au début des années 1980, contre 4 millions à l’heure actuelle. Le développement de cette activité s’est ensuite poursuivie pour des raisons inhérentes à la société bangladaise, notamment le développement de la démographie, de l’urbanisation et du travail féminin non domestique. On peut aussi évoquer la répression des mouvements syndicaux qui ont été étouffés ou intimidés par les différents gérants locaux, ce qui pose par extension le problème de la responsabilité des multinationales impliquées au Bangladesh, ces dernières n’ayant pas toujours été des plus exigeantes sur le plan éthique. De plus, le jeu de mises en compétition des différents pays qu’ont instauré ces entreprises a logiquement crée une pression salariale qui n’a pas aidé à améliorer les conditions de vie locales.

Michel Wieviorka : Difficile d’isoler un seul et unique responsable. Nous sommes ici dans une affaire impliquant plusieurs acteurs dont le degré de "culpabilité" varie. Ainsi les propriétaires du fameux immeuble de Rana Plaza sont logiquement les premiers qui nous viennent à l’esprit, mais il faut aussi se rappeler que les critères de construction existants au Bangladesh sont loin d’être extrêmement sévères. Voici pour les responsabilités directes et évidentes, bien que cela ne suffise pas à tout expliquer. C’est ici davantage un système qui est en cause plutôt que ses divers agents. Si l’on devait donner une comparaison, cette complexité s’apparente à la complexité de l’industrie alimentaire que les Français ont découverte lors du fameux scandale de la viande de cheval. Pour revenir au Bangladesh, on compte parmi les responsables "indirects" les autorités publiques pas toujours très regardantes et les diverses parties de la chaîne industrielle : entreprises de distribution, de production… Autre problème, ce sont les absences davantage que les actions de certains. Ainsi le monde syndical est très peu présent dans cette affaire (là-bas comme en Occident d’ailleurs) mais le silence des États autres que le Bangladesh n’est pas non plus à ignorer, surtout lorsque l’on sait que ces derniers se targuent de leurs exigences démocratiques. Enfin, l’on pourrait remarquer que les associations de consommateurs ne sont pas non plus extrêmement audibles sur ce type de sujet, bien qu’il ne soit pas forcément judicieux de les incriminer, cela débouchant à terme sur des boycotts de marques qui ne risquent pas vraiment d’avoir un impact lourd sur la situation.

Michel Fouquin : On peut prendre du recul et déjà évoquer le fait que le développement de l’industrie textile est un peu la "voie royale" de l’industrie, comme le démontre par exemple l’Angleterre du XVIIe siècle. Dans cette logique de développement, l’Europe et la Commission européenne ont eu un impact non négligeable en décidant il y a une quinzaine d’années d’accorder au Bangladesh le libre accès au marché européen, fait qui a représenté une opportunité très importante de développement pour le pays. Maintenant la réalité concrète est que c’est un développement industriels dont les phases de démarrage sont toujours brutales et disons que les entreprises qui y participent ne sont pas toujours très attentives aux conditions de travail de la main d’œuvre. Moins vous avez de réglementation, moins vous avez de défense des travailleurs et plus l’exploitation devient terrible. C’est là la "face noire" du processus capitaliste. Dans cette perspective quel est le rôle des grandes marques ? Pour le textile bon marché (H&M, Zara...), ce secteur est connu pour avoir profité successivement des différentes opportunités qu’offraient les pays en développement. On a vu ce processus au Honduras, à l’île Maurice etc.

Vient donc la question de leur responsabilité dans les mauvais traitements que subissent la main d’œuvre. Elles peuvent essayer de masquer la réalité et passer pour innocente car elles ont toujours des intermédiaires sur qui se décharger. En générale elles sont des donneurs d’ordres qui transmettent à des gens qui se chargent ensuite de trouver les usines.

Par ailleurs, il se trouve qu’en général le gouvernement local est complice ce ces pratiques, et des organismes internationaux comme l'OIT (Organisation Internationale du Travail) sont souvent trop peu impliqués dans ces problématiques.

Les chefs d'accusation

Guillaume Duval : D’une part, le Bangladesh est un état faible, plutôt corrompu et peu efficace qui a eu du mal à contrôler une explosion démographique dont les conséquences ont été néfastes sur le développement des infrastructures et l’urbanisation ces dernières décennies. D’autre part, pour ce qui est des multinationales, on peut dire que ces dernières ont développé une certaine logique de "moins-disant" à l’égard de leurs divers fournisseurs. Bien que certains codes de bonne conduites aient été adoptés, les marques ne se sont jamais réellement donné les moyens de vérifier s’ils étaient concrètement respectés. C’est ce travers qu’elles essayent aujourd’hui de corriger un signant un accord les engageant à inspecter de manière stricte et précise leurs lieux de productions

Michel Wieviorka : En ce qui concerne les intermédiaires des diverses grandes entreprises occidentales ont peut remarquer que ces derniers passent des accords éthiques qu’ils ne respectent pas, tout en instaurant des modèles de production peu enviables sur le plan des conditions de travail et de la rémunération. Les pouvoirs publics sont par ailleurs responsable d’un certain aveuglement sur les pratiques de ces fameux intermédiaires, au même titre que les grandes marques que vous évoquiez.

Michel Fouquin : La corruption des gouvernements, sinon le laissez-faire, est selon moi l'un des premiers soucis de ces pays. Rien ne sert d’espérer que les règlements locaux vont par miracle devenir efficaces, l’opinion publique est le seul moyen de forcer les grandes entreprises occidentales à aller voir ce qui se passe dans les usines. C’est incontestablement les pouvoirs publics qui ont le pouvoir et le devoir de mettre de l’ordre dans ces situations terribles. L’OIT, qui est lamentable de ce point de vue-là, n’a pas les moyens suffisant pour intervenir. Il faudrait qu’au niveau européen on exige des contreparties, de ce point de vue-là il y a une responsabilité de l’Europe qui n’est pas assez exigeante vis-à-vis du Bangladesh. C’est une bonne chose d’offrir son accès libre au marché européen mais il devrait y avoir en contrepartie un contrôle des conditions de travail. Pour les Européens ce n’est pas admissible de cautionner de telles pratiques. Les grandes entreprises ne sont pas "directement" responsables, mais il serait tout de même salutaire que les opinions occidentales soient prêtes à demander des améliorations.

Dans le capitalisme il y a toujours le bon et le mauvais côté. Le bon est le dynamisme, la croissance et de l’autre côté c’est l’exploitation, les conditions inhumaines. Pour maximiser le profit certains sont prêts à faire n’importe quoi.

La défense des accusés

Guillaume Duval : A la décharge de certaines des grandes entreprises concernées, on peut affirmer que leurs sous-traitants sont loin d’exposer tous les détails de leurs opérations à leurs interlocuteurs. Ainsi dans les ruines du Rana Plaza on a pu retrouver des vêtements estampillés du logo de grandes marques qui ignoraient totalement que l’on manufacturait leurs produits dans cet atelier-là. On peut ajouter de plus que certaines multinationales impliquées se sont engagées à verser des indemnités aux victimes et aux familles de victimes, ce qui n’est pas négligeable dans un pays au système d’assurances peu développé. La question de la responsabilité juridique reste quant à elle assez complexe à déterminer étant donné la multiplicité des divers intervenants (sous-traitants). Quant au problème posé par le fonctionnement de l’industrie textile, il faut rappeler que certes les conditions y sont épouvantables et les salaires y sont très bas mais cela se passe malgré tout mieux que dans les autres secteurs de l’économie locale (agriculture, briquerie, chimie…) où l’on rencontre une proportion non négligeable d’enfants-ouvriers.

Michel Wieviorka : Nous sommes face à des logiques dont la force (politique, symbolique, économique…) est absolument inouïe, et qui peut même mener à certaines contradictions. Ainsi, s’en prendre aux méthodes de travail du Bangladesh, c’est aussi menacer l’emploi, certes précaire mais réel, des travailleurs concernés. On se retrouve face à une bonne cause qui risque donc de porter atteinte à l’activité de ce pays.

Autre argument, la disjonction entre logiques de consommation et logiques de production, qui est même assez flagrante dans le cas du Bangladesh. Si les usines locales produisaient des biens destinés aux locaux, les politiques publiques pourraient agir de manière plus cohérente tandis que l’opinion nationale pourrait se faire une idée plus concrète du fonctionnement du système. Nous sommes ici dans un éclatement de la chaîne économique qui rend les problèmes (et les erreurs) de moins en moins visibles.

Michel Fouquin : Il est vrai que la concurrence internationale est d’une virulence extrême en particulier dans le secteur du textile. Il s’agit de faire jouer les Chinois contre les Bangladais, les Indiens, et ainsi de suite. La tentation est donc forcément grande pour les entreprises même si dans certains cas c’est tout simplement une question de survie économique qui les pousse à ne pas être trop regardantes. Ce qu’il faut leur expliquer c’est que c’est une erreur. Le plus bas coût pour la moins bonne qualité ne représente pas un bon choix à terme pour les entreprises occidentales.

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