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Ex-espion russe empoisonné : tentative de meurtre ou surconsommation de drogue ?
©YURI SENATOROV / KOMMERSANT PHOTO / AFP

Comme un parfum de Guerre froide

Sergeï Skripal, qui avait été condamné pour haute trahison en Russie, été retrouvé inconscient sur un banc, dans le sud-ouest de Londres.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Le dimanche 4 mars, deux personnes sont trouvées délirantes sur un banc proche d’un centre commercial de Salisbury, ville située à 140 kilomètres au sud-ouest de Londres. Elles sont transportées aux urgences de l’hôpital local où un empoisonnement au fentanyl (R 5240), un puissant analgésique opioïde, aurait été détecté (information en attente de confirmation). L’une des victimes est Sergeï Viktotivich Skripal, un ancien colonel russe condamné pour espionnage au profit du MI-6 (services extérieurs britanniques) qui a été échangé en 2016 lors d’une affaire rocambolesque décrite ci-dessous dans mon livre "Grand angle sur l’espionnage russe" paru aux éditions UPPR en mars 2017. L’autre victime est sa fille Youlia âgée de 33 ans qui lui rendait visite depuis la Russie où elle résiderait encore.

Extrait :

"Le vendredi 9 juillet 2010, une scène surréaliste se déroule sur le tarmac de l’aéroport de Vienne. Dix Officiers traitants (OT) du SVR sont échangés contre quatre "traîtres" russes qui viennent d’être graciés par le président Dimitri Medvedev après avoir reconnu par écrit leur "faute". Avant de rejoindre les États-Unis, l’avion qui emmène les quatre ressortissants russes fait une escale discrète sur l’aéroport militaire de Brize Norton, en Grande Bretagne, où deux d’entre eux débarquent pour être discrètement récupérés par les Britanniques.

C’est un peu une première dans l’Histoire de la Russie. Si du temps de la Guerre froide, Moscou a échangé des agents étrangers, cela n’a jamais été le cas pour ses ressortissants, alors considérés comme de véritables traîtres, tout juste bons pour le peloton d’exécution. De plus, trois des Russes échangés sont des anciens colonels du service de renseignement extérieur, ce qui était encore considéré du temps de la splendeur de l’URSS, comme une circonstance aggravante. Comme le lieutenant-colonel du KGB Vladimir Vetrov rendu célèbre par l’affaire Farewell, ces hommes auraient très bien pu disparaître au fin fond d’une prison après avoir été longuement interrogés pour qu’ils livrent l’étendue de leur trahison. Ils ont eu beaucoup de chance de n’être pas nés plus tôt.

Alexandre Zaporojski. Le cas de cet ex-colonel du SVR reste extrêmement étrange. Après avoir travaillé pour les Américains pendant des années, il a finalement fait officiellement défection aux États-Unis en 1997. C’est là un classique de l’espionnage, une source finit souvent par demander à être retirée du "jeu" auquel elle participe tant la pression est forte. Il a alors été logiquement suivi par le FBI qui a en charge la sécurité nationale à l’intérieur du territoire du pays. Or, Zaporojski est arrêté en Russie en 2001 lorsqu’il débarque d’un vol régulier en provenance des États-Unis. Il est condamné en 2003 à dix-huit ans de prison pour haute trahison. Comment s’est-il retrouvé là ? En fait, il semble qu’il ait été ramené manu militari en Russie lors d’une opération d’exfiltration rondement menée par ses anciens collègues du SVR. Ces derniers avaient de quoi lui en vouloir car, avant de faire défection, il aurait renseigné les Américains sur la présence de taupes aux États-Unis, dont les plus célèbres sont Aldrich Ames (OT de la CIA qui a travaillé pour les Russes de 1985 à 1994) et Robert Hanssen (Agent du FBI au service des Russes de 1986 à 2001). Zaporojski a été, à l’évidence, un agent de renseignement de tout premier plan pour les Américains.

Guennadi Vassilenko. Cet ancien colonel du GRU a tout simplement contacté l’ambassade des États-Unis à Moscou pour proposer ses services. Ce cas qui peut paraître étonnant est aussi un poncif dans le monde du renseignement. Les personnes concernées font généralement cela pour de l’argent mais il est difficile pour les services hôtes de savoir s’ils n’ont pas affaire à une opération de désinformation lancée par leurs adversaires. Comment ce professionnel du renseignement a t-il pu s’imaginer que la représentation diplomatique américaine n’était pas placée sous étroite surveillance, amenant ainsi les services russes à le détecter ? Vassilenko a été condamné à huit années d’incarcération en 2002. Il est possible qu’il ait réussi à faire passer des renseignements avant son arrestation pour prouver sa "bonne volonté" à l’égard de Washington. La faible peine dont il a écopé laisse penser que ces informations ne devaient pas être particulièrement vitales pour la Russie.

Sergueï Skripal. Cet ancien colonel des forces armées russes arrêté en 2004 a été condamné à treize ans de prison en 2006 pour avoir collaboré avec le MI 6. Il aurait peut-être appartenu un temps au GRU ou au FSB. Partant du principe qu’il aurait été recruté par les Britanniques au milieu des années 1990, cela lui a laissé tout de temps de fournir des informations intéressantes à ses commanditaires.

Igor Soutiaguine. Ce spécialiste en armement nucléaire été arrêté en 1999. Jusqu’en juillet 2010 où il a signé des aveux, il avait toujours clamé son innocence. Une première fois jugé en 2000, aucune charge n’avait alors été retenue contre lui. Rejugé en 2003, il avait été finalement condamné en 2004 à quinze ans de camp de travail pour avoir communiqué des informations sensibles à une société de conseil britannique qui les aurait retransmises à la CIA sans doute via le MI 6 britannique. Soutiaguine a toujours fait valoir que les informations transmises étaient connues et que les avis et commentaires personnels qui y étaient attachés entraient dans le cadre d’"échanges de connaissances" entre scientifiques. Ce modèle de défense a déjà été employé par le passé par des scientifiques qui avaient communiqué avec des représentants de puissances étrangères au nom du sacro-saint "progrès de l’Humanité". C’est de cette manière que le KGB a pu obtenir des renseignements sur le programme nucléaire américain permettant à Moscou d’accéder à la bombe nucléaire avec au moins deux ans d’avance sur ses prévisions.

Soutiaguine et Skripal sont les deux agents qui ont débarqué en Grande Bretagne. En effet, il s’agit là d’une logique comptable : qui va payer (très cher) pour leur installation ? Ils ont vraisemblablement été traités par le MI 6 même si les Américains ont bénéficié, au moins dans un cas, des renseignements fournis. C’est donc aux Britanniques de payer. Les deux autres dépendaient du FBI et de la CIA, donc la prise en charge américaine semble logique. Les Russes ont le même problème. Certains agents ayant travaillé pour eux comme Guy Burgess, Donald Duart Maclean et Anthony Blunt (trois des « cinq de Cambridge ») ont fini leur vie à Moscou avec les avantages du rang de général du KGB qui leur avait été attribué. Cela dit, être expatrié à vie a posé quelques problèmes psychologiques graves à certains."

Depuis la parution de ce livre, l’auteur a obtenu de plus amples précisions sur le cas du colonel Skripal né le 23 juin 1951. Il a travaillé pour les Britanniques à partir de 1995 contre rémunération. En effet, il aurait touché environ 100 000 dollars pour les informations qu’il a fourni, en particulier l’identification d’agents de renseignement travaillant pour Moscou en Europe. Toutefois, si ses informations étaient aussi sensibles que cela, on aurait dû assister entre 1995 et 2003 à une vague de "retournements", d'arrestations et d'expulsions. Curieusement, cela n'a pas été le cas ou, du moins, cela n'a pas été rendu public (ce qui semble incroyable sur une si longue période). De plus, Skripal a été puni relativement légèrement pour des actes délictueux aussi graves A titre d'exemple, le colonel Oleg Penkovsky qui avait fait la même chose au profit de la CIA dans les années 1960 a été exécuté en 1963. La peine de Skripal qui devait être de quinze ans d’emprisonnement a été ramenée à treize en raison de sa mauvais santé et surtout, parce qu’il avait accepté de collaborer avec les autorités. Comme c’est la règle dans le domaine de la guerre secrète, après un débriefing serré, Londres qui avait manipulé cette source (et qui se retrouvait obligé de la gérer) lui aurait accordé une nouvelle identité, un toit à Salisbury ainsi qu'une pension. Skripal a servi dans l’armée de terre puis vraisemblablement au GRU (les services de renseignement militaires) avant d’être muté aux Affaire étrangères en 1999. Il a pris sa retraite en 2003 mais a continué dans l’enseignement. Son arrestation en 2004 ne sera reconnue officiellement qu’au moment de sa condamnation en 2006.

Son épouse, Liudmilla, est décédée des suites d'un cancer en 2012 en Grande Bretagne et son fils de 43 ans - malade - lors d'un voyage à St-Petersbourg l'année dernière. Sa dépouille a été rapatriée en Grande-Bretagne où les autorités n'ont rien relevé de "suspect" dans cette mort soudaine.

Le fentanyl (s’il s’agit bien du produit ingéré, l’enquête le dira) est un analgésique 100 fois plus puissant que la morphine. Il est apprécié des consommateurs de drogue ayant des capacités 40 fois plus importantes que l’héroïne pour un coût moindre. Le problème est que le risque de surdose mortelle est important. Ainsi, c’est ce produit qui aurait causé la mort du chanteur Prince le 21 avril 2016 et de la chanteuse Dolores O’Riordan (du groupe irlandais The Cranberries) le 15 janvier 2018 dans un hôtel de Londres. Lors de la prise d’otages du théâtre de Moscou par des terroristes tchétchènes en 2002, les forces spéciales russes ont utilisé un gaz à base de fentanyl pour les neutraliser (ainsi qu’une partie des otages).

Il convient d’attendre les résultats de l’enquête pour éclaircir cette affaire. Les Britanniques qui sont en période de "Guerre glaciale" avec la Russie, pour ne pas reprendre l’expression "Guerre froide", affûtent leurs arguments pour nuire à leur adversaire désigné : "le gouvernement russe" (ils se gardent prudemment de parler de la "Russie".) Le ministre des Affaires étrangères britannique, Boris Johnson, a déclaré devant le Parlement: "Si l'enquête démontre la responsabilité d'un État, le gouvernement répondra de façon appropriée et ferme [...] Je le dis aux gouvernements à travers le monde, aucune tentative de prendre une vie innocente sur le sol britannique ne restera impunie". Sans désigner Moscou, il a suggéré que la Grande-Bretagne ne se rendrait peut-être pas à la coupe du monde de football qui aura lieu en Russie cet été.

Les circonstances de cette nouvelle affaire rappellent la mort d'Alexandre Litvinenko, un ancien officier du FSB (services intérieurs russes) et farouche opposant à Vladimir Poutine. Il a été empoisonné en 2006 à Londres avec du polonium-210. Cela dit, la justice britannique n'a jamais réussi à impliquer formellement le Kremlin dans cette affaire qui ressemble plus à un crime de type mafieux qu'à une opération homo menée par des services secrets. A savoir que lorsqu'ils mènent une telle action, les services ne laissent pas le temps à leur victime de s'exprimer durant des jours devant les autorités et la presse car cela est jugé comme dangereux. Par contre les mafias assassinent très souvent "pour l'exemple" en faisant "passer un message" à des "initiés" grâce à la manière dont le meurtre a été effectué (ainsi, celui qui a volé à l'intérieur de l'organisation se voit amputé de la main, celui qui a trop parlé avec un oiseau dans la bouche, etc.). Le moins que l'on puisse dire est que les relations de Litvinenko avec le crime organisé russe étaient plus que troubles...

Mais il est bien difficile de voir quel pouvait être l’intérêt de Moscou à se livrer à cette opération homo, si opération homo a bien eu lieu. Skripal n’était pas le seul "traître" à être échangé (ils étaient quatre). Il ne détenait plus aucune information sensible depuis son arrestation en 2014. De plus, s’il lui restait quelque chose à dire, il l’a obligatoirement fait lors de son arrivée en Grande Bretagne en 2010 car il a certainement été débriefé par les services spécialisés dans les règles de l’art durant de longues semaines. De plus, l’intérêt politique d’une élimination en cette période d’élection présidentielle en Russie est plutôt contre-productif. Par contre, tous les anti-Poutine vont en faire leurs choux gras et pour pouvoir poursuivre leur "Moscou Bashing", Londres et Washington vont plus en tirer profit que Moscou qui se retrouve une fois de plus dans la position de l'accusé. Cela dit, dans cette terrible affaire, toutes les options restent sur la table, même celle d'une double tentative de suicide.

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