Etgar Keret : "J’aimerais un Premier ministre qui à défaut d’avoir des idées favorables à la paix en ait au moins des folles. Pourquoi ne pas essayer quelque chose de différent comme bombarder les Palestiniens avec de l’houmous ?"<!-- --> | Atlantico.fr
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L'écrivain, scénariste et réalisateur Etgar Keret.
L'écrivain, scénariste et réalisateur Etgar Keret.
©Moti Kikayon (מוטי קיקיון)

Regard intérieur sur la politique Israëlienne

Attaques au couteau, contrôle de l’esplanade des mosquées... Une interview zéro langue de bois avec l'écrivain considéré comme l'enfant terrible de la littérature israélienne.

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou est l'un des fondateurs d'Atlantico dont il est aussi le directeur de la publication. Il a notamment travaillé à LCI, pour TF1 et fait de la production télévisuelle.

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Etgar Keret

Etgar Keret

Originaire d'Israël, Etgar Keret est né à Tel-Aviv en 1967. Romancier, scénariste, auteur de nouvelles, il figure aussi dans les programmes scolaires de son pays.

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Atlantico : Comment les Israéliens vivent-ils la vague actuelle d’attaques au couteau ? 

Etgar Keret : Je trouve que c’est profondément déprimant, probablement plus déprimant que réellement effrayant. On nous parle beaucoup de réseaux et d’organisation terroristes mais là, il n’y a pas de réseaux. Ce sont des individus seuls qui agissent. Qu’ils aient été incités à la violence par certains propos est une chose mais ce qui me frappe, c’est surtout qu’ils agissent par désespoir et frustration. En aucune manière, je ne cherche à justifier la violence, elle n’est pas justifiable mais je crois vraiment que c’est la situation politique actuelle qui génère ce désespoir. Refuser catégoriquement la perspective d’un Etat palestinien, c’est mettre de l’essence dans le moteur des extrémistes. Et quand on jette de l’huile sur le feu, on obtient un incendie.

>>>>>>>>>> Lire également : Ce que l’intifada des couteaux révèle de la véritable nature du conflit entre Israéliens et Palestiniens

Pensez-vous que les attaques au couteau qui ont lieu en Israël depuis plusieurs semaines sont seulement nourries par le ressentiment envers la politique israélienne vis à vis des Palestiniens ou est-ce qu’il n’y aurait pas quelque chose d’autre aussi, de plus profond et de plus radical dans l’opposition à la présence juive en Israël ? La vague de violence actuelle a été déclenchée parce que les Palestiniens ont estimé que les Israéliens étaient en train de vouloir reprendre le contrôle de l’esplanade des Mosquées. Pensez-vous que même si Israël cessait toute implantation, toute discrimination ou toute mesure vexatoire vis-à-vis des Palestiniens, ce type d’attaques cesserait ? Le conflit se réduit-il à une succession de vengeances ? 

J’ai maintenant vécu assez lontemps pour me souvenir des débats qui avaient lieu avant que la paix ne soit signée avec l’Egypte. Un certain nombre de gens qui s’opposaient à la signature d’un traité disaient alors que la paix était impossible, que les Egyptiens nous détesteraient toujours. Alors, peut-être qu’il est toujours possible de trouver au Caire des magasins avec à l’entrée un panneau "les juifs et les chiens ne sont pas autorisés" mais ça n’empêche pas que depuis 1979, aucun soldat n’est mort sur le front égyptien. En près de 40 ans !

Sur le front libanais, nous n’avons pas choisi l’option de la paix mais accepté l’équation de la droite qui voulait une guerre. Ça a été la première guerre entre Israël et le Liban. Et c’est cette guerre qui d’un coup d’un seul a créé le Hezbollah. Et depuis nous avons accumulé les pertes humaines, aussi bien libanaises qu’israéliennes  et enchaîné avec la deuxième guerre avec le Liban. 

La comparaison entre notre frontière sud avec l’Egypte et notre frontière nord avec le Liban montre très bien ce que la paix peut obtenir et ce que la guerre peut obtenir. C’est aussi simple que ça. 

Je ne suis pas naïf, je sais très bien qu’il existe des fondamentalistes musulmans qui sont dangereux pour Israël, des fanatiques religieux comme ceux de l’Etat islamique qui font qu’il est très difficile de trouver des solutions.

Mais on ne peut pas lier la vague de violences actuelles au fait qu’un parlementaire israélien se soit rendu sur le Mont du Temple. La plupart des attaques au couteau ont lieu à Jérusalem Est, qui était la partie arabe de la ville avant que les Israéliens ne l’occupent en 1967 et ne commencent à s’y installer de manière parfois très agressive. 

Je ne peux pas vous promettre que sans cette visite sur le Mont du temple, il n’y aurait eu aucune attaque contre des Israéliens mais je crois vraiment que s’il y a avait eu un processus politique qui donnait de l’espoir aux Palestiniens, le nombre de ces attaques aurait été beaucoup plus limité.

Le gouvernement Netanyahu ne cesse d’attaquer Mahmoud Abbas.

Mais dans la réalité israélo-palestinienne actuelle, Mahmoud Abbas est l’interlocuteur que nous avons. Si vous avez faim au restaurant et que votre plat préféré n’est plus disponible, vous vous contentez de celui qui vous déplaît le moins. Pourquoi taper sur le seul interlocuteur palestinien avec lequel un dialogue serait possible ?

Ça ne fait que renforcer le Hamas et je pense que ça n’est d’ailleurs pas pour déplaire à la droite israélienne dans la mesure où plus les Palestiniens se montrent extrêmes, plus elle peut se permettre de souligner qu’aucun dialogue n’est possible. 

Admettons qu’une certaine droite israélienne trouve son compte dans le fait d’avoir face à elle des Palestiniens radicaux. Pour autant, ce ne sont pas des hommes politiques israéliens qui poussent les Palestiniens à refuser toute présence juive sur le Mont du Temple. Croyez-vous vraiment qu’il ne s’agit que d’un discours de "rétorsion" de la part des Palestiniens sans autre fondement que l’absence de processus politique avec Israël ? 

Que voulait Ariel Sharon lors de sa visite sur le Mont du Temple qui a provoqué le début de la deuxième intifada ? Pour moi, c’est très clair, il voulait provoquer les Palestiniens. Quand des politiciens se rendent sur l’esplanade des Mosquées, ils cherchent avant tout à ouvrir la voie à un projet de construction du troisième Temple [sur le site des deux premiers Temples dont le second a été détruit au Ier siècle et où se trouve maintenant l’esplanade des Mosquées]. Mais la plupart des rabbins vous expliqueront que si vous désirez prier, vous pouvez très bien le faire au mur des Lamentations. Les Juifs qui veulent prier sur l’esplanade des Mosquées qui est pour eux le Mont du Temple ne le font pas pour des raisons religieuses  mais politiques. C’est parce qu’ils veulent remettre en cause le status quo établi avec les Jordaniens en 1967 qui confie la supervision du lieu saint de l'esplanade des mosquées à la Jordanie. 

(NDLR : Un accord entre Israël et la Jordanie a été annoncé ce samedi 24 octobre par John Kerry, depuis Amman. Cet accord sur de nouvelles mesures, qui doivent être détaillées par Benjamin Netanyahu, vise à juguler les violences entre Palestiniens et Israëliens. A lire aussi : Jérusalem : Israël et la Jordanie s'accordent sur de nouvelles mesures)

Je n’accepte pas l’argument de la sincérité de ceux qui disent qu’ils veulent simplement pouvoir prier. C’est faux, ils ont un projet politique précis et il ne faut pas s’étonner que les Palestiniens réagissent lorsqu’ils s’en rendent compte. 

D’un point de vue pragmatique, on peut considérer que pour éviter de provoquer une guerre, le maintien du status quo sur l’esplanade des Mosquées est souhaitable mais que pensez-vous de la situation en elle-même ? Serait-il vraiment tellement scandaleux et inacceptable que des Juifs puissent aussi prier sur ce qui est pour eux le Mont du Temple ? 

Oui mais que croyez-vous qu’il se passerait si des musulmans venaient prier devant le mur des lamentations qui est un lieu hautement symbolique et très important religieusement pour les Juifs ? 

On peut aussi considérer la situation d’un point de vue différent : où en serions-nous si nous étions parvenus à une paix véritable avec les Palestiniens ? Qui vous dit que les Juifs n’auraient pas pu alors prier aux côtés des Musulmans sur l’esplanade des Mosquées ? Dans une situation de paix, les extrémistes religieux musulmans qui s’y opposent pourraient beaucoup plus facilement être maitrisés que dans une situation de tension et de restrictions telle que nous la vivons à l’heure actuelle. 

La question n’est pas qu’il soit justifié ou non d’empêcher les Juifs de prier sur un lieu qui est aussi sacré pour eux. On ne peut pas prendre une question en particulier et l’isoler du contexte global dans lequel elle s’inscrit. 

Au-delà de la question de leur Etat, êtes-vous êtes persuadé que les Palestiniens acceptent totalement l’idée que l’Etat d’Israël ait vocation à se maintenir dans le temps ? Parfois, on peut avoir l’impression que les Palestiniens peuvent accepter l’idée de la paix, ou peut-être plutôt d’un compromis mais sans véritablement se résoudre à l’idée qu’Israël ne disparaîtra pas, que la situation d’avant 1948 ne reviendra pas ? 

Pour être honnête, profondément je ne sais pas. Je ne sais pas. Mais ce que je sais c’est qu’Israël a l’une des armées les plus puissantes au monde ; les Palestiniens eux, n’ont pas de force militaire très performante, ils n’ont pas d’armée de l’air, ils n’ont pas de tanks. Et vous savez qui me l’a dit ? Benjamin Netanyahu lorsque je l’ai interviewé. C’est lui qui m’a dit que les Palestiniens ne représentaient pas une menace pour l’existence d’Israël ; mais que les Iraniens, eux en étaient une. 

C’est aussi pour ça que je préfère essayer la paix que de ne rien essayer. On n’obtient rien sans prendre de risque. Et le risque d’une destruction d’Israël par un Etat palestinien me paraît suffisamment limité pour qu’on le prenne.

Vous parlez de risque, être israélien expose à un certain nombre de risques ; dans votre livre, une autre nouvelle porte sur un épisode pendant lequel votre meilleur ami vous informe que selon les services secrets israéliens, l’Iran sera bientôt capable de détruire Israël. Vous racontez qu’il y a une fuite sur le plafond de votre chambre mais que vous décidez de ne pas la réparer car à quoi bon réparer sa maison si elle doit être nucléarisée le lendemain… De fil en aiguille, votre femme emboîte le pas et vous en venez à ne plus rien ranger, réparer ni nettoyer chez vous parce que l’idée de mourir en faisant la vaisselle vous paraît absurde. Est-ce que l’un des secrets de l’âme israélienne se trouve là ? Penser à la fragilité de la vie en permanence et adapter ses comportements relativement à ça ? 

Oui, ça ne se passe pas toujours à un niveau très conscient, ça finit aussi par être de l’ordre du réflexe. Quand vous vivez en permanence dans un contexte où votre futur est incertain, ça a forcément un impact sur la patience ; le stress ou la colère que vous pouvez ressentir au quotidien, quand quelqu’un vous pique votre place de parking par exemple ; la frustration entre alors en résonance avec quelque chose de plus profond et les émotions sont tout de suite amplifiées même si vous n’êtes pas consciemment en train de penser à la situation du pays. 

Vous savez, c’est cette histoire de fuite au plafond dont vous parlez qui a convaincu un écrivain afghan ayant grandi en Iran de traduire mon livre en farsi. Il va être publié dans une version iranienne à Kaboul le mois prochain. Je sais bien que ce ne sera pas un best-seller mais si des versions pirates arrivent en Iran depuis Kaboul, alors des gens qui ont grandi en apprenant à crier Mort à Israël pourront lire ce qui se passe dans ma vie et celle de ma famille, comment ces questions politiques impactent notre quotidien. Et je trouve que c’est une source d’espoir formidable.  

Vous dites que, tout bien réfléchi, vous n’aimez pas employer le mot "paix" mais que vous lui préférez celui de "compromis". Pourquoi ?

Dans les livres de prière juifs, la plupart des prières sont des prières pour obtenir la paix. La plupart des chansons que les enfants apprennent à l’école sont aussi des chansons dans lesquelles on demande à Dieu de nous apporter la paix. Dans cette logique, la paix relève de la responsabilité de Dieu. Je ne connais pas de chanson israélienne qui demanderait à Dieu de nous aider à gagner une guerre. Ce que je veux dire, c’est que nous acceptons que la guerre relève de notre responsabilité d’humains mais qu’en ce qui concerne la paix, ce serait uniquement à Dieu de nous l’accorder, pas à nous en tant qu’hommes de la conquérir.

Ce que je pense, c’est que si vous remplacez le mot paix par le mot compromis, c’est plus impliquant. Tout le monde veut la paix, c’est presque un lieu commun, ça n’engage pas à grand-chose finalement. Alors qu’atteindre un compromis, ça suppose un sens des responsabilités, un sens du sacrifice. Et c’est ça qui a du sens. La paix, je suis sûr que même les militants de l’Etat islamique sont capables de dire que c’est ce qu’ils souhaitent. Le problème, c’est qu’ils la souhaitent après m’avoir d’abord décapité… Accepter de négocier un compromis est une aspiration beaucoup moins simple, beaucoup plus exigeante que de psalmodier le mot paix.  

Qui croit encore à la possibilité d’un compromis en Israël ? Accepter de se faire décapiter n’est pas vraiment un sujet de négociation… Donc comment croire à la négociation avec celui qui veut avant tout vous tuer ? 

Vous savez, les gens me demandent souvent pourquoi je suis de gauche et pas de droite, et pour être honnête le choix entre la gauche et la droite, ça n’est pas choisir entre le bien et le mal, je connais des gens très intelligents qui sont de droite. Parfois, je me dis que c’est un peu comme de décider de quel club de foot on va être le supporter, PSG ou Marseille, ça ressemble  à un choix arbitraire. 

Mais pour moi, la distinction entre être de droite ou de gauche en Israël, c’est finalement la distinction entre le pessimisme et l’optimisme. 

Peut-être que lorsqu’on vit dans un pays heureux comme la Suisse ou la Suède, on peut se permettre de choisir entre l’optimisme et le pessimisme, mais quand on vit dans un pays comme Israël, alors on ne peut pas se permettre le luxe d’être pessimiste. Si on est de gauche et optimiste, on va se dire que les choses peuvent s’améliorer, si on est pessimiste que rien ne sera mieux que ce qui existe déjà et que la seule chose que nous puissions faire est de nous battre pour que la situation ne s’aggrave pas… Si j’habite dans une villa à Zurich, je peux me contenter de souhaiter que la situation ne se détériore pas. Mais si je vis en Israël où nous avons connu 5 guerres avec Gaza pendant les 10 dernières années et que je sais que mon fils va devoir rejoindre l’armée dans 8 ans, je ne peux pas me laisser aller à être pessimiste, me résoudre à l’idée que ce que nous connaissons à l’heure actuelle est le mieux que nous puissions attendre. 

Si je ne me contraignais pas à être optimiste sur l’évolution du pays, alors il me serait impossible de continuer à vivre ici ; j’ai besoin de penser que les choses vont s’améliorer. Peut-être qu’il faut être un doux rêveur pour penser que le conflit israélo-palestinien pourrait se résoudre mais dans les moments où tout paraît bloqué, il est très important de ne pas oublier de rêver, de continuer à rêver. 

La majorité de la société israélienne vit à l’heure actuelle dans un état de désespoir.  C’est un peu comme si les gens pensaient que la seule chose qui pourrait vraiment faire une différence pour le pays serait que le Messie descende du ciel et nous sauve de notre triste destin. Mais, moi je crois que dans les moments difficiles, il faut à tout prix conserver une étincelle d’espoir. Même quand l’espoir paraît quasiment sans objet, il faut en entretenir soigneusement la flamme pour qu’un jour il puisse renaître véritablement. 

Nous sommes dans ce moment-là, ce moment où l’espoir est presque éteint. La période actuelle est la plus sombre que j’ai vécue dans l’histoire d’Israël. Et ce qui la rend aussi sombre, ça n’est pas tant notre environnement politique ou géopolitique mais c’est ce climat de désespoir, ce climat d’intolérance. Aussi longtemps que nous croirons que les choses ne peuvent pas s’améliorer, elles ne s’amélioreront pas. 

Mais qu’est ce qui pourrait faire que la situation s’améliore ? Comme vous le dites, vous êtes très seul dans ce rôle du doux rêveur, de celui qui s’astreint à la discipline de l’optimisme. Comment pensez-vous qu’il soit possible de ranimer la fragile étincelle d’espoir dont vous parlez dans un contexte où la majorité des Israéliens mais aussi la majorité des Palestiniens semblent précisément avoir perdu tout espoir ? 

Vous savez, je crois que le fait d’avoir perdu l’espoir est le résultat d’une construction intellectuelle plus que le fruit de l’analyse d’une réalité objective. Quand vous avez un premier ministre qui refuse d’envisager la possibilité d’ouvrir de nouvelles négociations avec les Palestiniens, quand vous avez un ministre comme Naftali Bennett qui affirme qu’une solution à deux Etats est désormais totalement hors-jeu, quand le simple fait d’exprimer de l’empathie envers l’autre camp et d’afficher de la tristesse pour la mort d’enfants palestiniens est vécu comme une trahison et fait de vous un traître, alors bien sûr qu’il n’y a plus d’espoir, que vous aboutissez à une situation dans laquelle il n’y a même plus la possibilité de l’espoir. 

Il y a en Israël un courant religieux fondamentaliste très puissant qui souhaite que l’espoir disparaisse et que les Israéliens perdent tout espoir d’amélioration. Car s’il n’y a plus d’espoir alors la seule issue, c’est Dieu, le Messie et la reconstruction du Temple. 

Si nous croyons que tout a déjà essayé avec les Palestiniens et que rien ne peut marcher, alors c’est un constat auto-réalisateur. La grande différence entre la situation actuelle et celle qui existait au moment des accords d’Oslo, c’est tout simplement que les gens ne sont plus prêts à prendre le risque d’aboutir à un échec dans les négociations, que le gens ne croient pas à un succès. La différence n’est pas sur le terrain mais dans les têtes. 

Beaucoup d’Israéliens ne voient pas l’intérêt de prendre la peine de négocier car le processus d’Oslo a échoué. Mais il n’a échoué qu’une seule fois ! Alors que nous en sommes à 5 échecs dans les guerres menées avec Gaza, 5 guerres qui n’ont absolument pas réglé la situation. Si nous sommes capables de prendre le risque d’échouer par la guerre aussi souvent, pourquoi ne serions-nous pas capables de prendre le risque d’essayer par la paix ? Les négociations de paix, même quand elles échouent ont un bilan en pertes de vies humaines beaucoup plus faible. 

Je pense que notre gouvernement endoctrine depuis maintenant pas mal de temps les Israéliens pour les amener à penser qu’il n’y a pas de plan de paix, qu’il n’y a pas d’initiative possible. C’est comme si nous avions une boîte à outils contenant uniquement un marteau pour gérer nos relations avec les Palestiniens. Dès que les Palestiniens font quelque chose qui nous déplaît, nous leur donnons un bon coup de marteau. Bien sûr que cette situation ne peut créer que du désespoir. 

J’aimerais avoir un premier ministre qui à défaut d’avoir des idées favorables à la paix ait au moins des idées folles. Notre gouvernement manque terriblement d’imagination. Pourquoi ne pas essayer quelque chose de différent, je ne sais pas moi, pourquoi ne pas bombarder les Palestiniens avec de l’houmous ? 

La vie politique en Israël est devenue un combat entre l’espoir et la peur. Et le pouvoir actuel a une expertise hors pair pour promouvoir la peur. 

Le meilleur exemple de cette capacité à distiller la peur, c’est la manière dont Benyamin Netanyahu a traité le dossier du nucléaire iranien. Israël s’est tellement opposé au principe même d’une négociation avec les Iraniens qu’il n’a pas envoyé de représentant aux négociations. Résultat, l’Iran a obtenu une levée des sanctions économiques qui le visaient sans même avoir à prendre un engagement de cesser de soutenir le Hezbollah qui passe pourtant son temps à menacer Israël. Dans les années à venir, grâce à la levée des sanctions, l’Iran aura donc tout l’argent dont il a besoin pour soutenir le Hezbollah. Il n’y a pas forcément besoin d’armes nucléaires pour menacer la sécurité d’Israël et pour provoquer des tas de morts dans notre pays. 

Et donc, voilà typiquement à quoi mène le refus du compromis. Nous aurions pu être assis nous aussi à la table des négociations pour défendre nos intérêts, et bien non, nous avons fait un choix radical qui nous a éloigné de la prise des décisions concernant le nucléaire iranien. Et le résultat est pire que si nous avions accepté un compromis. 

En Israël, à chaque fois qu’il y a une attaque terroriste dans les implantations en Cisjordanie, la droite dure affirme que la réponse sera de construire une nouvelle implantation à l’endroit même où des Israéliens ont été tués. Et deux ans plus tard quand une nouvelle attaque a lieu dans cette nouvelle implantation, alors ces extrémistes décident d’en construire encore une autre. Et nous voilà donc avec une équation qui produit toujours plus d’implantations et toujours plus de morts. Pour ces tenants de la droite dure, ça n’est peut-être pas un problème car ils pensent que la terre qu’ils occupent est plus sacrée que la vie humaine mais pourquoi le gouvernement israélien persiste-t-il à permettre ces implantations ? 

Votre dernier livre, 7 années de bonheur (voir ici), publié aux éditions de l'Olivier (voir ici) porte beaucoup sur votre vie réelle, vous êtes Israélien, la vie quotidienne en Israël est donc très présente dans ce livre, est-ce qu’être un écrivain israélien, c’est-à-dire citoyen d’un pays ou la vie quotidienne est plus compliquée qu’ailleurs  génère une particularité ? 

Tout d’abord, je pense que oui, c’est une chose spéciale mais une fois que j’ai dit ça, je pense aussi que tous les écrivains pensent que vivre leur vie est une chose spéciale, quelle que soit leur nationalité…  Donc même si pour ma part, ce que je vis en Israël me paraît très fort et très intense, je suis sûr que si vous posez la même question à un écrivain italien ou mexicain, il vous répondra la même chose. 

En choisissant d’écrire un livre de non-fiction au sujet de ma famille, je me suis dit que ce livre ne porterait pas que sur la vie en Israël en tant que telle mais sur quelque chose de plus universel. Si j’écris sur le fait d’être parent ou d’être un fils, c’est une situation qui est vécue partout dans le monde, simplement je pense qu’en Israël, tout ce que nous vivons l’est avec un volume beaucoup plus fort. 

Quand vous avez un enfant, vous ne pouvez pas ne pas vous soucier de ce qui lui arrive. Avant même que mon fils soit né, je me préoccupais déjà des moments où il serait confronté à des choix impossibles et où il viendrait me demander conseil. En Israël, une question qui s’impose à tous les parents, c’est celle de l’armée une fois que nos enfants atteignent leurs 18 ans. D’un côté, nous savons parfaitement que notre pays ne pourrait pas survivre sans son armée. Ça n’est pas un luxe. Il nous est impossible d’élever nos enfants dans l’idée qu’ils n’auront pas à prendre part eux aussi à ce qui est un devoir qui s’impose à tous, ça n’est pas comme si c’était quelque chose où on pouvait écrire un mot d’excuse même si on en ressent la tentation… 

Dans votre livre, vous racontez que votre femme n’est pas d’accord avec vous et que le service militaire de votre fils est un sujet de conflit entre vous alors même qu’il n’a encore que 3 ans.

Oui, en effet. Pour être précis, ce que ma femme m’a dit, et qui est aussi un point de vue défendable, c’est qu’il est plus facile d’accepter d’envoyer son enfant faire son service militaire lorsque ça se fait dans le cadre d’une politique avec laquelle vous êtes d’accord et que vous respectez le gouvernement qui la mène… Il est beaucoup plus difficile d’accepter qu’il soit envoyé risquer sa vie et faire la guerre si vous pensez que le combat mené est mauvais ou aurait pu être évité. 

La vie en Israël de ce point de vue là, c’est comme un conte de fées dans lequel une sorcière viendrait vous dire sur le berceau, dans 18 ans je reviendrai chercher votre enfant. Quand vous avez un enfant en Israël, vous savez que 18 ans plus tard, vous aurez un choix impossible à faire… Ce genre de dilemme est universel mais en Israël, ceux auxquels nous sommes confrontés sont beaucoup plus extrêmes. 

Toutes les histoires que vous racontez sur votre vie quotidienne sont "intenses" parce que nous ne vous pouvez pas faire abstraction de la réalité du pays autour de vous. Vous parlez d’histoires de famille mais elles sont fortement impactées par le fait qu’elles se passent dans ce pays et pas dans un autre…

Oui, tout à fait. En général, quand on a des enfants, on essaie de de les protéger de la complexité du monde, d’employer des mots ou des idées simples lorsqu’ils sont petits afin de ne pas les effrayer. Ne t’inquiète pas, si tu es gentil, tout ira bien. Et bien, ça c’est plus difficile à dire dans une réalité aussi folle que la réalité israélienne. Un jour, mon fils est venu nous trouver avec ma femme alors qu’il avait à peu près 8 ans et il nous a dit, papa, maman, je ne veux pas que vous disiez publiquement que vous êtes pour la paix parce que tous les gens qui sont pour la paix finissent par être assassinés comme Ytzak Rabin, Anouar el Sadate ou John Lennon. Et là, allez savoir quoi lui répondre… Pas parce que nous n’aurions pas su défendre notre point de vue mais que dire à un enfant qui grandit dans un monde qui lui fait penser que la chose la plus dangereuse pour la survie de ses parents est de souhaiter la paix ? 

Je pense qu’être père et élever un enfant n’est jamais une chose facile mais avoir à assumer ses responsabilités de parent dans un coin du monde aussi violent que le nôtre, c’est encore plus difficile, presque impossible.  

Vous êtes optimiste mais un nombre grandissant d’Israéliens quittent le pays ou se procurent des passeports étrangers pour le cas où situation tourne vraiment mal. Est-ce qu’une certaine forme de fatigue morale au sein même de la société israélienne n’est pas le plus grand danger qui menace le pays, bien plus finalement que n’importe quelle menace militaire ? 

Quiconque ayant étudié l’histoire juive sait que notre Temple a été brulé deux fois, non pas en raison d’ennemis extérieurs mais à cause de haines évitables, de clashes entre Juifs. Je suis persuadé qu’Israël saura toujours combattre ses plus grands ennemis mais que la seule chose que nous ne sachions pas combattre, ce sont les disputes entre nous. Et ce sont ces disputes qui causent notre désespoir. Qu’un ennemi tente de me tuer, c’est un mode de vie pour moi… En tant qu’Israélien, j’ai grandi avec la guerre, j’y suis habitué depuis que je suis enfant. Mais quand un compatriote Juif tue notre premier ministre ou qu’un autre brûle vivant un enfant palestinien, là, ce sont des choses qui peuvent me faire perdre l’espoir pour le futur. Pas l’Iran ni le Hezbollah.  

Je ne crois pas qu’Israël finira un jour en un grand trou fumant dans le sol mais ma plus grande peur pour l’avenir du pays, c’est qu’il devienne un lieu qui ne soit plus juste, qui oublie la démocratie alors que j’ai grandi dans une démocratie libérale dont les deux valeurs les plus importantes sont la lutte contre les inégalités et la liberté d’expression. Ces valeurs sont menacées aujourd’hui.

Je viens d’une famille dans laquelle mes parents étaient de droite, mon frère est anti-sioniste, ma sœur est ultra-orthodoxe mais nous sommes toujours parvenus à préserver nos liens et l’amour qui nous unit. Le plus grand danger qui puisse nous menacer c’est que nous perdions cette capacité à rester unis malgré nos différences. De la même manière, le plus grand danger pour Israël n’est pas celui de la destruction matérielle, le scénario du pire, c’est celui de la perte de l’unité du peuple israélien. Le plus grand danger, c’est celui de la destruction morale, que le pays existe toujours dans les faits, qu’il ait gardé son corps en quelque sorte mais qu’il ait perdu son âme et ses valeurs. 

Vous le disiez, votre sœur est ultra-orthodoxe, elle a eu 11 enfants, le nombre d’ultra-orthodoxes ne cesse de grandir en Israël, comment est-ce que cela change le pays ? 

Il y a deux catégories de gens très religieux en Israël, ceux que l’on appelle les ultra-orthodoxes en effet et ceux que l’on appelle les Juifs nationalistes. La différence entre eux est que les ultra-orthodoxes ne cherchent pas à imposer à tous leur mode de vie, ils vivent leur vie de manière relativement autonome, certes ils ne font pas leur service militaire, travaillent peu et dépendent beaucoup de notre système de sécurité sociale mais je préfère de loin avoir à assumer le fardeau financier que représentent les ultra-orthodoxes que d’avoir à subir les conséquences du comportement des juifs nationalistes qui représentent une vraie menace. Les colons représentent 4% de la population israélienne mais ils imposent leur vision à tous et traitent tous ceux qui doutent du bien-fondé de leurs actions de traitres remettant en cause l’unité du peuple juif. 

Mais pour moi, ce sont les valeurs qu’ils défendent eux qui n’ont rien de juives. Le slogan pour les dernières élections de Naftali Bennett qui dirige le parti qui les représente c’était : "à partir de maintenant, nous ne nous excuserons plus" et ma première réaction quand je l’ai entendu a été de me dire, mais qu’allons-nous donc faire ? Supprimer la fête de Yom Kippour, le jour du grand pardon ? Mais réfléchir à ses actions, accepter ses responsabilités, demander pardon, c’est l’une des plus grandes valeurs juives. S’ils parviennent à nous faire renoncer à ce que nous sommes, aux valeurs qui nous sont les plus chères, alors ce sont ces gens-là qui sont la plus grande menace pour notre existence, pas les Palestiniens. 

Vous êtes actuellement aux Etats-Unis, je ne sais pas si vous avez le temps de regarder la télévision mais si c’est le cas, est-ce que ce que vous y voyez sur la situation en Israël vous paraît refléter la réalité de manière fidèle ? Les pays occidentaux comprennent-ils Israël ?

Non, mais ça fait longtemps que vous ne nous comprenez pas (rires). L’une des choses que les étrangers comprennent le moins, c’est la différence entre les Arabes israéliens et les Palestiniens, 90% des gens à l’étranger ne la comprennent pas ; mais d’une certaine manière, c’est normal, pendant la guerre de l’ex-Yougoslavie, je ne comprenais pas ce que venait faire les Bosniaques entre les Serbes et les Croates. 

A vrai dire, je vois beaucoup de reportages sur le conflit israélo-palestinien qui sont à la fois faux sur le terrain des faits et idéologiquement injustes mais je ne m’arrête pas à ça. Car la question pour moi n’est pas de savoir qui est coupable ou pas dans ce conflit, la question est de comprendre quelles sont les responsabilités en jeu. Qui est responsable de ce qui pourrait changer ? La vraie question, c’est de savoir ce que nous pourrions faire pour avancer, pas qui est à blâmer pour nos échecs. 

Tout le monde au Proche-Orient semble obsédé par l’idée de déterminer les fautes ou la malhonnêteté supposée de l’autre. 

Nous avons besoin d’un vrai changement mental. Renverser la perspective, arrêter de nous concentrer sur les défauts des Palestiniens mais prendre le risque d’avancer avec eux. Israël est la plus puissante, la plus développée des deux parties en présence, ça lui donne une responsabilité particulière, c’est à Israël de prendre les choses en main, c’est d’Israël qu’on est en droit d’attendre le plus.   

Je vois les Palestiniens faire des tas de choses horribles dont je pense qu’elles sont inacceptables mais je ne me concentre pas là-dessus, ce qui m’intéresse, c’est de passer outre, c’est de faire avancer la société dans laquelle je vis moi. Certains m’ont déjà dit que si j’étais palestinien et que je disais sur le pouvoir palestinien en place à Gaza la même chose que ce que je dis sur le gouvernement israélien, j’aurais déjà été tué depuis longtemps. Mais c’est précisément ce que je vois ! Je ne veux pas vivre à Gaza et je veux encore moins qu’Israël se transforme dans un équivalent de ce qu’est Gaza. Je m’en fiche de savoir si les Palestiniens sont meilleurs ou pires que nous, ce que je veux c’est que la société dans laquelle je vis, moi, soit meilleure. 

L’idée qu’on peut préserver un vague équilibre en ne faisant rien est fausse, c’est quand on ne fait rien que les choses se détériorent. Il n’y a pas besoin d’attendre les vagues de terreur pour se poser la question de comment sortir du bourbier dans lequel nous sommes. Attaques au couteau ou pas, ça n’est pas comme si les Palestiniens allaient se réveiller un matin en disant, vous savez quoi, nous avions tort, l’idée d’avoir notre Etat était une mauvaise idée, désormais nous allons y renoncer et tout ira pour le mieux. Ça, ça n’arrivera jamais. 

Propos recueillis par Jean-Sébastien Ferjou

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