Etats Généraux de la Justice : et si personne ne se préoccupait de la principale question de fond ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Le président Emmanuel Macron prononce un discours lors du lancement des "Etats Généraux de la Justice", au Palais des Congrès à Poitiers, le 18 octobre 2021.
Le président Emmanuel Macron prononce un discours lors du lancement des "Etats Généraux de la Justice", au Palais des Congrès à Poitiers, le 18 octobre 2021.
©GUILLAUME SOUVANT / AFP

Réforme

L’équilibre entre responsabilité individuelle et intérêt collectif est rompu sans que personne ne cherche à le reconstruire.

Pierre-Marie Sève

Pierre-Marie Sève

Pierre-Marie Sève est délégué général de l'Institut pour la Justice. 

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Atlantico : Face aux critiques de plus en plus importantes sur l’inefficacité de la machine judiciaire, le président de la République a décidé de réagir à sa manière. Hier, il a lancé en grande pompes les États généraux de la justice et il promet une « remise à plat totale » de celle-ci en France. On évoque souvent les chantiers consistant à doter la justice de plus de moyens, d’ouvrir l’ENM a plus de de diversité sociologique mais ceux-ci sont rarement entrepris. Y-a-t-il un blocage intellectuel dans cette administration qui la fait penser d’abord penser à l’individuel et non au collectif ?

Pierre-Marie Sève : Ce n’est pas un scoop : la Justice française souffre de très nombreux problèmes. Depuis les années 1970, il y a d’abord et avant tout un problème matériel : le nombre de places de prison est dramatiquement bas. Le taux de criminalité a été multiplié par 6 depuis les années 1960 mais le nombre de places de prison n’a été multiplié que par deux. C’est, pour moi, le chantier essentiel et prioritaire de tout politique qui se veut crédible sur la question de la Justice.

Ensuite, il y a un problème idéologique mais d’abord au niveau politique. Ce sont les politiques, et non les magistrats qui choisissent de limiter le recours à l’emprisonnement. C’est la loi Belloubet de 2018 qui a tout simplement interdit les courtes peines. C’est la loi Dati de 2009 qui demande aux magistrats le recours systématique à l’aménagement des peines de prison de moins de 2 ans.

Il y a ensuite un problème des juges supérieurs : les magistrats des cours supérieures (françaises et européennes) ont pris des décisions scandaleuses et même irresponsables. Par exemple, lorsque le conseil d’Etat et le conseil constitutionnel sacralisent le droit au regroupement familial, c’est pour des raisons politiques et non juridiques et c’est une décision qui nous mène droit à la catastrophe. Ou encore, lorsque la Cour européenne des Droits de l’Homme condamne la Belgique à payer 150 000 € à un terroriste pour l’avoir extradé vers les Etats-Unis, c’est symboliquement scandaleux.

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Mais pourquoi le « quoi qu’il en coûte » n’est-il pas déployé pour la Justice ?

Les juges ordinaires eux, se doivent de suivre ces décisions avec lesquelles ils ne sont pas toujours en accord.

Autre problème impossible à passer sous silence, c’est que la Justice aujourd’hui doit punir et réinsérer deux types de populations : les français nés ou assimilés comme tels, et la criminalité étrangère. Or, les concepts de punitions et de Justice sont éminemment culturels. La Justice d’un Français n’est pas la Justice d’un islandais, encore moins d’un marocain ou d’un afghan. La Justice doit donc développer une double, triple voire quaruple expertise en fonction de la population criminogène qui doit gérer. Et bien souvent, les schémas appris à l’école de la magistrature ne fonctionnent pas avec ces populations culturellement éloignées des nôtres.

Enfin, effectivement, une partie de la magistrature est marquée idéologiquement. Dans la foulée de mai 1968, le Syndicat de la Magistrature, syndicat minoritaire mais extrêmement volubile, est parvenu à faire passer ses thèses dans les écoles de magistrature et dans les facultés de droit. Pour avoir personnellement côtoyé de nombreux étudiants en droit préparant l’ENM, j’ai vu de mes propres yeux à quel point le moule idéologique était prégnant.

Avant de se frotter à la réalité, un grand nombre de magistrats souscrit à des mythes comme : « la prison est l’école du crime », « la délinquance est causée par la pauvreté » etc… Ce n’est que le terrain qui les oblige à un certain pragmatisme.

Ces magistrats idéologues sont parfois tout aussi irresponsables que ceux cités plus haut. Le Tribunal de Grande instance de Bobigny par exemple, où le Syndicat de la Magistrature était longtemps majoritaire, a presque systématiquement évité les peines-planchers alors même qu’elles avaient été votées en toute légitimité par le Parlement sous Nicolas Sarkozy.

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Rassurons-nous toutefois de savoir que la Syndicat de la Magistrature est minoritaire et en voie d’affaiblissement depuis une dizaine d’années.

Pour moi, les blocages sont donc de plusieurs ordres. Le premier blocage est politique. Tant que les politiques ne prennent aucune décision de fermeté, ou qu’ils n’ont pas la volonté de les appliquer, il sera vain de discuter du blocage des magistrats. Ensuite, comme pour les peines planchers à Bobigny, il y a bien des blocages administratifs. On dit par exemple que les ministres de l’intérieur ne sont que les porte-paroles de leur administration. C’est la preuve que trop souvent, à l’Intérieur comme à la Justice, les politiques sont souvent trop faibles pour imposer leur volonté (supposée être la volonté du peuple) à leurs administrations. C’est donc un vrai sujet de souveraineté et de démocratie. Qui gouverne ? Les élus ou les fonctionnaires ?

La question même de la justice repose sur un équilibre entre l’individu et le collectif sauf que cela semble remis en cause. Comment sommes-nous arrivés à une telle situation ? Pourquoi personne ne se raisonne-t-il à faire évoluer ce blocage intellectuel ?

Les magistrats sont comme tout le monde : ils ne côtoient pas la « société », mais ils côtoient tous les jours des personnes qui sont accusées d’avoir commis des crimes ou des délits. A force de les côtoyer, on peut imaginer que les magistrats sont réceptifs à leurs problèmes, leurs situations personnelles. Naturellement, ils y sont sensibles et ont tendance à oublier la victime, tant individuellement (celle qui a subi directement le vol ou la violence) que collectivement (la société française tout entière dont la cohésion diminue à mesure que la criminalité augmente).

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En ne prenant pas en compte l’intérêt de la société dans son ensemble, y-a-t-il un risque d’une perte de confiance de la population envers la magistrature et du système juridique ?  Le danger est-il plus large encore ?

J’irais même au-delà de la magistrature et du système juridique. Quand la Justice ne fonctionne pas, c’est toute la confiance dans l’Etat qui se fragilise.

Le constat est là : la population ressent une large défiance vis-à-vis des magistrats. L’augmentation de la délinquance en France ces dernières années est, à raison, perçue par la population française comme une conséquence directe ou indirecte du laxisme de la Justice. Par exemple, un sondage de septembre dernier donnait 68% des Français qui estimaient que la Justice était trop laxiste. Un autre sondage de 2019 estimait à 1 sur 2 les Français qui n’ont pas confiance en la Justice.

Un Etat qui ne fait pas respecter la Justice a très rapidement du mal à faire respecter son autorité en général. Il doit alors avoir recours à la force pour prélever l’impôt (par l’impôt sur le revenu ou les amendes routières par exemple) et l’injustice augmente encore. Le cercle vicieux peut être rapide et il est assurément très dangereux. Les Etats généraux sont donc une occasion rare et précieuse de rebâtir la Justice. Malheureusement, nous savons que le pouvoir en place ne compte pas régler les problèmes de la Justice : il n’y croit pas ou a peur de prendre des décisions fermes.

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