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Le président russe Vladimir Poutine s'exprime lors d'une conférence de presse avec son homologue biélorusse, à la suite de leurs entretiens au Kremlin, le 18 février 2022.
Le président russe Vladimir Poutine s'exprime lors d'une conférence de presse avec son homologue biélorusse, à la suite de leurs entretiens au Kremlin, le 18 février 2022.
©Sergei GUNEYEV / Sputnik / AFP

Offensive militaire

Une Ukraine contrôlée par le Kremlin transformerait-elle l'Europe ? Vladimir Poutine semble considérer que l’Occident est dans le même état que l'URSS dans les années 1990. Le dirigeant russe est déterminé à atteindre ses objectifs « par la négociation ou par la guerre ».

Michael Lambert

Michael Lambert

Michael Eric Lambert est analyste renseignement pour l’agence Pinkerton à Dublin et titulaire d’un doctorat en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université en partenariat avec l’INSEAD.

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Atlantico : Sur le plan militaire, à court terme, l'armée russe a toutes les chances de l'emporter, compte tenu de sa supériorité technique et de la situation sur la ligne de front. Vladimir Poutine semble considérer que nous sommes dans le même état que l'URSS dans les années 1990 et qu'il sera facile de faire tomber l'Occident. Quel est le plan de la Russie et de Vladimir Poutine dans cette offensive en Ukraine et contre l'Occident ?

Michael Éric Lambert : La perception russe de l'Occident est celle d'un espace fragmenté, dans la mesure où les signaux envoyés sont contradictoires. D'une part, il y a des déclarations communes sur la nécessité d'une réponse ferme à l'invasion russe en Ukraine, mais d'autre part, certains pays ne les appliquent que partiellement ou pas du tout pour des raisons nationales.

Par exemple, la réticence de l'Allemagne et de l'Italie à appliquer des sanctions en rapport avec le système SWIFT a pu prêter à confusion. De même, alors que le projet NordStream 2 a été enterré, NordStream 1 est toujours opérationnel et approvisionne l'Allemagne en gaz russe.

Ce constat ne se limite pas aux pays membres de l'Union européenne mais également au sein de l'OTAN. On se rappelle que la Turquie, pays membre de l'OTAN, souhaitait pourtant acquérir le système russe de défense aérienne et antimissile mobile S-400.

Tous ces éléments peuvent prêter à confusion et donner l'image d'un Occident morcelé au Kremlin, et ce pour des raisons légitimes.

Sur le plan stratégique, il semble que l'approche de Vladimir Poutine ait un caractère panslaviste, c'est-à-dire qu'il considère que la Russie, la Biélorussie et l'Ukraine constituent un seul peuple qui a vocation à s'unir sous une direction unique, en rejoignant la Fédération de Russie ou une alliance telle que l'Union Économique Eurasiatique.

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En définitive, l'invasion russe se déroule comme le souhaite le président russe, c'est-à-dire que malgré les sanctions, il parviendra à conquérir l'Ukraine. Qui plus est, il dispose désormais d'un argument de poids (les sanctions) pour éradiquer toute présence médiatique et économique occidentale en Russie. De surcroît, et de manière encore plus préoccupante, la Russie semble disposer de nouveaux alliés, dont l'Érythrée, qui a soutenu Moscou aux Nations Unies et a accepté la construction d'une base militaire russe sur son territoire près de Djibouti (où se trouvent les bases américaine, française et japonaise).

En un mot, le Kremlin a beaucoup perdu sur le plan économique, mais il a la confirmation que l'Occident ne réagit pas avec force à une attaque militaire sur son propre continent. L'effet tragique de cette situation pourrait être une contagion du conflit à la Moldavie (via la Transnistrie et la Gagaouzie), puis à la Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Sud) et éventuellement dans la partie orientale de l'Estonie (25% de russophones). 

Selon un article de la Fondation pour l'innovation politique, un éditorial de l'agence de presse russe RIA Novosti, signé par le chroniqueur Pyotr Akopov et intitulé "L'avènement de la Russie et du nouveau monde", a été accidentellement mis en ligne le 26 février 2022. Le texte devait initialement être publié après l'occupation russe de l'Ukraine. Selon le texte, "la Russie n'a pas seulement défié l'Occident, elle a montré que l'ère de la domination du monde occidental peut être considérée comme complètement et définitivement terminée". Que révèle ce texte sur les ambitions et les objectifs de la Russie dans le conflit ?

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Michael Éric Lambert : Ce texte est un véritable défi à l'ordre de l'après-Seconde Guerre mondiale, qui s'appuie sur les idéaux du Droit international pour gérer les conflits, avec des institutions telles que les Nations Unies. Il présente également l'Occident comme perdant du terrain face aux trois puissances que sont la Chine, la Russie et l'Inde (dans une moindre mesure).

En résumé, la Russie est désormais une puissance militaire au moins égale à celle des Etats-Unis car elle a les moyens de concourir avec Washington, Paris et Londres sur la scène internationale. Comme nous l'avons vu, la Russie est dorénavant active en Afrique, un continent habituellement chasse gardée de la France, et les ambitions de la Russie en Érythrée vont s'affirmer dans les prochains mois, ainsi qu'en Afrique centrale avec le Groupe Wagner.

Le Kremlin est par ailleurs en concurrence avec Washington, et s'est imposé en Syrie, où Moscou dispose désormais d'un contrôle total sur le régime politique, comme le montre la reconnaissance diplomatique de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud par Damas en 2018.

Dans la conception russe, les relations Sino-Russes sont essentielles car elles sont le médium qui conduira à la déchéance de l'Occident. La Russie est une puissance militaire qui peut compter sur Beijing pour la soutenir et lui donner une porte de sortie pour ses exportations. Comme on peut le constater, les sanctions occidentales ne sont pas aussi efficaces que prévu car la Chine achète une grande partie du gaz et des céréales russes. Il est donc impossible pour l'Occident de plomber complètement l'économie russe tant que le Kremlin peut rediriger toutes ses exportations vers son voisin chinois. De plus, la Chine est désormais capable de compenser toutes les pertes occidentales en fournissant des produits manufacturés du quotidien, des logiciels informatiques, des smartphones et des voitures aux citoyens russes, sapant ainsi l'effet des embargos occidentaux.

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En conclusion, le Kremlin souhaite voir l'émergence d'un monde multipolaire avec la Russie en Europe et en Eurasie, la Chine en Asie du Sud-Est et les États-Unis en Amérique du Nord. Ce nouvel ordre multipolaire s'oppose directement aux Européens, notamment la France et la Grande-Bretagne, en niant leur légitimité à disposer d'une autonomie en Europe. C'est pourquoi il y a une prise de conscience de la nécessité de remilitariser l'Europe. 

Que pourrait-il se passer dans les prochaines étapes du conflit ? Que pourrait mettre en place Vladimir Poutine dans le cadre de ce bras de fer avec l'Occident ?

Michael Éric Lambert : Une contagion du conflit est à prévoir en Moldavie. Depuis trois décennies, la Moldavie compte deux entités territoriales acquises au Kremlin : la Transnistrie et la Gagaouzie. La Transnistrie ressemble au Donbass, c'est-à-dire qu'elle est autonome et souhaite être rattachée à la Fédération de Russie, et l'armée russe y est déjà présente avec 1 500 soldats. Il y a de fortes chances que la Russie reconnaisse au moins diplomatiquement la Transnistrie, ce qui entraînera un conflit avec Chisinau (capitale de la Moldavie), à qui cette région appartient de jure.

Un autre territoire, la Gagaouzie, est tout aussi problématique car il est partagé entre l'influence russe et turque. La Gagaouzie est un appendice pro-russe en Moldavie qui ne souhaite pas que la Moldavie se rapproche de la Roumanie, ni de l'OTAN en général. Des soulèvements pro-russes pourraient d'ailleurs avoir lieu en Gagaouzie dans les semaines à venir, et peut-être un processus de guerre hybride, puis une guerre entre la Russie et la Moldavie. Étant donné l'état des forces armées moldaves, cela pourrait ne durer qu'un jour ou deux (le budget militaire de la Moldavie est dérisoire : 17 millions de dollars par an pour un total de 6 000 soldats).

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Le conflit en Moldavie, du moins la reconnaissance diplomatique de la Transnistrie par Moscou, est problématique car l'Occident disposait d'une stratégie établie pour l'Ukraine en cas d'invasion. On savait en effet quelles seraient les réactions à une invasion russe, c'est pourquoi l'Occident a envoyé des armes à l'Ukraine mais pas de soldats, et a demandé aux citoyens occidentaux de se retirer du pays avant même le début du conflit. La Moldavie sera beaucoup plus problématique car il n'y a pas de plan du côté occidental, et il n'y a pas de débat stratégique sur la Transnistrie et la Gagaouzie, ce qui constitue une faiblesse des services de renseignement occidentaux, dont la Russie est consciente car ses propres services de renseignement ont plus de savoir-faire en matière de séparatisme. 

Si Vladimir Poutine et la Russie gagnent cette guerre en Ukraine, que se passera-t-il pour l'Occident dans ces conditions ? Compte tenu de la position très ferme de la Russie, que peut-on attendre de l'Occident si la Russie gagne cette guerre ?

Michael Éric Lambert : Tout d'abord, l'Occident perdra sa crédibilité militaire, ce qui pourrait inciter certains pays ayant des ambitions territoriales à s'affirmer. Une puissance comme la Chine pourrait ainsi envisager de reprendre Taïwan par la force, tandis que des États comme la Corée du Nord auront moins à craindre des États-Unis, et la perte sera considérable pour les Européens au Moyen-Orient et en Afrique.

Outre cette perte de crédibilité militaire, cela donnera au Kremlin la confirmation qu'il peut envisager une expansion territoriale en Moldavie, en Géorgie, puis dans la partie orientale de l'Estonie (qui est membre de l'UE et de l'OTAN).

Cela rapprochera également le Kremlin et Beijing, qui se placeront dans une situation d'interdépendance. La Russie sera totalement dépendante de la Chine pour son économie, ce qui pourrait également consolider le pouvoir chinois.

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La réaction de l'Occident, qui est déjà en train de le faire, consistera à augmenter les investissements militaires, à remilitariser les sociétés et à renforcer l'autarcie des économies. Concrètement, nous assisterons prochainement à des débats sur le retour du service militaire dans certains pays occidentaux, dont la France. De surcroît, l'Allemagne va redevenir la première puissance militaire du continent en termes de dépenses de défense (mais sans force de frappe nucléaire). Des pays historiquement neutres comme la Suède et la Finlande pourraient également rejoindre l'OTAN, une situation inédite. L'expertise en matière de renseignement sur les questions orientales devrait en outre être renforcée dans des pays qui, auparavant, ne s'en souciaient pas autant. On peut citer l'Espagne, qui porte désormais son attention sur l'Ukraine, car elle a envoyé sa marine avant même le début de la guerre.

La période moyen-orientale et africaine de l'Europe est donc terminée, l'avènement des problématiques d'Europe centrale et orientale dans notre quotidien se concrétise. 

Comment l'Occident pourrait-il répondre à cette situation ? De quels leviers dispose l'Occident ?

Michael Éric Lambert : A ce jour, l'Occident n'a plus aucun levier autre que celui d'envoyer des troupes en Moldavie, ou de se résoudre à envoyer ses armées en Ukraine. On comprend d'ailleurs mal pourquoi les soldats français ont été déployés en Irak, en Afghanistan, en Syrie et au Mali, et pas sur notre propre continent. S'ils ne sont pas déployés par peur de la Russie, ne pas les envoyer en Ukraine est encore pire car cela confirme la théorie de Vladimir Poutine selon laquelle l'Occident n'est pas prêt pour un affrontement. Enfin, j'ajouterai que si les soldats n'interviennent pas en Ukraine maintenant, il faudra défendre l'Estonie (membre de l'OTAN) dans quelques années, ou le territoire national plus tard. Comme pour la Pologne pendant la Seconde Guerre mondiale, l'intervention contre les régimes autocratiques ne se fait pas attendre, ou alors ces derniers se renforcent.

Il est probable que nous assistions à la naissance de deux espaces, le monde occidental qui gravitera essentiellement autour de Washington, en opposition au monde sino-russe dont l'épicentre sera la Chine. Ce nouvel ordre mondial conduira à la coexistence de deux identités distinctes : d'une part, les Occidentaux, plus orientés vers l'anglais et disposant de leurs propres médias, réseaux sociaux, produits manufacturés, et même de leurs propres normes sanitaires, comme nous l'avons vu avec les vaccins. D'autre part, l'espace sino-russe qui reposera sur une base bilingue russe et chinoise et sera orienté vers les produits chinois et les énergies russes.

Ces deux sphères n'interagiront que très peu l'une avec l'autre (comme pendant la guerre froide) mais seront en confrontation permanente sur presque toutes les questions aux Nations Unies.

Ce monde fragmenté et divisé sera la prochaine étape, car l'Occident a joué toutes ses cartes, sauf l'option militaire, pour bloquer Vladimir Poutine. La Russie a beaucoup perdu sur le plan économique, mais elle a démontré la suprématie du hard power sur le soft power, et dispose désormais d'un territoire encore plus vaste, et par conséquent de plus de pouvoir. Dans l'esprit russe, l'argent n'est pas le pouvoir, la force est le pouvoir, comme le mentionne le film Брат (Frère) de 1997, qui incarne la quintessence de l'esprit russe post-soviétique.

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