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Et si la "cool attitude" était l'une des formes les plus paradoxales de la servitude ?
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Yo man !

"Be cool", "keep cool"... Autant d'expressions passées dans le langage de tous les jours. Claude Habib explique en quoi ces injonctions transforment en obligation une attitude nonchalante. Extraits de "Malaise dans la civilité ?" (1/2).

Claude Habib et Philippe Raynaud

Claude Habib et Philippe Raynaud

Claude Habib est professeur de littérature française du XVIIIème siècle à l'université Sorbonne Nouvelle, essayiste et romancière. Elle est notamment l'auteur de "Galanterie française" (Gallimard, 2006).

Philippe Raynaud est professeur de science politique à l'université de Paris-2 Panthéon-Assas et membre senior de l'Institut Universitaire de France. Il enseigne aussi à l'Institut d'études politiques de Paris. Il a codirigé le "Dictionnaire de philosophie politique" (PUF, 2003).

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La leçon est difficile, et particulièrement en France, vieux pays de hiérarchie, ordonné par les statuts et l'honneur d'en être digne. Quand remplir sa fonction, c'est aussi tenir son rang, on a bien du mal à se faire au relâchement du cool. Quiconque s'efforce d'être à la hauteur a besoin de dignité. Pour un jeune Français qui cherche à s'avancer dans la vie, la verticalité n'est pas l'ennemi mais l'appui. Quant aux autres, les jeunes qui n'ont rien à faire des places, qui s'en sentent exclus ou qui s'en détournent, pour eux non plus, l'appropriation de la notion n'allait pas de soi. Il ne faut pas méconnaître l'existence d'une perplexité qui vient de l'incompréhension pure et simple. Mais l'antiaméricanisme aussi eut sa part. On le voit aujourd'hui que le cool a gagné, même en France : l'injonction "keep cool" se traduit par "reste zen", manière comme une autre de ne pas régler ses dettes.

[...]

Le cool serait né en 1949, avec la pratique d'un nouveau type de jazz, recueilli par la suite dans l'album Birth of the Cool. Ce nouveau jazz aux sons feutrés rompt avec le goût pour les sons éclatants comme il rompt avec la frénésie du be-bop. Tout est plus retenu, moins clair et plus prenant. En jazz et en général, le cool invente une douceur qui n'est pas le contraire de l'énergie : proposition inédite. Il prône un relâchement qui n'est pas exclusif de l'extrême concentration. Allez comprendre.

On pourrait dire que, passant par-dessus des siècles de dandysme, le cool renoue avec la sprezzature italienne, cette désinvolture distinguée définie par Castiglione. Trop attentif à lui, le dandy n'est pas cool. Les figures de l'homme coquet, du petit marquis de Versailles au minet du XXème siècle, ont toujours eu quelque chose d'exclusif et de composé. Ce sont des genres de vie pour happy few, des maniérismes de petits-maîtres - de telles visées regardent ceux qui ont les moyens et qui se donnent du mal. Mais le cool s'ouvre à tous, et d'abord aux adolescents. C'est une manière d'être à la limite de la mollesse, une sprezzature désossée du mépris qui lui servait de squelette. Le cool n'a rien de noble ni de stable, nul souci de préséance, dès qu'il peut, il s'affale. Il lui suffit d'être à l'aise sans être choquant, et l'adolescent qui m'irrite, les pieds sur la banquette du RER, est souvent plus cool que moi (ce qui n'est pas sûr : il peut être aussi ivre mort ou furieux).

L'attitude détendue sape les convenances et produit un dérèglement momentané. Car elle ne se contente pas d'être sans façons : l'idéal est de piéger l'autre et de lui prouver, sans bouger, qu'il déteste la détente, l'aisance du corps et la liberté. Tout ce qui se fait à la bonne franquette est sans intérêt : la bonne franquette est hors jeu. Car le jeu consiste à mêler, à une inertie qui ne suit pas l'usage, une inventivité qui le défait. Il en résulte une prime à l'enfantillage. Ainsi Jamel Debbouze, interviewé au journal télévisé de France 2, refuse de répondre aux questions que le journaliste lui pose sur son spectacle, puis lui propose un café, le lui apporte malgré ses refus, puis l'assaille de questions sur le métier de journaliste. Ne pas jouer le jeu fait aussitôt apparaître la ritualisation du journal télévisé, son déroulement prévisible et réglé. Qu'on dénonce l'infantilisme ou qu'on approuve l'esprit d'enfance, on reconnaît immédiatement dans ces grains de sable ou ces brèches le propre de notre temps. Le bon usage d'aujourd'hui, c'est d'attaquer gratuitement, en plaisantant, sans aucune agressivité.

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Extrait de "Malaise dans la civilité ?" Tempus Essai (août 2012)

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