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Un robot humanoïde modèle Ameca de la société britannique Engineered Arts et doté d'intelligence artificielle est présenté au CES 2022, le 5 janvier 2022, à Las Vegas, dans le Nevada
Un robot humanoïde modèle Ameca de la société britannique Engineered Arts et doté d'intelligence artificielle est présenté au CES 2022, le 5 janvier 2022, à Las Vegas, dans le Nevada
©Ethan Miller / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Mythes

Google, Meta et OpenAI investissent massivement dans cette technologie, qui capte de plus en plus l'imagination du public. De plus en plus de chercheurs estiment qu'il est maintenant temps de reconsidérer nos attentes vis-à-vis de l’intelligence artificielle.

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin

Fabrice Epelboin est enseignant à Sciences Po et cofondateur de Yogosha, une startup à la croisée de la sécurité informatique et de l'économie collaborative.

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Atlantico : A quel point surestimons-nous le pouvoir et les capacités de l’intelligence artificielle ? Et notamment sa capacité à devenir consciente ?

Fabrice Epelboin : Cela repose en réalité sur la différence entre le digital et le numérique. Le numérique (les programmes, les microprocesseurs….) est un monde dans lequel baignent ce que l’on appelle, du côté des médias et des politiques, les experts, ceux qui savent coder ou qui comprennent comment cela fonctionne et qui ont une intimité avec la chose technique. Le digital repose en revanche sur la représentation mentale que se font les gens qui ne sont pas en intimité avec la technologie pour appréhender des choses qui pourraient relever de la magie ou qui relèveraient du mythe.

Pour la plupart des gens et pour la quasi-totalité des journalistes et des décideurs politiques, ce monde des technologies et de l’intelligence artificielle n’est accessible qu’au travers de la mythologie à la manière des croyances en des divinités comme Zeus, qui envoie des éclairs, ou  Athena, qui déclenche des guerres.

A travers une simplification à outrance, à travers des métaphores qui permettent d’appréhender des concepts trop compliqués, la société vis-à-vis des technologies et de l’intelligence artificielle est aujourd’hui scindée en deux avec d’un côté les gens qui sont dans le digital et ceux dans le numérique. Certaines personnes sont capables de faire le lien entre les deux.

L’appréhension de la technologie chez la plupart des gens n’est pas forcément très rationnelle.

Toutes ces technologies se construisent avec des mots, qui sont du ressort de la communication entre humains. Les mots qui vont être utilisés (réseaux, intelligence, données…) vont permettre aux personnes qui sont intimes avec la technologie de savoir de quoi ils parlent car ils ont besoin de conventions pour désigner les choses. Cela permet aussi de créer des passerelles avec les personnes qui n’ont pas ces connaissances et à qui il va falloir raconter les mythes pour généralement leur vendre quelque chose, soit pour écrire un article pour générer de l’attention, soit pour vendre un projet de loi ou pour vendre une technologie à une grande entreprise. Pour cela, des « conteurs » vont intervenir pour pitcher les technologies. Ils n’ont pas forcément une intimité folle avec la technologie mais ils savent raconter des histoires.    

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Et dans ce contexte arrive l’objet de fantasme, l’intelligence artificielle, la capacité de l’homme de construire un être intelligent. Cela s’inscrit dans les fantasmes et les mythes les plus tenaces comme par exemple Frankenstein. Il s’agit d’un mythe fondateur de l’être humain qui tout d’un coup joue à être Dieu. Forcément, vis-à-vis des personnes qui n’ont que le digital comme bagage et qui ne comprennent pas le numérique, il est facile d’aller très loin dans la fantasmagorie. Nous sommes confrontés à ce mythe avec l’intelligence artificielle.

L’IA est quelque chose de très vaste. Marvin Minsky a été l’un des pères fondateurs de l’IA et un excellent vulgarisateur avec ses ouvrages. L’intelligence artificielle est un ancien sujet de recherche informatique. Il existe une multitude de branches. Aujourd’hui, certaines personnes font donc du code, du deep learning. Depuis une quinzaine d’années, une de ses branches a donné lieu à une application industrielle qui va toucher les personnes en phase avec le digital. Auparavant, l’intelligence artificielle ne concernait que les gens du numérique. Les individus qui ne comprenaient pas la chose technique avaient vaguement entendu parler de cette technologie mais cela n’avait aucune concrétisation. Il n’y avait pas un mythe, pas l’objet d’une histoire à raconter. Cela n’intéressait que des passionnés.

Depuis une quinzaine d’années, on assiste à l’essor de l’un des domaines de l’intelligence artificielle, le deep learning. Il est devenu un objet du quotidien. Cette technologie vous recommande une série Netflix qui pourrait vous plaire. Elle permet à Amazon de vous recommander un produit et est présente dans les moteurs publicitaires dont l’enjeu va être d’anticiper vos envies, vos besoins et vos demandes. Cela n’est que de la statistique. Il n’y a aucune forme d’émotion et d’intelligence au sens mythique et déiste du terme. Il n’y a rien d’équivalent à ce que l’on pourrait qualifier de vie. Mais il faut des mythes car cela coûte une fortune.

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Il y a des enjeux technologiques, industriels, financiers et sociétaux très importants derrière tout cela. Le recours au mythe est donc privilégié. Il y a donc un schisme fondamental au sein de la société entre les gens qui savent et les personnes qui pensent savoir et qui en fait vivent dans une mythologie.

L’intelligence artificielle est l’itération la plus forte. On touche vraiment au mythe de l’homme qui se rapproche de Dieu en créant lui-même quelque chose de vivant.

L’argent qui est investi dans ces technologies est-il justifié au regard de leurs capacités actuelles ?

L’une des promesses les plus criantes de l’intelligence artificielle est le prédictif, les capacités à prédire l’avenir. Cela peut concerner vos futurs choix de films et de séries sur les plateformes de streaming. Un autre domaine concerne la santé. Avec l’intégralité des données de santé que vous avez confiées à l’Etat, et que l’Etat a transmis à Microsoft, il sera possible de les comparer à des millions de Français. A travers l’historique de ces personnes, il sera possible d’anticiper l’évolution de votre état de santé. Cela risque d’avoir des conséquences négatives dans certains cas avec le fait de ne plus être assuré si vous risquez par exemple de mourir d’un cancer.

L’intelligence artificielle nécessite des investissements considérables. Typiquement dans le domaine de l’assurance, nous allons assister à un changement radical. Cela pourrait faire basculer la quasi-totalité du marché vers des acteurs comme Microsoft et Google. Ils pourraient se tailler la part du lion dans le domaine de l’assurance de demain. Ils vont décimer les acteurs traditionnels qui sont incapables d’accumuler autant de données et qui n’ont pas cette expertise technique. Le marché de l’assurance est colossal. Cela justifie que des sommes colossales soient investies dans l’intelligence artificielle. Mais ce n’est qu’un exemple de marchés qui pourraient être totalement disruptés par cette capacité à prédire l’avenir grâce à l’intelligence artificielle.

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Est-il encore possible d’échapper à cet enfer numérique dans lequel nous nous sommes laissés enfermer ?

Ces technologies amènent et promettent des profits colossaux. Les évolutions sont même difficiles à appréhender face aux bouleversements générés par l’intelligence artificielle.

Pour l’assurance santé, nous risquons d’assister à une transition entre un système de solidarité plutôt égalitaire face à la maladie vers une forme d’inégalité nouvelle. Quels que soient vos revenus, si vous êtes touchés par un cancer métastasé, vous aurez beau être riches, vous ne serez plus assurés car votre prise en charge coûte une fortune et que vous n’êtes pas « rentable ». Nous ne connaissons pas encore cette forme d’inégalité. Elle sera introduite par la technologie. Cela sera très intéressant à observer car elle va frapper des individus qui jusqu’à présent se croyaient au-dessus des inégalités. Nous allons donc passer à une inégalité biologique avec l’intelligence artificielle.    

L’intelligence artificielle est un secteur extrêmement prometteur qui justifie que l’on y investisse des sommes complètement folles. Mais il est capital de ne pas basculer dans les mythes et légendes.          

Quelle est la part du manque de lucidité sur l’IA ? Et la part de cynisme et de tactique marketing ?

Si vous regardez l’Assemblée nationale, moins de 1% des députés comprennent véritablement la technologie. L’Assemblée va pourtant décider de lois fondamentales sur les cryptomonnaies ou l’intelligence artificielle, qui sont des domaines qu’il va falloir réguler. Ils vont le faire en fonction de leur vision basée sur l’aspect mythique de cette technologie. Cette situation est catastrophique.

Des lobbyistes auront aussi tendance à mettre en avant l’aspect mythes et légendes de cette technologie. Les référents sont nombreux dans la littérature, dans la science-fiction, dans les mythes originels par rapport à cette technologie. Le story telling est infini sur des sujets comme l’intelligence artificielle. Il est alors très facile d’influencer et de manipuler n’importe qui.

Faudrait-il « réinitialiser » nos attentes vis-à-vis de l’intelligence artificielle ? Démythifier nos attentes sur le sujet ?

Il faut juste faire preuve de modestie. Nous vivons de plus en plus dans des sociétés dans lesquelles les individus sont de moins en moins éduqués et ont de moins bonnes connaissances. 30% des Américains sont persuadés que la Terre a 7.000 ans. 75% des Français sont persuadés que l’énergie nucléaire rejette du gaz carbonique. Cela témoigne du décrochage de l’intelligence et des connaissances. Il y a eu un abandon. Nous avons longtemps vécu, depuis le siècle des Lumières, sur l’idée d’un progrès scientifique constant et d’un progrès de la compréhension scientifique constant de la population. Très clairement, cela est terminé, y compris au plus haut niveau de l’Etat. Ces personnes ont dans leurs mains la direction de très grandes entreprises ou d’entités politiques gigantesques et elles ne comprennent rien à cette technologie. Elles ont néanmoins perçu que cela représentait l’alpha et l’oméga de l’avenir de la planète, mais elles n’y comprennent rien. Cela ne les empêche pas de prendre des décisions en la matière. Ces personnes sont les principales cibles des raconteurs d’histoire. Il est donc capital d’apprendre et de comprendre la réalité de cette technologie et son fonctionnement.          

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