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Une femme fait ses courses dans un supermarché.
Une femme fait ses courses dans un supermarché.
©JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

Pouvoir d'achat

Pendant longtemps, l'idée que l'augmentation des bénéfices des entreprises est un moteur important de l'inflation était principalement défendue par les syndicats et les économistes de gauche. Elle est aujourd'hui prise très au sérieux par les banquiers centraux.

Philippe Crevel

Philippe Crevel

Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.

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Alexandre Lohmann

Alexandre Lohmann

Alexandre Lohmann est chef économiste dans un fonds d'investissement brésilien.

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Atlantico : En France comme ailleurs, l'inflation fait considérablement grimper les prix depuis déjà des mois. Ceci étant dit, force est de constater que certains tarifs augmentent plus que de raison. Dans quelle mesure peut-on reprocher aux entreprises d'avoir cherché à profiter de l'inflation pour faire davantage de profits ?

Philippe Crevel : En France, les prix progressent d’environ 6 à 7%. Dans certains domaines, notamment du côté de l’alimentaire, les hausses peuvent s’avérer bien plus conséquentes et dépasser 10%. Rappelons d’entrée de jeu que la plupart des entreprises répercutent les hausses de prix qu’elles subissent, mais au cours de toute période d’inflation, il existe une tentation : pourquoi ne pas profiter de la confusion pour améliorer ses marges en relevant les tarifs plus qu’il ne faudrait ? Ce phénomène est récurrent et constaté à chaque vague inflationniste que nous avons pu observer.

Aujourd’hui, ces hausses parfois indues pénalisent évidemment de nombreux ménages. Pour autant, toutes les entreprises ne procèdent évidemment pas de la sorte.

Alexandre Lohmann : Il est difficile de montrer, pour l’essentiel, que la hausse des profits des entreprises est à l’origine de l’inflation. Bien sûr, certaines sociétés ont vu leurs marges grimper considérablement : c’est le cas de Total, par exemple, mais c’est aussi vrai pour les entreprises du fret maritime dont l’activité repose sur la commercialisation de pétrole. La hausse des prix du pétrole a, de fait, provoqué d’importants profits pour celles-ci. Néanmoins, pour de nombreuses autres entreprises, on constate en moyenne une baisse du taux de marge entre l’année 2021 et l’année 2022, fait savoir l’Insee. 

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C’est du côté de l’énergie que l’on constate une réelle hausse du taux de marge des entreprises. Si l’on se penche sur la situation des autres entreprises, la situation est moins claire. Durant le dernier trimestre de 2022, nous avons en effet observé une nouvelle hausse de ce taux… Mais celle-ci ne permet pas vraiment de compenser les pertes précédentes. Il ne faudrait donc pas se contenter d’une explication simple à un phénomène complexe.

L’inflation procède toujours par vagues. Il y a d’abord un choc, qui comprime les marges des entreprises. Ensuite, progressivement, les prix des matières premières baissent. A ce moment-là, les entreprises continuent de répercuter les hausses de prix mais leurs coûts de production commencent à diminuer. C’est-là que l’on observe une augmentation des taux de marges, lesquelles sont ensuite limitées par la hausse (théorique, au moins) des salaires. 

En l’état, entre le troisième et le quatrième trimestre de l’année 2022, le taux de marge moyen des entreprises est passé de 31,9 à 32,4 en France. Cette petite augmentation n’est pas responsable de toute l’inflation - qu’elle contribue potentiellement à alimenter, toutefois. Cela ne suffira pas à créer une crise inflationniste, mais ce conflit de répartition entre le capital et le travail joue bien sûr, au moins à la marge.

Quelle part de l’inflation actuelle et passée est, selon-vous, imputable aux profits des entreprises ?

Alexandre Lohmann : L’institut d’études économiques Rexecode a récemment fait un tableau visant à répondre à une question simple : quel est le pourcentage de l’évolution des prix à la production que l’on peut expliquer par l’excédent brut d’exploitation ? Selon eux, on peut estimer que 18% de la hausse des prix de production peut s’expliquer par la progression des “profits”.

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Cependant, il faut rappeler que l’excédent brut d'exploitation ne comporte pas que les profits. Une partie, minoritaire, correspond aussi aux intérêts. Les taux d’intérêts ayant augmenté, cela a forcément contribué à faire grimper la part de l’excédent brut d’exploitation dans le total du prix à la production (et ce, quand bien même les profits seraient amenés à stagner de leur côté, potentiellement). Une partie de l’inflation est donc alimentée par la recomposition des marges des entreprises, mais ce n’est pas nécessairement le seul facteur que l’on observe, ou une cause particulièrement prépondérante.

Jusqu'à présent, ce reproche surtout porté par les syndicats, qui y voyaient l'une des causes du trouble économique actuel. Dorénavant, plus d'organismes semblent souscrire à cette grille de lecture, notamment certaines banques centrales. Comment s’est opéré ce changement de paradigme ?

Philippe Crevel : Toute période d’inflation est difficile à vivre pour les ménages. Le pouvoir d’achat diminue parce que le salaire n’augmente pas assez vite… Dès lors, la tentation de trouver un bouc-émissaire est grande et l’idée qu’il existe des profiteurs arrive assez naturellement. D’autant plus quand celle-ci s’avère potentiellement vrai ! C’est pourquoi ces derniers sont alors montrés du doigt.

Notons également qu’en procédant de la sorte, il est possible de décourager de futurs “profiteurs” de s’abaisser à ce genre de pratiques. Du côté des banques centrales, c’est donc aussi une façon de faire savoir qu’elles ne sont pas dupes autant que d’inciter les uns et les autres à se montrer respectables et à ne pas tenter de gonfler leurs marges à l’aide de hausses indues. 

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L’objectif des banques centrales est simple à comprendre : il s’agit de faire diminuer l’inflation et, quand c’est nécessaire, d’encourager des changements de comportement. En l'occurrence, elles cherchent à éviter une spirale inflationniste ainsi que l’inévitable répercussion sur les prix finaux que cela engendrerait. C’est pour cela qu’elles appellent à la rigueur salariale ! Mais si elles laissent, de l’autre côté des entreprises jouer les profiteurs de crise, le mécanisme va se gripper et l’objectif ne sera pas atteint. Pour la crédibilité des politiques monétaires, il y a donc nécessité que tout le monde joue le jeu.

De quels contre-feux les banques centrales et autres institutions disposent-elles pour réguler l'inflation, maintenant que ce postulat semble globalement accepté ?

Philippe Crevel : Il existe trois outils principaux pour lutter contre l’inflation. 

Le premier, les taux d’intérêts, consiste à restreindre l’accès à la monnaie, en renchérissant le coût de l’argent. Il est aussi possible de diminuer la masse monétaire en circulation, notamment en arrêtant les rachats d’obligations par exemple.

Le deuxième outil, c’est le contrôle de la demande : moins il y a de demande, plus les entreprises auront tendance à limiter les hausses de prix autant que faire se peut. Autrement, il leur serait impossible de maintenir leur situation financière et leurs résultats. L’arbitrage se fait donc toujours entre la demande et le prix.

Un troisième et dernier instrument, que l’on a tendance à négliger aujourd’hui, c’est la concurrence : quand une entreprise peut se permettre d’augmenter massivement ses tarifs, c’est peut-être parce qu’elle n’a pas à se soucier de voir sa clientèle partir pour vérifier si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs.

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Aujourd’hui, la situation est d’autant plus complexe que la politique des banques centrales sur la demande est contrariée par l’action de nombreux États européens, dont la France, qui soutiennent la consommation des ménages. Les primes, les ristournes et les subventions que distribuent ces nations ralentissent la chute de la consommation… et cela rend toute tentative de calmer la spirale inflationniste plus difficile. Les entreprises savent que les ménages ont un peu de trésorerie et qu’elles peuvent donc, précisément, se permettre d’augmenter leurs prix… Il y a risque de tête-à-queue et même de dérapage.

Par le passé, certains mouvements de consommateurs ont tenté d'infléchir l'inflation à l'aide de grèves de la consommation. Ces solutions vous semblent-elles viables ? Quel a pu être leur degré de réussite par le passé ?

Philippe Crevel : Par définition, l’inflation est un problème monétaire qui se caractérise notamment par un déséquilibre entre l’offre et la demande. L’argent, qui est le carburant de l’inflation, peut être visé par les politiques des banques centrales quand elles essaient de réduire l’accès à la monnaie.

Bien sûr, il est aussi possible de jouer sur l’offre et la demande. Soit en augmentant la première, soit en diminuant la seconde. On peut d’ailleurs, dans le second cas, le faire sciemment, à travers un boycott ou une grève de la consommation par exemple. Les Français le font quelque peu aujourd’hui : ils privilégient actuellement leur épargne plutôt que la consommation… et c’est pourquoi celle-ci marque un léger retrait. Certains secteurs, comme celui du bio, sont en difficulté précisément à cause de cela.

Dès lors, il va de soi qu’un comportement de frugalité est favorable à la baisse des prix et nous l’avons testé cet hiver avec l’énergie. Moins de consommation d’électricité et de gaz ont, de facto, contribué à la baisse des prix.

Est-il temps que les consommateurs se montrent moins passifs face à l’inflation ? Comment ? 

Philippe Crevel : C’est évidemment difficile à dire : pour certains ménages, modestes, il est ardu d’entendre un tel discours. Ceux-là sont confrontés à des urgences financières et à des dépenses incompressibles qui rendent cet argumentaire inécoutable.

Ceci étant dit, il peut être envisageable (en fonction des capacités de chacun) de mieux sélectionner les produits pour contribuer à la baisse de l’inflation, en s’appuyant notamment sur la concurrence. Malheureusement, cela n’est pas facile non plus et cela nécessite un temps que tout le monde n’a pas nécessairement.

Un consommateur plus vigilant sur les hausses de prix peut sanctionner les entreprises qui se montrent peu scrupuleuses en matière de tarifs et de marges.

Alexandre Lohmann : C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Ce qui amène à une baisse de l’inflation c’est, évidemment, une réduction de la demande. Si les consommateurs continuent d’acheter à des prix plus élevés, ils alimentent de fait l’inflation. Inévitablement, si l’ensemble des consommateurs s’accordait pour mener une grève de la consommation, oui cela permettrait une baisse des prix. Mais cela reste très théorique et même assez absurde quand on sait qu’une partie considérable des dépenses des Français apparaissent captives.

Une des manières qui apparaît envisageable pour sortir d’une crise inflationniste, c’est la diminution (ordonnée) de la croissance nationale. Bien sûr, il ne s’agit pas d’organiser une récession mais en réduisant les dépenses publiques, il est possible de naturellement limiter la demande.

Dans quelle mesure ces solutions, tant celles provenant de banques centrales que celles mises en place par d'éventuels mouvements de consommateurs, pourraient-elles être acceptées par la population globale ? Peut-on légitimement dire à son employé qu'il ne sera pas augmenté… parce que l'on espère que les entreprises concurrentes (ou non) sauront faire preuve de modération dans la façon dont elles fixent leurs prix ?

Philippe Crevel : Il y a, en France, un problème de pouvoir d’achat qui prédate considérablement l’inflation. C’est un défaut structurel de notre économie : les salaires sont relativement faibles et ils sont confrontés à des dépenses qui augmentent, notamment en matière de logement ou de transport. Ceci rend effectivement un tel argumentaire peut-être difficile à entendre pour un grand nombre de Français. C’est là que la théorie se heurte à la pratique.

Le problème de l’économie est plus grand que celui que pose l’inflation. C’est avant tout un problème de productivité : elle baisse, ce qui signifie que les coûts augmentent. A terme, cela veut dire qu’il est plus complexe d’augmenter les salaires. C’est aussi la conséquence de la désindustrialisation : la France est un pays de services domestiques à faible valeur ajoutée, ce qui ne permet pas de proposer de forts salaires à l’embauche.

Tant qu’il n’existe aucun horizon d’amélioration sensible des salaires, ce discours restera difficile à faire entendre.

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