Et Erdogan se lança dans un très habile chantage vis-à-vis de l’UE<!-- --> | Atlantico.fr
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Le président turc Recep Tayyip Erdogan et le Premier ministre suédois Ulf Kristersson se serrent la main à côté du secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, à la veille d'un sommet de l'OTAN, à Vilnius le 10 juillet 2023.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan et le Premier ministre suédois Ulf Kristersson se serrent la main à côté du secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, à la veille d'un sommet de l'OTAN, à Vilnius le 10 juillet 2023.
©YVES HERMAN / POOL / AFP

Sommet de l'OTAN

Lors du sommet de Vilnius, le président turc a conditionné son acceptation de l’adhésion de la Suède à l’OTAN à celle de la Turquie à l'UE avant de finalement donner son accord quelques heures plus tard. Mais en échange de quoi ?

Pierre Clairé

Pierre Clairé

Pierre Clairé est analyste du Millénaire, think-tank gaulliste spécialisé en politiques publiques diplômé du Collège d’Europe

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Atlantico : Lors du sommet de Vilnius, le président turc a conditionné son acceptation de l’adhésion de la Suède à l’OTAN à celle de la Turquie à l'UE. Avant de finalement donner son accord à une adhésion de l'OTAN quelques heures plus tard. Comment expliquer ce revirement ?

Pierre Clairé : Selon moi ce revirement s'explique par le fait que la Turquie était réellement en position de force et a joué ses cartes très habilement. En effet, elle a déjà obtenu énormément de la Suède sous prétexte de la laisser entrer dans l'OTAN. Se rêvant en leader de la Oumma, Recep Tayyip Erdogan a pris en otage le pays à par sa communauté musulmane. Il a ainsi réclamé à la Suède de mieux protéger sa communauté musulmane lorsqu’un réfugié irakien a brûlé un Coran la semaine dernière. Pour autant, malgré les avancées suédoises, la Turquie n'a jamais consenti à donner son aval pour que l'adhésion soit actée afin de ne pas perdre cet atout majeur sachant que les relations avec les Etats-Unis se sont dégradées après le refus américain de la vente d’avions F-16 malgré les promesses de Biden. De plus, l'adhésion de la Turquie à l'UE n'était qu'un prétexte parmi d'autres et la Turquie a réussi à faire suffisamment de bruit et à être entendue. De plus, même s'il semblerait que la Suède se soit engagée à pousser pour faire avancer la candidature turque à l'UE, rien n'est acquis et il semble peu probable que le pays seul puisse faire basculer le choix à Bruxelles, mais l'intérêt était ailleurs.

La meilleure carte à jouer pour Erdogan est institutionnelle. Les statuts de l'OTAN permettent à chaque membre de l’alliance de bloquer une nouvelle adhésion. Sans l'unanimité des membres, il était impossible à la Suède de devenir le 32ème pays de l'Organisation. Seulement, si tous les membres de l'OTAN sont pour cette adhésion (à l’exception de la Hongrie qui a déclaré attendre le choix de la Turquie), il ne reste que Erdogan à courtiser. Cela crée un effet d’aubaine pour Erdogan qui lui permet d’être un interlocuteur clé pour les puissances : les Etats-Unis en obligeant Biden à devoir le convaincre sur l’adhésion de la Suède à l’OTAN, l’Union européenne avec la question de l’adhésion turque à l’UE et la Russie avec la livraison de systèmes anti-missiles russes S-400 en 2019.

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De plus, le spectre de la guerre en Ukraine n'est jamais très loin quand il s’agit de l'OTAN Alors que le sommet devrait évoquer une éventuelle adhésion de l'Ukraine après la Guerre, la Turquie a son mot à dire. En effet, Erdogan est le seul à avoir réussi à obtenir des accords avec Poutine dans le cadre des accords sur les exportations céréalières ou sur les échanges de prisonniers. À de nombreuses reprises les Russes ont voulu se retirer et faire capoter ces accords, mais les Turcs les ont ramenés sur le droit chemin et ont permis d'éviter une crise mondiale. En se mettant dos à Erdogan, les Occidentaux craignent de perdre un levier de pression sur Poutine. A cela s’ajoute une proximité entre Zelensky et Erdogan lors de la visite du premier à Ankara, qui a obtenu le soutien turc, notamment sur la question de l’échange de prisonniers.

Ainsi, tout laisse à penser que ce revirement était prévu de longue date, l'UE n'étant qu'un leurre. Erdogan et les Turcs ne veulent pas de l'adhésion à l'UE comme l'a montré la récente élection présidentielle, marquée par une grande violence et un discours haineux vis-à-vis des Occidentaux et donc de l'UE. Erdogan se sert de la question de la candidature turque àl'UE, chose irréelle et sans aucun lien avec l'OTAN, pour mieux obtenir ce qu'il veut et servirses desseins de grandeur turque grâce à la position de force qu’il a obtenue au gré desrécentsévénementsgéopolitiques.

La relation entre la Turquie et l'UE est pour le mieux complexe et conflictuelle. C'est en 1987 que la Turquie a fait acte de candidature la CEE, à l'UE en 1999 et en 2005 les pourparlers ont démarré. Mais devant les dérives autoritaires d'Erdogan, le nom respect de l'Etat de droit, les problèmes de droits de l'homme en Turquie ou la question chypriote les discussions ont été stoppées. Ainsi, après le coup d'État avorté de 2016 et les dérives autoritaires d'Erdogan qui ont amené à la modification de la constitution, les responsables européens ont décidé de stopper des discussions qui étaient au point mort depuis de nombreuses années. Encore une fois, Erdogan ne s'en est pas plaint outre mesure car cette relation conflictuelle fait partie de son jeu. Preuve en est le chantage avec les migrants syriens au milieu de la dernière décennie. De plus, durant la campagne présidentielle de mai dernier, Erdogan s'en est donné à coeur joie en déversant toute sa haine contre les Européens et leurs valeurs décadentes, alors que son opposant Kemal Kiligdaroglu était le préféré des Européens.

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Ce revirement rapide laisse penser qu'Erdogan a obtenu gain de cause sur la vente des F-16. Biden a abordé la question avec le premier ministre suédois la semaine passée, et il était de notoriété publique que c'était ce que le Président turc voulait, ce qui a été obtenu aujourd'hui étant un bonus appréciable.

A quel point le chantage du président turc a-t-il fonctionné? Qu'a obtenu Erdogan ?

Cette "demande" a déjà été faite dimanche à Joe Biden et montre encore une fois que Erdogan est un opportuniste et un fin maître chanteur. Il savait très bien qu'il n'obtiendrait que difficilement la reprise des pourparlers d'adhésion à l'UE. L'OTAN n'a d'ailleurs rien à voir avec l'UE, même si 22 membres de l'organisation sont aussi membres de l'UE. Au regard du faible poids de ces Etats dans l’OTAN, il est probable que Erdogan ne cherche pas à se rapprocher de l’UE.

Nous ne savons pas encore clairement ce que Erdogan a obtenu en échange de cette décision. En revanche, il ne serait pas surprenant qu'il ait pu obtenir les avions qu'il attend depuis des mois voire plus. Officiellement il a été dit que les deux pays allaient travailler conjointement à contrer le terrorisme, que l'OTAN allait instituer un coordinateur spécial pour le contre terrorisme et que la Suède allait appuyer la reprise des négociations avec l'UE pour l'entrée de la Turquie dans l'Union. Derrière ces déclarations, se cache une réalité plus avantageuse pour le sultan néo-ottoman qui s'est assuré une place de choix dans le concert des nations.

Ce n'est pas la première fois qu'Erdogan tente de faire chanter les Occidentaux, rappelons nous par exemple du chantage au sujet des migrants il y a presque dix ans. Le Président turc est passé maître dans cet art et force est de constater qu'il arrive toujours à ses fins. Ainsi il avait déjà monnayé le retrait du veto turc pour l'adhésion de la Finlande et la Suède durant le dernier sommet de l'OTAN à Madrid contre de nombreuses contreparties en termes de sécurité. On a alors parlé d'accords tripartites et leur respect a permis à la Finlande de rentrer dans l'alliance. La Suède a aussi respecté ses engagements avec uneréforme de ses lois anti-terroristes ou de sa constitution, mais ce ne fut pas suffisant pourErdogan.Envérité,lefaitd'avoirtoutpouvoirsurl'entréedelaSuèdeconvenaitparfaitement au Président turc qui disposait encore d'un levier de choix pour faire exister laTurquie et ses idées néo-ottomanes de grandeur. Dans ce sens, il faut s'intéresser à uneautre phrase prononcée par Erdogan lors de son élocution "Nous sommes la Turquie, nousnesommespasunpays ordinaire", d'où cette habile manœuvre. En effet, rien de mieuxpour montrer à son peuple et au monde que la Turquie n'est pas le pantin des Occidentaux.De plus, les élections de 2024 approchent en Turquie et l'état de l'économie turque va sedégrader à coup sûr avec la hausse des taux d'intérêts, quel meilleur moyen de monter dansles sondages que de se montrer fort (surtout pour récupérer les grandes villes commeIstanbulouAnkara).

Il ne faut pas exclure les gains en termes de concessions arrachées à la Suède quant à l'extradition des "terroristes kurdes" même si les contours de cet accord ne sont pas connus. En effet, seule la question du terrorisme a été abordé mais il est presque certains que nous parlons ici des Kurdes. En effet beaucoup a été fait et le PKK est vu comme un organisation terroriste, mais beaucoup restait à faire pour Erdogan et il était donc prévisible que cela soit inclus dans l'accord, même si nous pouvons nous demander si ce n'était pas un prétexte.

Qu'est-ce que cela dit des rapports de force au sein de l'OTAN ? Et notamment entre l'UE et la Turquie ?

Tout cela montre la nouvelle place accordée à la Turquie dans le concert des Nations et au cœur de l'OTAN ce qui participe au récit néo-ottoman d'Erdogan. La Turquie compte désormais et peut se faire entendre et se faire respecter. Depuis de nombreuses années, Erdogan perturbe l'OTAN sans que cela ne le desserve, bien au contraire.

Ainsi en 2019 il a annoncé vouloir acheter des systèmes de défense antiaérien et antimissile de fabrication russe S-400. Cette décision a provoqué un véritable tollé chez ses alliés de l'OTAN et a amené les Américains à exclure la Turquie du système F-35. Mais Erdogan n'a pas varié d'un iota et la guerre en Ukraine ne l'a pas poussé à revenir sur sa décision. Malgré cela, les Turcs ont cherché à acheter des avions F-16 américains n'étant pas à une contradiction près. Pour autant ces écarts n'ont pas mené à son exclusion de l'Organisation, bien au contraire. Il est très difficile de toucher la Turquie au sein de l'OTAN car elle a toujours été un membre important de cette alliance et pouvait se montrer très utile, cela n'a pas changé et c'est pour cela que la Turquie conserve son mot à dire malgré ses écarts. Il faut se rappeler que durant la Guerre froide déjà les missiles Jupiter américains étaient postés en Turquie en direction de l'URSS. Avec le temps la Turquie n'a pas perdu de cette position stratégique, en effet elle contrôle le détroit du Bosphore et peut donc empêcher l'accès à la Méditerranée à la flotte russe par exemple. Erdogan se sait en position de force et ce rapport de force est important pour cerner le fonctionnement de l'OTAN.

Ensuite, tout cela montre que les Européens sont alignés sur les Américains au sein de l'OTAN. En effet, la potentielle reprise des négociations d'adhésion de la Turquie à l'UE n'était qu'une excuse pour moi et c'est véritablement Joe Biden qui détenait les clefs de cette négociation, dure réalité pour les Européens. Cela ne fait que confirmer ce qui était visible depuis de nombreux mois, avec des Américains qui ordonnent et commandent et desEuropéensquiexécutent.

L'OTAN est un instrument de la puissance américaine qui sert leurs desseins contre la Russie, le reste étant accessoire. Durant la Guerre froide déjà l'OTAN servait de moyen de dominer et contrer l'influence du Pacte de Varsovie, et les problèmes turcs (il faut souvenir de l'opération Attila de 1974 où la Turquie envahit le Nord de Chypre) passaient au second plan lorsqu’ils pouvaient se montrer utile. Aujourd'hui, l'OTAN sert les Américains pour contrer l'influence russe quoi qu’il en coûte, avant qu'un conflit plus grave ne se déclare en mer de Chine. Le fait que l'armée turque va se servir des F-16 pour violer l'espace aérien grec comme ils le font déjà avec leurs drones n'inquiète pas Joe Biden. Pourtant, il s’agit d’un membre de l'OTAN qui menace de manière répétée un autre, ce qui démontre le niveau d’intérêt de l’administration Biden pour la défense européenne.

En ce qui concerne l'UE, il est difficile de s'exprimer tant elle n'avait pas sa place aujourd'hui et que les liens entre les deux adhésions de la Suède à l'OTAN et celle de la Turquie à l'UE sont très éloignés. De plus, il est difficile de penser que la Suède puisse avoir un poids immense dans de futures négociations d'adhésion. Mais nous pouvons dire que l'influence américaine via l'OTAN avait déjà mis à mal l'indépendance stratégique de défense voulue par Emmanuel Macron. On a pu voir aussi que les Européens n'arrivaient pas à se faire entendre face à la Turquie sur la question de la Mer Égée par exemple. Il sera encore plus difficile à l'avenir pour Erdogan de prendre au sérieux cette Europe qui reste faible pour lui et surtout qui ne mérite pas de clémence.

Comment l’UE pourrait-elle résister aux chantages et plus largement aux stratégies du président turc ?

En quelques mots, je dirais que nous avons besoin de renouer avec la volonté de puissance et aller vers une autonomie stratégique en se renforçant et s'émancipant de l'influence américaine. Erdogan est dans une logique néo-ottomane et cherche à renouer avec le passé glorieux de la Turquie humiliée par les Occidentaux après la fin de la Première Guerre mondiale. C'est le fil conducteur de sa politique, c'est ce qui explique son activisme sur la scène internationale et sa volonté de compter. Faute de réaliser cela et de se donner les moyens de se montrer fort avec lui, il y a peu de chances que nous puissions compter et contrer son influence dans le futur.

Cela passe évidemment par une Europe de la défense pour se montrer fort face à Erdogan et surtout montrer notre répondant. Il faut en effet être craint et respecté, ce qui n'est pas le cas pour l'instant. Mais cette autonomie stratégique doit se faire via un soutien et une aide au développement de l'industrie européenne de la défense et force est de constater que nous en sommes encore loin quand nous voyons que l'Allemagne préfère acheter des technologies américaines et israéliennes pour son bouclier antimissile alors que les Français en produisent aussi.

Deuxièmement il faut promouvoir un pivot européen dans l'OTAN et par une désolidarisation vis-à-vis des États-Unis. Là aussi le chemin semble long sachant que la Guerre en Ukraine a poussé de nombreux pays dans les bras des États-Unis et que leur influence sur l'OTAN n'a fait que grandir. La récente révélation que Biden chercherait à imposer Ursula Von der Leyen à la tête de l'Organisation en dit long alors que d'autres choix permettraient ledéveloppementd'unevoieeuropéenne.

Enfin il faut ne pas avoir peur de s'opposer frontalement à Erdogan et jouer au même jeu que lui. En effet le Président turc est depuis très longtemps dans une logique d'opposition frontale avec l'UE ce qui porte ses fruits étant donné qu'il n'y a aucun répondant en face. Il faut cesser de traiter Erdogan comme un partenaire mais plutôt comme une puissance régionale qui peut se montrer peu collaborative. La réélection d'Erdogan peut nous aider dans ce sens car il semblerait que les ponts aient été rompus.

Il faut que l'UE réalise que la Turquie cherchera toujours à défendre ses intérêts sans aucune compromission et nous devons en faire de même en nous laissant aveugler par l'idéologie et l'humanisme. Les dérives autoritaires d'Erdogan sont avérées et ce n'est pas demain qu'il cherchera à adopter nos valeurs, et qu’il renoncera à ses ambitions. Plus tôt nos dirigeants réalisent ceci, mieux nous pourrons le contrer et ne pas être à sa merci.

Pierre Clairé, directeur adjoint du think-tank gaulliste et indépendant Le Millénaire et spécialiste des questions européennes et internationales

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