Enfer bureaucratique français : voilà pourquoi le macronisme a encore plus perdu le contrôle de l’administration que ses prédécesseurs <!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron a-t-il réussi à desserrer la mainmise des grands corps de l’Etat ?
Emmanuel Macron a-t-il réussi à desserrer la mainmise des grands corps de l’Etat ?
©JULIEN DE ROSA / AFP

Grands corps de l’Etat

Alors qu'Emmanuel Macron a demandé au gouvernement d’apporter « des solutions concrètes » face à la crise des agriculteurs, l’administration résiste. Qu’est-ce que cela révèle sur la place réelle de notre administration et de son poids dans la politique française ?

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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Atlantico : Emmanuel Macron n’est pas le premier président de la République a, semble-t-il, perdre la main sur son administration. Dans quelle mesure le choix des ministres, qui ne se fait plus sur l’expérience, illustre cet état de fait ? Faut-il penser, également, que l’interdiction du cumul des mandats a produit une génération d’élus et de représentants politiques hors-sol ?

Luc Rouban : Le choix des ministres a reposé sur plusieurs critères. Le premier est l’affichage de l’équilibre politique que le président de la République entend donner au gouvernement, ce qui veut dire très simplement que le Premier ministre joue désormais un rôle second, comme un deuxième secrétaire général de l’Élysée. Or il faut bien comprendre que le patron des fonctionnaires est bien le Premier ministre. Son affaiblissement institutionnel, quel que soit son investissement personnel, entraîne mécaniquement l’affaiblissement de l’appareil d’État. Symétriquement, le renforcement des entourages du président, notamment de son cabinet, fait que la décision reste très concentrée entre quelques mains mais sans véritable relais au sein de l’appareil d’État.

Un second critère de choix qui a prévalu était également l’idée de faire advenir une nouvelle génération, dont Gabriel Attal est typiquement le représentant, une génération de ministres ne sortant pas du sérail des grands corps et de la « carrière » au profit de personnalités ayant davantage l’expérience du secteur privé. C’est le cas de Marc Fesneau, qui a longtemps travaillé au sein de la chambre d’agriculture du Loir-et-Cher, d’Eric Dupond-Moretti, avocat au barreau de Paris et non pas magistrat, ce qui lui a valu d’ailleurs quelques soucis. On compte aussi beaucoup de professionnels de la politique comme Gérald Darmanin, Rachida Dati, Christophe Béchu, Catherine Vautrin, ou d’anciens des entourages ministériels comme Stéphane Séjourné. Globalement, le nombre de ministres ayant eu une expérience dans la haute fonction publique est très faible. Bruno Le Maire en est un des rares représentants.

Par ailleurs, le non-cumul des mandats a évidemment entraîné pour les députés une fracture avec le monde local mais cette fracture est relative car ils disposent de permanences et tout repose sur leur mode d’action. En fait, le vrai problème vient plutôt du nombre considérable de députés de Renaissance qui étaient des novices de la politique en 2017, venaient directement des professions libérales, des PME ou des cabinets conseils et avaient été choisis pour leur soutien personnel au macronisme. Si l’on fait le point statistique sur l’ensemble des députés, quelle que soit leur étiquette, on voit que 24% des élus de 2017 avaient eu une expérience professionnelle dans l’appareil d’État, 28% en 2022 contre… 40% en 2012 et même 39% en 2007. L’inexpérience de l’État parmi les élus est un des facteurs les plus importants du désordre bureaucratique actuel.

Le nombre de conseillers auxquels nos ministres ont droit a été drastiquement réduit, pour réaliser des économies. Pour autant, ce sont les mêmes personnes qui continuent  de tenir l’administration française, puisque les directeurs d’administrations centrales ne sont pas remplacés à chaque alternance, par exemple. Dans ce contexte, Emmanuel Macron a-t-il réussi à desserrer la mainmise des grands corps de l’Etat ou a-t-il seulement rendu les places plus chères ?

Le nombre officiel de conseillers n’a qu’un intérêt relatif car il existe aussi des conseillers officieux. En fait, on a assisté à une concentration du pouvoir autour du cabinet du président de la République dont une partie des conseillers, rappelons-le, font également partie du cabinet du Premier ministre. Les autres cabinets, à l’exception de celui du ministère de l’Économie et des Finances, n’ont qu’un rôle technique bien que leur pouvoir se soit imposé aux directeurs d’administration centrale qui ont vu leur statut social et professionnel décliner à mesure qu’on les considérait seulement comme des « managers » et non plus comme des hauts fonctionnaires prenant des initiatives. Les membres des grands corps de l’État sont moins présents qu’il y a vingt ans mais leur puissance n’a pas diminué car elle s’exerce dans le cadre de réseaux qui relient les cabinets, les ministères et le secteur privé.

Que dire de la centralisation et de la judiciarisation en France ? Aident-elles à dépasser les contradictions imposées par le réel ?

Nous sommes dans une situation assez inextricable en matière de centralisation. L’efficacité sur le terrain exigerait une refonte complète de l’organisation administrative et une décentralisation qui donnerait, par exemple, aux régions des compétences en matière sanitaire, éducative, culturelle. Mais cette grande réforme nécessiterait l’appui des élus locaux qui craignent la baisse des ressources fiscales et le risque d’être confrontés directement au mécontentement des électeurs s’ils devaient mettre en place une nouvelle fiscalité locale ou réduire les prestations. Quant à la judiciarisation, elle est inefficace. Il faut savoir que la justice est le service public en qui les Français ont le moins confiance (48% selon la dernière vague du Baromètre de la confiance politique du Cevipof) et que c’est bien une spécificité française en Europe. Le temps judiciaire est trop lent, régler des contentieux six ou sept ans plus tard ne garantit nullement la paix sociale, que ce soit pour des affaires criminelles, commerciales ou administratives. De plus, en France, cette méfiance à l’encontre de la justice se nourrit fortement d’un reproche de politisation que l’on ne retrouve ni en Allemagne ni au Royaume-Uni. 

Dans quelle mesure sommes-nous entrés dans une République qui gère les apparences plutôt que les problèmes de fond ; notamment en matière d’environnement et d’écologie ? Que dire, à cet égard, du recrutement (en son temps) de Nicolas Hulot ou de la façon dont l’agriculture et l’industrie peuvent-être reléguées au second plan ?

Il est certain que l’environnement est un problème de fond auquel nul ne va échapper, que ce soit à travers les canicules, les inondations, les épidémies, les pénuries alimentaires, la destruction du tissu social de l’agriculture. Les gouvernements ont dépassé le simple affichage ou la recherche d’alibi comme Nicolas Hulot pour s’engager dans de vastes programmes de lutte contre le réchauffement climatique. Le problème, c’est que ces programmes ne peuvent être efficaces qu’au niveau européen et qu’ils vont imposer à tous des mesures coercitives (utilisation de sa voiture, de l’avion, consommation d’eau et de viande, taxation des déchets, etc.). D’une certaine manière, la République est court-circuitée, il ne lui reste plus qu’à faire avaler la pilule en distribuant des subventions et des discours aimables. L’adaptation au changement climatique est prise très au sérieux par le secteur privé (nouvelles techniques agricoles d’irrigation, décarbonation des usines sidérurgiques ou redéploiement des pétroliers vers les énergies renouvelables) mais on voit bien dans la révolte actuelle des agriculteurs et des pêcheurs que les décisions ne se prennent plus au niveau national. Il reste à l’État de faire accepter un changement des modes de vie et c’est bien là le grand enjeu entre la majorité présidentielle et le RN.

Quel est l’intérêt de faire voter des normes pour ensuite les contourner ? Qu’est-ce que cela dit de la place réelle de notre administration et de son poids dans la politique française ?

Ce n’est pas l’administration qui vote les normes ou qui les contourne. Plusieurs grandes questions ne sont toujours pas résolues : le vote de lois bavardes et trop longues, les délais de mise en œuvre des mesures réglementaires d’application liés à la difficulté précédente, l’indéfinition des champs de compétence des ministères, la multiplication des agences et autres établissements publics qui se font concurrence sur les mêmes terrains, la multiplication des voies de recours, la saturation des élus locaux par des normes techniques, la mauvaise formation juridique des hauts fonctionnaires. La médiocrité du personnel politique et le fait que les élites sociales s’orientent de plus en plus vers le privé plutôt que vers l’administration ont produit une situation où l’on est passé d’une administration de la chose publique à sa bureaucratisation. Il appartient aux gouvernements de lancer une réforme radicale non pas de l’État, qui sera toujours prisonnière d’intérêts corporatifs, mais de l’action publique en y impliquant les collectivités territoriales. Cette réforme ne peut être seulement quantitative (moins de normes), elle doit aussi être qualitative. Car le plus grand risque désormais est d’en revenir à l’appareil bureaucratique que l’on a connu dans les années 1930, faisant fuir les compétences et entravant l’économie avant de se prosterner devant un pouvoir autoritaire.

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