Droit à l’oubli, cas pratique : le détenu américain dont la photo a fait le tour du monde réussirait-il à en faire effacer toute trace s’il était européen ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Jeremy Meeks.
Jeremy Meeks.
©Reuters

Sexy mugshot

Jeremy Meeks, prisonnier californien dont la beauté avait déclenché la colère de nombreuse adolescentes sur les réseaux sociaux après son incarcération, est devenu bien malgré lui une célébrité. Un fait qui pourrait l'inciter à invoquer le fameux droit à l'oubli sur Internet, mais dont la réalisation reste encore difficile, quand bien même il aurait été Européen.

Etienne  Drouard

Etienne Drouard

Etienne Drouard est avocat spécialisé en droit de l’informatique et des réseaux de communication électronique.

Ancien membre de la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés), ses activités portent sur l’ensemble des débats de régulation des réseaux et contenus numériques menés devant les institutions européennes, françaises et américaines.

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Atlantico : Si Jeremy Meeks, désormais célèbre prisonnier californien, avait été Européen aurait-il pu invoquer le fameux "droit à l'oubli" instauré il y a peu par la Cour de Justice européenne ?

Etienne Drouard : Cette affaire soulève deux questions : (1) combien de temps après l'actualité médiatique il pourrait invoquer un droit à l'oubli et (2) sur quels fondements juridiques ? (droit à l’image, atteinte à l'honneur ou la considération, respect de la vie privée). Pour l'instant, la Cour de Justice de l’Union Européenne, en appliquant des critères d'analyse tirés du droit de la presse, estime que le droit à l'oubli doit conduire à apporter la preuve d'un intérêt légitime et met en balance le droit à l’information du public et un éventuel préjudice que ferait subir le maintien d'une information (ici son arrestation).

Dans le cas particulier d'une personne qui verrait un événement criminel de son passé révélé au grand public, le critère décisif est de savoir si l'information devient après un certain temps toujours pertinente pour l'information des citoyens. C'est justement tout le problème ici, puisqu'il s'agit de trouver des critères permettant d'établir après combien de temps cette information n'est justement plus "utile" en tant que telle.

En droit français, lorsqu'une procédure soumise au principe de la présomption d'innocence fait l'objet d'une actualité médiatique, toute information sur cette procédure doit éviter de supposer la culpabilité de la personne suspectée. Par l'application de la loi « Guigou » de la présomptiopn d’innocence, il serait interdit de montrer à visage découvert une personne menottée. Ce n'est évidemment pas le cas aux Etats-Unis, où l'on a pu voir en 2011 de nombreuses photos de Dominique Strauss Kahn menotté.

Voir aussi : "Etats-Unis : quand la photo d'un prisonnier sexy fait le buzz sur Facebook"

Pourrait-il pour autant faire effacer toutes les informations concernant son arrestation ?

Il faudrait pour cela qu'il réussisse à démontrer qu'il a un intérêt légitime à le faire. On examinerait alors deux séries de règles : d’une part, celles du droit de la presse (notamment l’atteinte à l'image) et de la présomtion d’innocence, d’autre part, celles du droit de la protection des données personnelles, si l'information en question est « non pertinente » ou « excessive ». Dans le cas d'une information qui ne serait plus pertinente, on peut évoquer le cas de Mario Costeja Gonzales, plaignant qui avait déposé une demande de retrait de contenu auprès de l'équivalent espagnol de la CNIL (AEPD). Cet individu avait été un temps en situation de dette sociale et demandait que Google déréférence toute page Internet à ce sujet parce qu'il s'en était acquitté.

A partir du moment où la peine est acquittée (soit par versement d'une amende ou un passage en prison, NDLR) il est possible d’invoquer que l'information n'est plus pertinente, mais l’invocation du droit à l'oubli poar rapport à l’intérêt d’information du public sera examinée au cas par cas.

La mise en exécution de ce fameux droit à l'oubli suscite néanmoins l'ire des internautes qui se plaignent du temps que mettent les moteurs de recherches à effacer les données sensibles. Quels seraient ces délais dans le cas de M. Meeks ?

Dès le 29 mai Google a publié ce fameux formulaire visant à recueillir en ligne les demandes de déréférencement d'informations personnelles. En seulement 24 heures, 12 000 requêtes étaient déjà formulées.

En parallèle un comité de 9 experts indépendants a été mise en place par Google pour dessiner ses futures orientations dans le domaine du droit à l’oubli et ses conclusions sont attendues d'ici 2015. Néanmoins le géant du Web ne s'est engagé à aucun délai pour l’examen de ces demandes, ce qui laisse entendre qu'une demande peut mettre des années à être traitée par Google sans qu'aucune base juridique concrète ne puisse forcer la compagnie à accélérer la procédure, sauf à obtenir une décision de justice s’imposant à Google. En cas de refus clair de Google de satisfaire une demande fondée sur un droit à l'oubli, il ne reste plus qu’à saisir une juridiction ou une autorité local de protection des données personnelles (en France, la CNIL) et justifier à nouveau de la légitimité de sa demande.

Que cela révèle t-il en creux des insuffisances ou possibles améliorations de cette loi en l'état ?

Ce n’est pas une loi. C’est le point de rencontre -et de conflit- entre deux libertés fondamentales. Le « droit » à l’oubli est une faculté de démontrer que le maintien d’une information peut être illégitime et que son effacement ou son déréférencement doit primer lorsqu’il n’y pas de nécessité d’information du public. N'importe quel cas pratique montre que les critères retenus par la Cour Européenne de Justice dans sa décision du 13 mai 2014, qui ont pour origine la protection des données personnelles, ne sont ni pertinents ni suffisants pour répondre à la question posée par ce type de requête. Cela montre aussi que tous les autres critères retenus par cette même Cour, consistant à concilier l'intérêt de l'information du public et la protection de la vie privée, sont les seuls qui permettent de trancher efficacement ce type de problématique. C'est là finalement le meilleur moyen de rendre un arbitrage entre les exigences d’information de la société et les droits de l'individu. Mon opinion est que la Cour de Justice Européenne s’est faite prendre au piège par la question qui lui était posée. Elle pouvait rendre les mêmes conclusions favorables à la demande du plaignant sans se fonder sur des critères de protection des données personnelles, car elle a fait rentrer dans son analyse des critères inadaptés au droit de la presse, ce qui revient à complexifier encore d'avantage une question déjà délicate sur le plan du droit et n’est favorable ni au droit des personnes, ni au droit à l’information du public.

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