Diversité, égalité, inclusion : radioscopie de l’idéologie de la présidente démissionnaire de Harvard (et de son assaut sur les élites occidentales)<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Claudine Gay lors de son audition à la Chambre des représentants le 5 décembre 2023.
Claudine Gay lors de son audition à la Chambre des représentants le 5 décembre 2023.
©Kevin Dietsch / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Il faut que tout change pour que rien ne change ?

Claudine Gay a annoncé sa démission de son poste de présidente de l'Université Harvard après plusieurs polémiques liées à ses propos ou aux accusations de plagiat.

Carine Azzopardi

Carine Azzopardi

Carine Azzopardi est journaliste. Elle a publié Quand la peur gouverne tout (Plon, 2023), montrant comment l'islamisme et le wokisme se nourrissent l'un l'autre pour avancer leurs pions.

Voir la bio »
Jean-François Braunstein

Jean-François Braunstein

Jean-François Braunstein est professeur de philosophie contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il y enseigne l’histoire des sciences et la philosophie de la médecine ainsi que l’éthique médicale. Il a notamment publié La philosophie devenue folle. Le genre, l'animal, la mort (Grasset, 2018) et La religion woke (Grasset, 2022).

Voir la bio »
Olivier Vial

Olivier Vial

Olivier Vial est Directeur du CERU, le laboratoire d’idées universitaire en charge du programme de recherche sur les radicalités.

Voir la bio »

Atlantico : Claudine Gay a annoncé sa démission de son poste de présidente de l'Université Harvard. Elle annonce qu'elle démissionne après des accusations de plagiat. Ne s'agit-il pas plutôt de propos tenus lors d'une audition tendue au Congrès sur la lutte contre l'antisémitisme sur les campus universitaires américains ? 

Jean-François Braunstein : A la question posée par l’élue républicaine Elise Stefanik de savoir si « appeler au génocide des Juifs violait le règlement sur le harcèlement à Harvard, oui ou non ? », Claudine Gay se contenta de répondre à plusieurs reprises : « Cela dépend du contexte », ce n’est répréhensible que « si c’est dirigé contre une personne ». Les autres présidentes répétaient en boucle des formules analogues, se refusant à condamner les manifestations propalestiniennes sur leurs campus.  Elise Stefanik a alors invité Claudine Gay et les deux autres présidentes à démissionner. Une motion de 70 membres du Congrès fit ensuite la même demande. Sous la pression des donateurs de son université, la présidente de Penn a démissionné dès le 9 décembre.

Claudine Gay, qui avait dans un premier temps été soutenue par son Conseil d’administration, vient juste de le faire. Cette controverse a en effet attiré l’attention sur d’autres problèmes propres à Claudine Gay. On s’est vite rendu compte que son dossier scientifique, essentiel pour un recrutement universitaire, était extrêmement léger : aucun livre en nom propre, une codirection d’ouvrage et onze articles dans des revues à comité de lecture en 23 ans de carrière. Avec un tel dossier on serait à peine recruté comme ATER (Attaché temporaire d’enseignement et de recherche) dans une université française.

De plus il s’avère désormais que sa thèse, comme quatre au moins de ses articles, ont été assez largement plagiés. Le plagiat est même lunaire puisqu’elle a emprunté à d’autres auteurs les formules de remerciements adressées à un membre de son jury de thèse (« il m'a rappelé l'importance d'obtenir des données correctes et de suivre leur direction sans crainte ni faveur ») ou à sa famille (elle « m’a poussé beaucoup plus fort que je ne le voulais parfois »). Malgré cela l’administration de Harvard l’a d’abord soutenue, disant que ce n’était rien de grave, qu’elle avait oublié des guillemets et des références, mais qu’elle ferait des corrections. Et cela alors que des étudiants peuvent être renvoyés pour les mêmes fautes.

Les révélations menaçant de s’accumuler et mettant à mal la réputation d’excellence de Harvard, le conseil d’administration a fini par la lâcher, à contrecœur.  

Olivier Vial : Rappelons que quelques heures seulement après la découverte des massacres dans les Kibboutz, alors même que la riposte israélienne n'avait pas encore débuté, 35 organisations étudiantes d'Harvard ont créé un comité de soutien à la Palestine. Dans un communiqué, ces associations tiennent « le régime israélien pour entièrement responsable de toutes les violences qui se déroulent », dénonçant « la violence israélienne » et « les représailles coloniales », ainsi que la politique d'« apartheid » prétendument menée par l'État hébreu. La violence de cette diatribe a provoqué de nombreuses tensions au sein du campus ; des étudiants juifs ont subi des intimidations ; certains grands donateurs ont annoncé qu'ils mettaient fin au financement de l'université, regrettant le laxisme et l'indulgence de la direction de l'établissement vis-à-vis des actions de ce comité pro-Palestine. Mais l'affaire a véritablement touché le grand public suite à la diffusion sur les réseaux sociaux des extraits de l'audition de Claudine Gay menée le 5 décembre dernier au Congrès. Cela signifie-t-il donc que pour elle, il existe un contexte dans lequel appeler au génocide des Juifs ne représente pas un problème, que ce n’est pas une forme de harcèlement ?! Ce fut un véritable électrochoc pour une grande partie de l'opinion américaine, mais aussi mondiale.

Beaucoup ont alors découvert le deux poids deux mesures qui structurent aujourd’hui la vie publique sur les campus américains, mais aussi, même si c’est dans une moindre mesure, français. Les mêmes administrations qui traquent les microagressions dans les moindres recoins des programmes, qui dénoncent le fait de mégenrer une personne comme une violence grave, qui incitent les enseignants à recourir aux trigger warnings afin de prévenir en début de cours que certains de leurs propos pourraient heurter la sensibilité de certains de leurs étudiants, qui mettent en place des safe spaces afin que les étudiants issus de minorités puissent se retrouver dans un espace dans lequel ils n’auraient pas à subir le regard empreint de racisme systémique de leurs congénères… Ces mêmes administrations n’arrivent pas à condamner des appels au génocide de Juifs au prétexte qu’ils sont portés par des étudiants issus de minorités. Le syllogisme est connu : les personnes issues de minorités sont dominées ; les dominés sont les victimes ; les victimes ne peuvent pas être les coupables ; donc les personnes issues des minorités ne peuvent pas être coupables.

Carine Azzopardi : Elle n’est pas la seule présidente d’université à avoir tenu des propos controversés devant le Congrès américain le 5 décembre dernier. Elles étaient trois : Sally Kornbluth, du Massachusetts Institute of Technology, Elizabeth Magill, présidente de l’université de Pennsylvanie, et donc Claudine Gay, présidente de l’université d’Harvard. Elles avaient été invitées à venir s’expliquer sur les événements survenus dans leurs universités dans la foulée de l’attaque terroriste du Hamas contre des civils israéliens le 7 octobre. Des manifestations avaient eu lieu sur plusieurs campus, aux cris de "mort aux juifs". Des étudiants juifs d’une université new yorkaise avaient même été obligés de se barricader à la fin du mois d’octobre parce qu’ils se sentaient menacés par une foule hostile.  

Quelle est l'idéologie de Claudine Gay ? Qu’est-ce que le DEI ? 

Olivier Vial : Claudine Gay est politologue, spécialiste des questions liées à la race et à l’identité, ce que l’on désigne aux États-Unis sous le vocable de théorie critique de la race, et qui va servir de fondation aux études décoloniales et à l’indigénisme en France.

La théorie critique de la race est la fille de la nouvelle gauche américaine née à la fin des années 60. Elle a développé une nouvelle forme d’activisme qui a, petit à petit, délaissé le champ de la contestation sociale pour se concentrer sur la dénonciation des oppressions basées sur le genre, la race ou la sexualité. Suivant la stratégie établie par Herbert Marcuse, les militants ont délaissé pour un temps le terrain politique pour se concentrer sur les universités. L’objectif est d’investir les institutions productrices de savoir pour imposer d’en haut leur grille de lecture.

La théorie critique de la race est donc née de la rencontre de recherches universitaires et d’une approche militante radicale. L’objectif est de proposer une grille de lecture pouvant révéler les rapports de domination raciale même invisibles qui sont censés structurer nos sociétés. Le tour de force opéré par les adeptes de ces théories est d’avoir ainsi réussi à changer le sens du mot racisme. Désormais, le racisme n’est plus la dénonciation de comportements individuels de personnes qui discriminent ou stigmatisent d’autres personnes en fonction de leur couleur de peau ; c’est un phénomène systémique. Il convient donc d’en traquer les moindres traces dans chaque élément de notre culture, de nos institutions pour les déconstruire. C’est un procès permanent contre la blanchité, présenté comme étant le système politique et culturel par lequel les blancs continuent d’assurer leur domination sur le monde.

L’approche DEI – Diversité, Équité, Inclusion – est la traduction opérationnelle et, en apparence plus consensuelle, de cette théorie. Ici aussi, elle se base sur une redéfinition du sens des mots utilisés. Ainsi, le concept de diversité implique en réalité un renversement des hiérarchies traditionnelles. Il ne s’agit pas seulement de garantir la diversité, mais de faire en sorte que ceux qui sont présentés comme dominants cèdent la place aux prétendus dominés. L'équité vise à mettre en place des mesures contraignantes pour atteindre cette « nouvelle diversité ». Tandis que l'inclusion, dans ce contexte, prend un sens différent de son acception habituelle : il s'agit de réguler le discours et les comportements afin de préserver la sensibilité subjective de chaque minorité au sein d'une coalition intersectorielle. La DEI vise donc à donner des outils aux institutions et aux entreprises pour mesurer et corriger les conséquences du racisme systémique en leur sein. Les politiques de discrimination positive dans le recrutement ou les promotions, les séminaires pour déconstruire les stéréotypes de genre ou de race, les formations pour apprendre à être moins blancs (Coca Cola avait été épinglé pour avoir proposé ce type de formation à ses employés)…

Toutes ces formations se sont également révélées être une formidable manne financière pour des associations militantes qui proposent ainsi aux entreprises leur service pour les conduire sur la voie de la rédemption. Les salariés et les cadres ainsi formés deviennent à leur tour de formidables avocats de la DEI et de la théorie critique de la race, et continuent ainsi à financer les organisations militantes. On se rappelle que suite à la mort de George Floyd, de très nombreuses entreprises ont souhaité afficher leur solidarité avec le mouvement Black Lives Matter. 50 multinationales se sont ainsi engagées à verser 50 milliards de dollars à des organisations qui luttent contre le racisme. Le combat en faveur de la théorie critique de la race devient très lucratif, mais aussi très subversif, car il est en train de fracturer la cohésion au sein de nombreuses institutions en opposant les uns aux autres. Ce qui vient de se passer à Harvard en est la parfaite illustration.

Jean-François Braunstein : Cette idéologie est particulièrement pernicieuse dans la mesure où elle part du postulat que nos sociétés sont éminemment racistes et inégalitaires et que, pour combattre ce racisme il faut donc discriminer contre les discriminations. La loi doit traiter différemment celui qui est privilégié et celui qui ne l'est pas. L’idée d’équité suppose que l’on favorise ceux qui sont défavorisés, les racisés, les femmes, les trans et toutes les communautés victimaires (gros, neuroatypiques, colonisés, etc.).

Le fondement de cette théorie de la DEI est la théorie de l’intersectionnalité, inventée par la juriste noire Kimberlé Crenshaw, qui explique que, lorsqu’on est victime de plusieurs discriminations (en tant que femme, noire, grosse, etc.) ces discriminations ne s’annulent pas mais se potentialisent. Ces communautés victimaires demandent qu’on discrimine en leur faveur dans la mesure où elles seraient « victimes ».

La vision du monde qui soutient ce modèle intersectionnel est qu’il n’y a que des communautés, des « coupables » et des « victimes » : mais ce n’est pas une question individuelle, c’est une inégalité systémique. Les Blancs sont par définition la communauté coupable. Mais toutes les autres communautés ne sont pas considérées comme des victimes. Les Asiatiques comme les Juifs ne peuvent en aucun cas, à Harvard et ailleurs, être considérés comme des  « groupes marginalisés » : les Juifs sont même considérés, selon l’expression de Houria Bouteldja, comme « les boucliers, les tirailleurs de la politique impérialiste française et de sa politique islamophobe ». Des Blancs au carré en quelque sorte, d’où la virulence actuelle du soutien au Hamas.

Il est évident que derrière cette soi-disant DEI il n’y a aucune diversité. Elle suppose une totale homogénéité quant aux convictions et aux idées : il y aura une diversité de races, de genres ou d’origines mais tout le monde pensera la même chose et personne n’osera s’écarter de la pensée dominante. Le milliardaire libéral Peter Thiel à qui on demandait ce qu’il faisait pour la diversité dans ses entreprises avait répondu que pour lui c’est la « diversité des idées » qui était l’essentiel et que cela ne sert à rien d’être « divers » si l’on pense tous la même chose.

Cette vision du monde, évidemment très simpliste, gouverne les universités mais aussi les entreprises du monde occidental, depuis quelque temps déjà. Mais l’attaque du Hamas a servi de révélateur de la gravité d’une telle doctrine. Lorsqu’on s’en tient à une vision qui oppose les « colonisateurs » responsables de toute la misère du monde, à des « colonisés », victimes éternelles, on en arrive assez logiquement à l’idée que la campagne de terreur du Hamas n’est qu’un acte d’autodéfense. On aurait envie de sourire quand on voit les militants LGBT occidentaux soutenir le Hamas qui serait comme eux une victime quand on sait le sort qui leur est réservé en Palestine. Ce qui est beaucoup plus inquiétant est que cette vision « politique » hypersimplifiée empêche nos étudiants et beaucoup de nos collègues de considérer la simple horreur du 7 octobre. Le mal n’existe pas pour ces militants qui évacuent la morale au nom d’une politique manichéenne. Mahvish Ahmad, une enseignante « féministe queer » de la London School of Economics,   se réjouit des massacres du 7 octobre et moque les tièdes qui croient que la décolonisation n’est qu’une affaire de « discours » : « il est temps de comprendre que la décolonisation n’est PAS une métaphore ».

Carine Azzopardi : Claudine Gay s’inscrit dans le wokisme, comme le montrent les termes employés dans sa lettre, mais elle est loin d’être la première et la seule, bien au contraire ! Il faut se souvenir des événements qui se sont déroulés sur le campus d’Evergreen, dans l’Etat de Washington, dès 2017, et qui préfiguraient ceux qui se déroulent aujourd’hui dans de nombreuses universités américaines. Dans les années 1970, une journée d’absence avait été mise en place, choisie par les personnels issus des minorités ethniques, pour montrer à quel point leur travail était crucial pour le bon fonctionnement du campus. En 2017, la direction d’Evergreen a décidé de faire l’inverse, c’est-à-dire d’interdire la venue au personnel non-issu des minorités ce jour-là. Un professeur a osé émettre des doutes sur la tournure que prenaient les événements, arguant que ceux qui viendraient ce jour-là seraient considérés comme des racistes, et que cela posait problème. Il avait été obligé de quitter définitivement le campus sous les huées. Cela avait été très violent, et précurseur. 

Cette nouvelle idéologie qu’on appelle communément wokisme, de lutte contre les discriminations, trouve son application dans les chartes “Diversité Equité Inclusion”, comme celle mise en place sur le campus de Stanford, par exemple. C'est avec l’application de cette charte que des problèmes sont apparus dans cette prestigieuse université de Californie. Lors de réunions en 2020, déjà, deux personnels juifs s’étaient élevés contre le fait qu’on leur demandait de choisir un groupe ethnique, ce qu’ils trouvaient dérangeant. Lorsqu’ensuite des incidents racistes et antisémites ont eu lieu physiquement sur le campus, les discussions pendant ces réunions portaient à raison sur les incidents racistes, mais niaient totalement les incidents à caractère antisémite. La direction avait même écrit par email à une professeur qu’elle “pouvait se cacher derrière son privilège blanc”. Depuis, une procédure judiciaire est en cours à Stanford. Vous le voyez, les problèmes datent depuis bien plus longtemps que le 7 octobre.  

Comment cette idéologie s'est-elle très vite détournée de son objectif affiché pour montrer son vrai visage : une arme de destruction de l'idéologie propre aux démocraties libérales ?

Jean-François Braunstein : La bonne nouvelle à la suite de l’affaire des présidentes d’université américaines est que nombre de politiques ou d’entrepreneurs, aux États-Unis comme ici, se sont enfin rendu compte de l’état d’esprit aujourd’hui très dominant dans les universités. C’est ce que note le gérant de fonds et donateur milliardaire de Harvard, Bill Ackman, qui a mené le combat contre Claudine Gay : « je me rendais compte que j'ignorais tout » de la DEI, « un mouvement puissant qui s'est répandu non seulement à Harvard, mais aussi dans l'ensemble du système éducatif ». Ackman constate que « la diversité, l'équité et l'inclusion n'étaient pas ce que j'avais naïvement pensé que ces mots signifiaient ». Il comprend alors qu’il s’agit d’un système fondé sur « une pyramide intersectionnelle de l'oppression, où les Blancs, les Juifs et les Asiatiques sont considérés comme des oppresseurs, tandis qu'un sous-ensemble de personnes de couleur, de personnes LGBTQ et/ou de femmes sont considérées comme opprimées». Il ne s’agit plus de transmettre la culture et de rechercher la vérité (la devise de Harvard est «veritas ») mais de favoriser l’inclusion, c’est-à-dire, en termes plus crus, la lutte des dominés contre les dominants.

La mauvaise nouvelle est que cette idéologie de la DEI a dès à présent une pouvoir matériel énorme : il existe toute une bureaucratie consacrée à la promouvoir dans toutes les universités et institutions de recherche, qu’il sera difficile de démanteler. Mais l’autre point extrêmement préoccupant est que cette DEI est la forme que prend le mouvement woke dans les grandes entreprises. Soit qu’elles diffusent ces théories, comme les GAFAM,  Disney, ou Netflix, atteintes selon Elon Musk par le « virus woke ». Soit qu’elles gèrent leurs recrutements et leurs promotions en fonction de critères de genre ou de race au détriment du mérite : le rêve de Martin Luther King que ses petits enfants « ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau, mais sur la valeur de leur caractère » s’éloignera si nous ne réagissons pas rapidement.

Lorsque je parlais il y a plus d’un an du risque que fait peser la « religion woke » sur les fondements de notre civilisation, beaucoup ont pensé que j’exagérais. On peut espérer que la situation actuelle va conduire les politiques et les entrepreneurs, mais aussi chacun d’entre nous, en France comme aux États Unis, à lutter pour ramener les universités à leur fonction essentielle. Mais cela ne sera pas facile. A Harvard même il faut noter que le communiqué du Conseil d’administration qui accepte la démission de Claudine Gay explique que les « valeurs fondamentales » de Harvard sont «l'excellence, l’inclusion et la liberté de recherche et d'expression » : s’ils parlent d’ « inclusion » c’est qu’ils n’ont pas changé d’agenda.

Carine Azzopardi : Le problème, ce n’est pas que des idéologies existent, c’est qu’on les fasse passer pour de la science, en l’occurrence sociale pour ce qui concerne le wokisme, qui est une nouvelle forme de lutte pour l’égalité qui n’a rien à envier à d’autres dévoiements de la réalité qui ont eu cours dans le passé. Lorsque j’ai rassemblé la documentation pour écrire mon livre, j’ai été frappée par les premières voix qui se sont élevées pour lancer l’alerte contre le wokisme. Contrairement à ce que l’on croit, ce ne sont pas les complotistes de “l’alt-right” américains et partisans de Donald Trump qui ont les premiers tiré la sonnette d’alarme. Cela arrange ceux qui ne veulent pas se remettre en question de le croire. Au contraire, c’est Barack Obama le premier qui prévenait contre les possibles dérives de cette forme d’idéologie militante. Ce sont également des scientifiques issus de l’ex-URSS, et réfugiés aux Etats-Unis qui ont alerté les premiers. Ana Krylow, par exemple, est une scientifique soviétique réfugiée aux Etats-Unis, où elle a dénoncé les mêmes dérives sectaires intellectuelles qui avaient cours sous le stalinisme. Ces voix sont rares, mais il faut leur prêter attention, car les mêmes phénomènes ont traversé l’Atlantique et atteint les universités européennes. Il importe d’y opposer une critique sérieuse, argumentée, et d’en examiner les nombreux angles morts, dont l’antisémitisme est depuis deux mois l’un des plus frappants.  

Dans sa lettre, Claudine Gay ne reconnaît aucune faute. Au contraire, elle dit faire l’objet d’attaques personnelles et de menaces alimentées par le racisme. Est-elle dans le déni ? 

Carine Azzopardi : En effet, dans sa lettre de démission, la présidente d’Harvard explique qu’il lui a été "pénible de voir douter de son engagement à lutter contre la haine et à faire respecter la rigueur scientifique" et indique qu’il a été "effrayant d’être soumise à des attaques personnelles et à des menaces alimentées par l’animosité raciale." Il ne s’agit pas de nier les attaques dont Claudine Gay a certainement été victime de la part du camp trumpiste aux Etats-Unis. Mais il est intéressant de noter que sa lettre de démission comporte un angle mort essentiel : à aucun moment elle ne parle d’antisémitisme. Je la cite à nouveau : elle dit "combattre la haine sous toutes ses formes", et explique : "Quand on se souviendra de ma brève présidence, j’espère qu’elle sera vue comme un moment de réveil ("reawakening" en anglais) à l’importance de trouver notre humanité commune." "Réveil" est un synonyme de "woke", qui est de l’argot afro-américain pour signifier l’éveil aux discriminations. Ces éléments de langage inscrivent Claudine Gay dans l’idéologie qui domine actuellement largement les campus américains, qui entend “éveiller” aux discriminations, et les combattre.  

Olivier Vial : Ce n'est pas du déni, c'est une contre-attaque assez classique. L'accusation de racisme sert de totem d'immunité, et cela est d'autant plus facile à utiliser que désormais, le racisme est considéré comme systémique. Si Claudine Gay, première femme afro-américaine à la tête d'Harvard, est poussée à la démission, pour les militants woke, c'est forcément la preuve que le système est par nature raciste ; en revanche, ils ne s'interrogent pas sur le fait que c'est également au sein de ce même système qu'elle a été désignée à la présidence de la plus prestigieuse université du monde. Le racisme systémique fonctionne-t-il sur courant alternatif ?

Même l'accusation de plagiat est en train d'être présentée par les défenseurs de Claudine Gay comme le signe de ce racisme. Pourtant, de nos jours, le plagiat est mesuré de façon assez objective par de nombreux logiciels. La question devrait donc simplement être de savoir s'il est avéré ou non, et non pas qui a découvert le pot aux roses. C'est cependant l'axe de défense choisi par les avocats médiatiques de l'ex-présidente d'Harvard : le plagiat a été révélé par un militant conservateur, donc cela n'a pas de valeur ; ce n'est qu'une attaque raciste. Sic ! Cela peut paraître léger comme défense, mais malheureusement cela fonctionne de plus en plus.

Que révèlent les conditions de sa démission ? Et que révèlent les conditions de son accession à la présidence de Harvard ?

Jean-François Braunstein : Dans sa lettre de démission, elle joue bien sûr la « carte de la race » et dénonce des « attaques personnelles et des menaces alimentées par des animosités raciales ». Le révérend Al Sharpton fait chorus et considère sa démission comme une « attaque contre toutes les femmes noires de ce pays qui ont réussi à briser le plafond de verre ».

Cela est assez cohérent puisqu’elle a en fait accédé à la présidence de Harvard non pas pour son excellence dans la recherche mais pour être la « première femme noire » présidente de Harvard. Elle a été distinguée pour son dévouement à la cause.

Elle était auparavant doyenne du plus grand département de Harvard, la Faculté des arts et sciences. Elle s’était fait connaitre en y créant en 2017 un programme sur les inégalités structurelles en Amérique, avec plus de 70 professeurs affiliés. En 2020, à la suite de la mort de George Floyd, elle publie un programme antiraciste,  lance une « task force » pour effacer la domination des hommes blancs dans la culture visuelle à Harvard, et en 2022 une initiative pour changer les noms problématiques de salles ou de programmes. 

Elle allait pouvoir développer le  « Bureau de l’équité, diversité, inclusion et appartenance », qui s’efforce de diffuser les bases des théories wokes, et d’intervenir dans les recrutements à travers l’obligation de remplir des «déclarations sur la diversité » (diversity statement). Face à la décision de la Cour suprême en juin 2023 de supprimer l’ « affirmative action », la discrimination positive, à Harvard, elle avait annoncé que cela « changera la façon dont nous poursuivons les avantages éducatifs de la diversité », mais que « notre engagement envers ce travail reste inébranlable ».

Elle a également limité la liberté d’expression des professeurs de Harvard qui ne suivaient pas la « ligne du parti » woke. Elle a tenté de retirer sa « tenure », son poste de professeur titulaire, à un brillant professeur d’économie noir, Roland Fryer, à la suite d’une accusation de harcèlement sexuel. Il faut dire que Fryer avait réalisé une étude démontrant que la police de Houston se servait moins de ses armes contre les Noirs que contre les Blancs, contrairement à tous les axiomes de la « théorie critique de la race » qui font des policiers des racistes « systémiques ».

Claudine Gay a également soutenu une pétition étudiante demandant au professeur de droit noir de Harvard Ronald Sullivan de quitter son poste de responsable d’une résidence étudiante parce qu’il avait accepté d’être l’avocat de Harvey Weinstein. La réaction de ce professeur à la démission de Claudine Gay sur twitter fut simplement : « karma ».

A la même époque une maitresse de conférences de biologie à Harvard, Carole Hooven a été poussée à démissionner pour ne pas avoir reçu de soutien de son administration lorsqu’elle fut critiquée pour avoir expliqué qu’il n’y a que deux sexes dans l’espèce humaine. Comme l’a remarqué un membre du Congrès, l’appel à la violence contre les juifs peut être protégé, pas l’affirmation qu’en biologie il n’y a que deux sexes.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !