Didier Eribon : ma mère en son EHPAD, ou l’inéluctable « glissement »<!-- --> | Atlantico.fr
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Le philosophe et sociologue Didier Eribon fait événement avec son nouvel essai « Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple » (Flammarion).
Le philosophe et sociologue Didier Eribon fait événement avec son nouvel essai « Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple » (Flammarion).
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Le philosophe et sociologue Didier Eribon fait événement avec son nouvel essai : « Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple », dont l’éditeur précise : « Eribon conclut sa démarche en faisant de la vieillesse le point d’appui d’une réflexion politique : les personnes âgées peuvent-elles parler si personne ne parlent pour elles afin de faire entendre leurs voix ? »

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

Notre postmodernité a beaucoup de mal à regarder sa vieillesse dans les yeux. Elle voue aux « personnes âgées dépendantes »  un mépris qu’elle habille de faux égards, ne souhaitant qu’une chose : que cet âge d’une fragilité effrayante la dérange le moins possible. Un rejet sinon excusable, du moins compréhensible car les dégradations physiques et mentales  appauvrissent le pauvre, enlaidissent le laid et séparent encore davantage des autres le solitaire, même solidaire. Invisibles, donc,les vieux sont enfermés dans leurs EHPADS ; une chambre se libère quand l’un d’entre eux meurt de choses et d’autres, en particulier du « syndrôme de glissement »,mal qui peut frapper tout nouvel entrant en « maison de retraite médicalisée » dans les deux mois suivant son arrivée.

C’est cet assassinat prémédité par  les injonctions du corps social - qu’a vécu  la mère  de Didier Eribon. « Je détournai les yeux : voir sa mère nue, sa mère âgée nue, aurait déjà été très gênant, la voir nue allongée sur le sol, le regard perdu, comme halluciné, avait quelque chose d’insupportable. »Le  narrateur relève sa mère chaque fois qu’elle tombe et nous conte cette fin de vie pathétique sans pathos . En bon fils, il se donne le mauvais rôle ; pourtant, c’est lui qui  s’occupe de tout,  sa mère devenue dépendante  semblant ne pouvoir compter que sur ce fils transfuge de classes, qui, avec son penchant pour les arts et lettres, a réussi à s’affranchir du prolétariat   pour imposer sa littérature - et sa culture - dans les milieux intellectuels. Au passage, nous rencontrons ses frères, qui ne nous inspirent aucune passion, et  nous vérifions les différences  caractérisant cette fratrie, comme nous  les avons souvent constatées dans la vie ; non seulement les enfants de jadis sont différents les uns des autres et indifférents aux uns et aux autres, mais ils ne peuvent s’entendre et a fortiori s’aimer.

Par le caractère, la personnalité, les trois frères de ce récit sont de parfaits étrangers. «  Mon identité primordiale,c’était mon engagement dans le travail intellectuel et, directement connecté à celui-ci, ma vie avec mes amis,c’est -à- dire l’amitié comme relationnalité choisie, comme « style » ou « esthétique » de l’existence. » confie l’auteur. Le  récit-romancé d’Eribo- aussi intelligent que poignant- nous bouleverse.Et, surtout, nous informe : nous ne verrons plus la vieillesse de la même façon. A moins que tout change grâce au texte  d’Eribon, justement ?La réussite  de  ce texte, c’est cet aller -et- retour constant entre le général et le particulier ; ce mouvement  effectué par l’écriture entre un subjectif fictionnel -la mère et son fils-, le souvenir du père, l’amour de la mère pour « André »- dont elle s’éprend à quatre-vingts ans ( en vieille dame indigne),  et  cette vision critique d’une France à un moment de son histoire, le tout donnant au texte  et son rythme et sa dimension .L’âge est d’autant plus cruel que ceux qui le subissent furent obligés d’endurer toute leur vie l’emploi qu’ils n’aimaient pas, cet esclavage que ne peuvent imaginer les cols blancs à court d’idées. Les classes populaires sont plus que les autres appauvries par toutes sortes de pauvretés, dont le vieillissement- qui finit de les détruire-car le travail non choisi  et considéré telle
une corvée quotidienne abîme le corps et l’esprit . « Ma mère, ancienne femme de ménage (on pense à la mère de Camus) fut  condamnée à mort dès qu’elle franchit le seuil de cet Ehpad qu’elle avait choisi et dans lequel je l’ai installée, croyant bien faire», constate douloureusement Didier Eribon. Un Ehpad pour les travailleurs usés, le peuple, la foule des endettés . Ouvriers d’usine, femmes de ménage, caissières, employés de la voirie ou du bâtiment subissent  au moment venu l’ultime injustice, la dernière corvée : corps et âmes épuisés, ces travailleurs meurent dès qu’ils quittent  l’emploi  détesté (cf. le paradoxe du retraité )… « La dépersonnalisation aboutit à ce qu’une personne âgée ne soit plus une personne ». Dans « Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple », Didier Eribon utilise le reportage  concernant les personnages de sa vie  et- en hommage ces joies qu’il leur doit-certaines  séquences de la littérature qu’il chérit . Pierre Bourdieu,Albert Cohen, Georges Duby,  Jean Genêt, Faulkner,Norbert Elias,Michel Foucault,Edouard Louis, Sartre,Soljenitsyne, renforcent,  au fil des pages,  le livre de Didier Eribon.

 « Pleurer sa mère, c'est pleurer son enfance. L'homme veut son enfance, veut la ravoir, et s'il aime davantage sa mère à mesure qu'il avance en âge, c'est parce que sa mère, c'est son enfance »,constate Albert Cohen dans « Le livre de ma mère ».

Grâce à Didier Eribon, nous découvrons la dernière invention de nos sociétés haletantes : l’atroce et ultime chaudron, la prison telle qu’elle se vit aujourd’hui dans les EHPADS, même lorqu’ils sont propres, « bien sous tous rapports », convenables en somme ; de la sociabilité contrainte , ou l’art et la manière d’attendre la mort . « L’EHPAD installe une lente agonie » nous avertit Eribon. Nous songeons aux derniers jours de cette femme  du peuple qu’il chérit : sa mère, morte par la volonté du corps social, morte d’une overdose de mépris. Morte de n’avoir pu vivre sa vie. L’auteur cite Annie Ernaux et le lecteur s’aperçoit tout à coup que Didier Eribon a fait le même parcours que la lauréate du Nobel,  et qu’il utilise dans son oeuvre les mêmes matériaux existentiels (cf. le passage d’un milieu à l’autre, le franchissement de toutes sortes de frontières). Le lecteur,alors, s’interroge : pourquoi ce qui est parfois convenu chez Annie Ernaux devient passionnant chez Eribon ? La réponse une fois de plus se trouve dans la littérature et dans la vie. « L’œuvre naît en secret dans le cœur des parias. » disait Genet tel que vu par Didier Eribon dans sa biographie.Le fait d’être  insulté, méprise  par des imbéciles  vous tanne le cuir. Et de  même que Bernard Frank,  enfant, songeait à ce qu’il allait écrire le lendemain chaque fois qu’on le traitait de « sale juif », Didier Eribon dût souvent s’entendre qualifier de « tante » dans les cours de récréation. Le malheur n’est bon pour personne et l’artiste n’a  jamais besoin de souffrir pour être bon. Cela dit, le refus de l’ordre établi et la soif de rebellion embellissent la phrase, et pas seulement chez Rimbaud.

Repères

« Didier Eribon, né le 10 juillet 1953 à Reims, est philosophe et sociologue. Il a été, de 2009 à 2017, professeur à la Faculté de philosophie, sciences humaines et sociales de l'université d'Amiens. Il a également enseigné à  L’École des hautes études en sciences sociales et à l’université de Berkerley ( Californie), ainsi qu'à Cambridge ( Grande Bretagne) Didier Eribon est l’auteur de nombreux ouvrages ( cf. « Champs-Flammarion » ),parmi lesquels  « Reflexions sur la question gay » ; «  prenant pour fil conducteur les écrits de Genet, mais aussi ceux de Proust, Green, Jouhandeau, et bien d’autres, Didier Eribon décrit ce que suscite dans la conscience et l’inconscient le fait d’être insulté, stigmatisé, proposant alors  une « décolonisation des esprits ».

Pour Norbert Elias ((1897-1990) souvent cité par Didier Eribon, la mort est « masquée » tant comme événement que comme idée. Elle est le nouveau tabou des temps modernes, qui fait suite à celui du sexe, jadis et naguère. ( cf. Jean-Yves Dechaux/Cairn .Infos( à propos de Norbert Elias quant à sa théorie du tabou de la mort dans les sociétés modernes .Norbert Elias  est l’auteur de très nombreux ouvrages  tel «  La solitude des mourants »/(Christian Bourgois/1987/ Pocket- 2002) souvent cité par Didier Eribon dans « Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple . Norbert Elias est par ailleurs l’auteur de « Sur le processus de civilisation : recherches sociogénétique et psychogénétique ».Cet essai a été écrit en Angleterre, où Elias s'était  exilé en 1935,  grâce au soutien d'un comité d'assistance aux réfugiés juifs .C’est ; dans cet essai que Norbert Elias évoque le terme de « décivilisation »-  récemment utilisé par  Emmanuel Macron.

Extrait de « Vie, vieillesse et mort d’un femme du peuple »  de Didier Eridon ( Flammarion)

     Le rapport au temps est inscrit dans le corps autant que dans l’esprit, et toutes nos activités  sont organisées par cette coextensivité du temps à notre présence au monde. « Je dois me lever à sept heures », « Je sors du travail à 18 h. » « J’ai rendez-vous chez le médecin demain », « Je passerai mes vacances en Italie, ou simplement « Je vais profiter du week-end pour me reposer, ou me promener. »

       Dès lors que « l’emploi du temps », l’ « agenda » ( du latin : « les choses à faire », qu’il  soit finalisé dans un carnet imprimé ou un fichier informatique (où l’on note les tâches, les dates, les lieux, les personnes avec lesquelles on a rendez-vous…) ou bien improvisé au jour le jour, heure après heure (par une projection de soi dans le futur proche ou lointain qui s’opère d’elle-même dans la vie ordinaire et la pratique quotidienne- car ma mère, femme de ménage puis ouvrière, ne tenait évidemment pas  d’agenda au sens d’un petit fascicule dont les pages sont découpées par jours ou par semaines , mais elle maîtrisait  mentalement  tout ce qu’il lui fallait faire, et l’on peut parler ici de « la charge mentale »qui pèse principalement sur  les femmes) disparaît ou devient dépourvu de toute utilité, on peut parler d’une première perte  des repères spatio-temporels, puisque l’on se retrouve désinseré des lieux et des milieux dans lesquels on se mouvait, avec tout un réseau où se croisaient les voisins et les commerçants, les anciens collègues ou encore le employés de la poste et de la banque, les simples passants… tous ceux qui formaient le monde relationnel, conversationnel, perceptuel auquel on était accoutumé.

 Pour ma mère, une seconde perte des repères spatio-temporels, plus déterminante encore, allait bientôt suivre et aggraver celle-ci : son immobilité contrainte, qui progressait jour après jour et commençait  à annihiler presque totalement ce que l’on peut considérer comme un rapport concret, pratique à l’espace et au temps, c’est-à-dire au monde, dans ses multiples dimensions (…)

(…) La santé physique de ma mère s’était détériorée très vite. Et ses déambulations lentes, interminables, dans le couloirs de l’établissement étaient donc interrompues. 

« Ma mère était assurément devenue une personne âgée dépendante ».

« Sa « maladie » s’appelait la vieillesse, la maison de retraite serait sa prison et elle devait renoncer à vouloir être bien portante et entièrement libre de ses mouvements et de ses choix, puisqu’elle ne l’était plus et ne pourrait plus l’être ».

« Le goût décoratif des classes populaires»

« Il appartenait assurément à un autre monde que le mien, moi qui vivais encore dans un milieu familial d’où l’art était totalement absent et où l’on ne savait pas qui était Chagall ». 

 «(…)  ce fut Fismes et la maison de retraite, puisqu’il fallait bien : un autre exil, assurément, une autre terre étrangère, quoique le mode d’extranéité en soit fort différent, à laquelle il allait lui  falloir s’acclimater. Parce que cette fois, elle n’allait pas pouvoir dire qu’elle ne s’y plaisait pas et qu’elle voulait partir. Il n’y aurait pas d’autre déménagement. 

« Et je me disais qu’il  me faudrait relire « La vieillesse » de Simone de Beauvoir et « La solitude des mourants » de Norbert Elias pour mieux comprendre la situation et mieux y réagir. »

Copyright  Didier ERIDON : « Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple » ( Flammarion) /328 pages/ 21 euros/ toutes librairies et « La Boutique »

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