Des réformes sociétales pour seule identité : à qui s'en remet la gauche pour se penser ?<!-- --> | Atlantico.fr
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A qui s'en remet la gauche pour se penser ?
A qui s'en remet la gauche pour se penser ?
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Ecran de fumée

Alors que le problème du chômage est criant et que de nombreuses mesures économiques seraient à mener, le gouvernement déploie une grande activité pour mettre en place des réformes sociétales, dont on ne comprend pas toujours ni l'urgence, ni la légitimité.

Atlantico : Suppression de la notion de "situation de détresse" pour l'IVG, réforme du congé parental, suppression du terme "en bon père de famille"... Faut-il y voir une tentative du gouvernement de donner des gages d'appartenance à la gauche ?

Jean-François Kahn : Il y a une tendance à gauche - et en particulier chez les socialistes - qui n'est pas nouvelle et qui consiste à pousser des réformes sociétales. Cela n'est pas condamnable : si on s'oppose par principe à ces réformes, cela veut dire que l'on est un vieux réac qui ne veut rien changer. On aurait par exemple été contre le vote des femmes parce que c'était une réforme sociétale ? Il ne faut pas tomber dans la caricature. Si notre société est ce qu'elle est aujourd'hui, c'est grâce aux réformes sociétales dont certaines, comme l'autorisation de la pilule, ont été prise par la droite. Il y a des réformes sociétales qui sont une modernisation nécessaire et d'autres qui ne le sont pas. Je pense par exemple qu'il n'y a aucun intérêt, aujourd'hui, à relancer le débat sur l'euthanasie.

Cela étant dit, il est absolument vrai que plus la gauche est dans impossibilité de répondre à la demande sociale, plus elle évolue, comme on l'a vu durant la conférence de presse de François Hollande, vers une politique de centre-droit et même parfois de droite en matière économique, car tout ce que François Hollande a proposé, c'est ce que la droite républicaine exige, et plus le gouvernement fait dans le sociétal. C'était déjà vrai sous Lionel Jospin et c'est désormais très net. C'est aussi ce qu'avait fait José Luis Zapatero en Espagne, et qui a mené à sa perte parce qu'en plus ça ne marche pas.

Bertrand Rothé : Je pense que ces réformes s’adressent à une certaine gauche. La gauche libérale, celle qui va de Caroline Fourest à Philippe Torreton en passant par Eric Fassin. Celle que certains appellent, à juste titre, la gauche de droite, par opposition à la gauche de gauche. Lorsque j’écoute France Inter - c’est la seule radio que j’écoute - matin et soir les journalistes énumèrent avec plaisir toutes ces réformes, auquel j’ajouterais le mariage pour tous.

L’analyse de la controversée Farida Belghoul me parait aussi très intéressante. Elle propose une autre interprétation. Il y a de grandes similitudes historiques entre 1983 et 2013. Sauf que cette fois-ci il y a de grandes chances que la stratégie mise en place déraille. Revenons sur les faits. 1983-2013 : deux dates où le PS renie ou trahit ses engagements. En 1983 il continue la politique de Raymond Barre, aujourd’hui il met purement et simplement en œuvre la politique proposée par Nicolas Sarkozy. Et dans les deux cas le PS cherche à se démarquer des engagements libéraux de ses concurrents. Il cherche alors des sujets qui clivent. Avec le mariage pour tous il fait entendre sa différence dans l’hémicycle. Complices, les médias servent de caisses de résonance à l’ensemble. Je vous ferais remarquer que l’UMP et le RPR de l’époque jouent parfaitement leur rôle dans cette histoire. En 1983 François Mitterrand avait aspiré la marche des beurs et créé SOS racisme. Il y a deux ans Terra Nova voulait continuer cette stratégie. Et c’est là où le train déraille. Par sa politique de libération des mœurs je pense qu’aujourd’hui le PS est en train de rompre avec sa dernière base populaire. Les beurs et les blacks se sont montrés très « conservateurs » face à l’ « audace » proposée par Madame Taubira. Ils sont nombreux à refuser ou au moins à se désintéresser du mariage pour tous. Ils préfèreraient un travail pour leurs enfants. Comme une grande partie des classes populaires ils se montrent très attachés à « la morale commune », à la « common decency » chère à Orwel et à Jean Claude Michéa.

Mais je pense que ce n’est malheureusement pas la seule raison. Il y a un phénomène que l’on oublie totalement dans ces deux analyses, c’est que la France et toutes les nations européennes ont délégué un certain nombre de leurs pouvoirs à l’Europe. Dans cette période de crise, on devrait se poser des questions sur notre stratégie économique : « faut-il avoir une politique industrielle et laquelle ? », « faut-il relancer la consommation ou accepter la concurrence internationale et les baisses des salaires qu’elle implique ? », « quel doit être notre politique d’immigration ? »… Et bien ce n’est pas possible. Le gouvernement français n’a plus que deux pouvoirs, faire de la cosmétique des lois existantes et intervenir en Afrique. Toutes les autres questions sont des prérogatives européennes. Nous les avons progressivement déléguées à l’Europe. Il faut donc occuper les députés par ce type de débats.

Les réformes sociétales du gouvernement sont-elles la dernière caution de gauche d'un gouvernement qui, économiquement, l'est de moins en moins ?

Bertrand Rothé : Vous opposez ces deux politiques, je ne pense pas qu’elles soient contradictoires. Je ne pense pas que la politique de M. Moscovici soit de droite et que la politique de la Garde des sceaux soit de gauche. Je pense qu’elles sont toutes les deux libérales. Je vous renvoie pour la deuxième fois à Jean-Claude Michéa : « Le libéralisme est, fondamentalement, une pensée double : apologie de l’économie de marché, d’un côté, de l’Etat de droit et de la "libération des mœurs" de l’autre ».  Je vous signale que des philosophes libéraux comme Michel Foucault à la fin de sa vie pensait à peu prés la même chose. Mais à la différence de Michéa, Foucault trouvait au nom de la libération des mœurs beaucoup de qualités au néolibéralisme.

Jean-François Kahn : Ce qui est propre à la gauche, c'est de pousser des réformes sociétales pour faire oublier son incapacité à répondre à la demande sur les questions sociales ou pour faire oublier le fait qu'elle se droitise considérablement d'un point de vue économique. On relance donc des débats qui donnent l'impression que l'on se positionne à gauche. Mais si l'on analyse cela froidement, il est possible que, si elle était au pouvoir, la droite voterait beaucoup de ces réformes sociétales. La preuve c'est que la majorité des députés UMP n'a pas osé voter contre la suppression de la notion de situation de détresse pour justifier l'IVG.

D'ailleurs, il y a quelque chose que la gauche n'a absolument pas compris : si Nicolas Sarkozy revient, il va déborder largement François Hollande sur sa gauche. Il va dire : « qu'est-ce que c'est que ce gouvernement qui a tout abandonné aux grands patrons ? » Il va par exemple dénoncer la politique libérale menée par l'actuel gouvernement, et reprendre à son compte un certain nombre de réformes sociétales. Il ne faut pas oublier qu'il s'était prononcé en faveur du vote des immigrés aux municipales et pour une évolution du Pacs qui n'était pas loin, finalement, du mariage gay.

Les corpus idéologiques qui sous-tendent ces réformes sont-ils encore seulement les fruits d'une réflexion propre à la gauche ? Comment en est-elle arrivée là ? N'y a-t-il plus personne pour "penser" la gauche ? Ou plus personne pour assumer ce que veut dire être de gauche aujourd'hui ?

Jean-François Kahn : Hollande a toujours été social-démocrate. Il n'est que ça. Lors de sa conférence de presse, il a rompu avec le discours et la pratique social-démocrates pour se repositionner au centre-droit. A partir du moment où sur le plan économique et social, la gauche a un président qui se présente de centre-droit, celle-ci n'a plus que les réformes sociétales, auxquelles elle s'accroche comme à un radeau. C'est d'ailleurs nouveau. Quand Guy Mollet a été élu pour faire la paix en Algérie et a, finalement, fait la guerre, toute une partie de la gauche s'est ressourcée dans le fait de le critiquer. La gauche aujourd'hui est piégée. Il y a d'un côté ce glissement de François Hollande qui rompt avec tous les fondements de la gauche. Par exemple, durant son discours pour lancer les commémorations du centenaire de la guerre 14-18, il n'a pas une seule fois cité Jean Jaurès. De l'autre côté, il y a ceux qui pourraient représenter une gauche réformiste qui sont eux-mêmes, sous l'impulsion de Jean-Luc Mélenchon, tombés dans la caricature. Il y a donc un vide inouï et énorme. 

Bertrand Rothé : Ce n’est pas la gauche qui est à la fin d’un cycle. C’est l’ensemble de la société, ses élites, ses partis politiques. La gauche de gouvernement et la droite partagent les mêmes valeurs, ils pensent la même chose. Le fait qu’ils vivent entre eux et avec les journalistes n’arrange pas les choses. Je pense que la critique de Marine Le Pen qui porte le plus est le concept d’UMPS. Attention, en bon marxiste, je ne pense pas que ce soient les hommes qui sont en cause, c’est la structure historique et économique qui n’est plus adaptée. Le libéralisme dans un seul pays n’est pas une catastrophe. Quand l’Europe ne regroupait que des pays à protections sociales développées idem. En revanche quand vous devez lutter contre des pays où le Smic est à 150 euros par mois, voire moins, la donne est différente. C’est comme si sur le même stade s’affrontaient une équipe professionnelle et un club de vétérans d’un village de la Creuse. Il ne faut pas être grand clerc pour connaître les gagnants. Confrontées de plein fouet à la mondialisation, les classes populaires ont compris cet enjeu. Une toute petite partie de la gauche de gauche aussi, suivie par Marine Le Pen.  

L’école de la régulation a pensé ces cycles. Ils durent trente ans et s’installent au moment d’un changement de paradigme économique. Le libéralisme actuel a été pensé pendant la guerre froide. Il devait mettre en concurrence des pays développés. Nos usines devaient être stimulés par la concurrence japonaise, allemande ou américaine. Dans ce contexte la concurrence était acceptable. Aujourd’hui la mondialisation a complètement changé la donne. Nos industries doivent concurrencer celles de pays où lorsque les ouvriers manifestent pour une augmentation de salaire la police tire. Cela c’est passé au Cambodge il n y a pas très longtemps. Belle perspective ! C’est ça notre avenir ? Il y a une grande partie de la gauche de gauche comme le NPA et les trotskistes ainsi qu’une partie des altermondialistes qui font confiance au marché et aux grèves pour que le pouvoir d’achat de ces pauvres parmi les pauvres nous rattrape. Leur idéologie est très bien décrite dans le dernier livre d’Aurélien Bernier, dont vous avez repris les bonnes feuilles. Et puis il y a une autre partie de la gauche de gauche qui propose des alternatives. François Rufin et Emmanuel Todd défendent depuis de longues années avec une grande continuité un protectionnisme social et écologique. Je pense que c’est une idée très intéressante. Le Front de Gauche se rapproche de cette position. C’est une alternative.

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