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Des lois indignes ? Comment savoir lorsque le législateur empiète sur le domaine de l'historien
©Reuters

Bonnes feuilles

En décembre 2005, dix-neuf des historiens les plus réputés de notre pays exigèrent l’abrogation de plusieurs lois en vigueur. Marc Olivier Baruch tente de comprendre, en historien de l’État, les véritables raisons de cette émotion, avivée récemment par les débats sur la pénalisation de la négation du génocide arménien. Extrait de "Des lois indignes?", publié chez Tallandier (2/2).

Marc Olivier Baruch

Marc Olivier Baruch

Ancien élève de l’École polytechnique et de l’ENA, Marc Olivier Baruch est directeur d’études à l’EHESS. Ses travaux font référence sur l’histoire de l’administration française au XXe siècle (citons en particulier Servir l’État français. L’administration en France de 1940 à 1944, Fayard, 1997).
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C’est à l’issue de cette décennie bouleversée que fut discutée en première lecture à l’Assemblée nationale dans la soirée du mercredi 2 mai 1990 puis adoptée au petit matin du jeudi 3, par 307 voix contre 265, la proposition de loi déposée par le député communiste Jean- Claude Gayssot et visant à faire de la contestation publique d’un crime contre l’humanité reconnu comme tel lors du procès de Nuremberg un délit sanctionné au titre de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

Le 11 juin, le Sénat, en votant la question préalable, décida de ne pas discuter du texte, rejeté ipso facto. Il revint donc à l’Assemblée nationale de le rétablir en seconde lecture, ce qu’elle fit le 28 du même mois. Bien qu’ayant lutté – et avec quelle violence, comme on va le voir – contre le texte, l’opposition de droite ne demanda pas au Conseil constitutionnel de se prononcer sur la conformité de cette loi à la Constitution. Promulguée le 13 juillet, celle- ci fut publiée au Journal officiel le lendemain 59. Nul ne semble s’être alors avisé que la date était historique : le 14 juillet 1990, on aurait en effet pu, et dû, célébrer le bicentenaire de la fête de la Fédération, jour d’union des Français autour de leur roi constitutionnel 60. Le dispositif ainsi inséré dans le droit français pour lutter contre les dérives antisémites constatées au cours de la décennie antérieure était double. Il se fondait sur un principe, qui ne faisait que reformuler les termes du préambule de la Constitution, en posant, par l’article premier de la loi, que « toute discrimination fondée sur l’appartenance ou la non- appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion [était] interdite, [et qu’il revenait à] l’État [d’]assure[r] le respect de ce principe dans le cadre des lois en vigueur ». Ces lois, précisément, étaient à cette fin complétées – et d’abord celle du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. L’article 9 de la loi du 13 juillet 1990, auquel on la résume le plus souvent, disposait en effet que constituait un délit de presse le fait d’avoir « contesté, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale 61 ».

Définis, commis, déclarée, reconnue : quatre éléments essentiels, dont il faut se souvenir quand on compare la loi de 1990 avec les tentatives qui la suivront 62, et qui contribuent à singulariser les faits ici sanctionnés. Ils se réfèrent à des éléments de définition antérieurs et extérieurs à la loi de 1990. Le recours à des formes verbales passives implique en effet que les faits dont la contestation est susceptible de faire l’objet de sanctions ont l’autorité de la chose jugée, de sorte que la juridiction qui en est saisie n’a pas elle- même à les définir ou à les qualifier. Comme on le verra en se reportant au texte du Journal officiel reproduit en annexe 1A, la loi modifiait également plusieurs autres lois aux fins de rendre plus efficaces les dispositifs législatifs de lutte contre le racisme insérés depuis 1972 dans le droit français. Il s’agissait par exemple d’étendre aux auteurs d’infractions de ce type les dispositions du Code pénal relatives à l’affichage des jugements d’une part, à la privation des droits civiques d’autre part. Relevaient du même esprit les dispositions étendant la capacité de certaines associations de déclencher l’action publique en matière de délits de presse (modifications de la loi de 1881) et celle leur ouvrant le droit de réponse en matière de communication audiovisuelle. Enfin, de manière connexe, la loi du 11 juillet 1985, qui avait autorisé l’enregistrement audiovisuel des procès les plus importants, était modifiée de manière à habiliter l’autorité publique à permettre « la reproduction ou la diffusion, intégrale ou partielle, de l’enregistrement des audiences d’un procès pour crime contre l’humanité [dès lors que] ce procès a[vait] pris fin par une décision devenue définitive ».

Si elle fit couler beaucoup d’encre, la loi Gayssot n’était pas neuve en son principe. Modifier le texte canonique de 1881 pour sanctionner des délits nouveaux, non imaginés, et pour cause, par les pères fondateurs de la République à la fin du XIXe siècle n’était en effet pas une première. Signé le 21 avril 1939, le décret- loi dit Marchandeau , du nom du ministre de la Justice d’alors, avait sensiblement alourdi la sanction de la diffamation lorsque celle- ci était commise « envers un groupe de personnes qui appartiennent, par leur origine, à une race ou à une religion déterminée [...] lorsque [cette diffamation] aura eu pour but d’exciter à la haine entre les citoyens ou habitants ». Charles Maurras , dans L’Action française du 26 avril, hurlait sa détestation du texte, avec des arguments qui prendraient quelques mois plus tard allure de prophétie :

Les auteurs du décret nous imaginent semblables à eux. Ils supposent que l’on parle de Juifs « dans le but d’exciter à la haine entre concitoyens » ! C’est ce qu’ils feraient, eux, à notre place. [...] Pitié ! Non, monsieur Mandel , non, malheureux qui avez eu le toupet de signer ce texte, la défense de la patrie française contre certains de vos congénères n’a jamais eu pour objet de pousser aux haines. C’est un acte de défense nationale et de justice patriotique. C’est un acte d’amour. Et l’on veut ne pas créer la haine quand on s’applique, pour conjurer les forces de l’antisémitisme de peau, qui n’est que trop réel, à créer un antisémitisme d’État, mesure aux problèmes que la question juive soulève. [...] Il n’y a pas de décret- loi qui puisse interdire aux Français, fils de Français et de Française, qui portent haut l’honneur du nom de leurs parents, de défendre leur pays contre vos métèques et vos aubains, vos errants et vos vagabonds63. Seize mois et une chute de régime plus tard, le même journal, devenu tribune idéologique du régime, put saluer l’abrogation du texte 64, le même jour qu’était promulguée la loi interdisant l’exercice de la médecine aux « métèques 65 ».

Rétablies en 1944, les dispositions de 1939 continuaient à faire partie de l’arsenal répressif français, mais se montrèrent peu efficaces pour contrer la montée du racisme dans la société française.l fallut attendre 1972 pour que le gouvernement de Jacques Chaban- Delmas , par la voix du garde des Sceaux René Pleven – l’un comme l’autre figures historiques de la France libre et de la Résistance, l’un comme l’autre Compagnons de la Libération –, fasse adopter la première loi créant et sanctionnant le délit d’expression de propos racistes. Dans les deux Chambres, majorité pompidolienne et opposition de gauche se trouvèrent unies pour voter, à l’unanimité, un texte construit à partir de six propositions de loi émanant de tous les groupes composant la représentation nationale, des gaullistes de l’UDR jusqu’aux communistes. De manière symbolique, l’Assemblée avait choisi comme rapporteur son benjamin, Alain Terrenoire , fils du résistant et ancien ministre gaulliste Louis Terrenoire , qui n’hésita pas à mettre les points sur les i :

« Dehors les Algériens ! », « Mort aux Juifs ! », « Hommes de couleur s’abstenir ! » ou, tout simplement, « La France aux Français ! » à la une de certains journaux. Peint sur nos murs, glissé dans les petites annonces ou, tout simplement, colporté dans les conversations courantes, le racisme continue à sévir. Et pourtant nous autres, bons Français, nous avons la conscience en paix. N’entendons- nous pas dire de tous côtés que, chez nous, en France,le racisme n’existe pas ? Ce n’est pas comme en Amérique où les Noirs continuent à lutter pour leurs droits civiques, ni comme en Union soviétique où une forme d’antisémitisme perpétue ses ravages, sans parler de la haine sanglante qui oppose, en ce moment, deux ethnies au Burundi. Non, en France, selon un film humoristique, « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». Hélas, mes chers collègues, je me vois aujourd’hui contraint de dénoncer notre bonne conscience. Car il n’y a pas pire racisme que celui qui ne s’avoue pas. Hypocrite, discret, mais quotidien, ce mal, dont nous avions l’illusion de croire qu’il avait disparu après les folies hitlériennes, demeure plus vivant que jamais. Certes, il faut dire que son aspect le plus odieux au moment de la dernière guerre mondiale, sous la forme du racisme concentrationnaire et exterminateur, s’est estompé avec notre remords. Par contre, la lecture des journaux, le plus souvent dans la rubrique des faits divers, nous ramène à une triste réalité. Pour prendre quelques exemples parmi les plus récents et les plus odieux, nous pouvons citer : un Algérien qui se suicide ou qui est poussé au suicide après avoir été malmené par les contrôleurs du Mistral pour être monté dans le train sans billet, ou cette descente de police dans un foyer de travailleurs immigrés à Bagneux où la brutalité des forces de l’ordre s’est déchaînée sans raison, ou cette interpellation sur l’autoroute du Sud d’un négrier qui transportait dans des conditions indignes, après un incroyable périple, des travailleurs sénégalais comme à la belle époque de l’esclavage. N’avez- vous jamais entendu dire : « Les Arabes sont sales, paresseux, menteurs et ils encombrent nos hôpitaux » et plus discrètement : « La finance est pourrie et la presse est vendue, puisqu’elles sont dans la main des Juifs » ? Ces faits ou ces propos, que je cite, n’ont rien d’exceptionnel, bien au contraire, chacun d’entre nous peut le constater. Mais ce qui est grave, c’est que nous n’y prenons pas garde. Nous nous sommes habitués à notre confort moral et nous baignons dans l’autosatisfaction. Dans la patrie des droits de l’homme, où, sur tous les monuments aux morts de nos villes et de nos villages, le nom des sacrifiés pour la liberté et la fraternité humaine nous rappelle les dangers de la haine, trente ans après le discours de Brazzaville, qui entraînait la France dans la voie de la décolonisation, le racisme existe toujours, mais il s’est transformé66.Il est remarquable de noter la haute tenue, et en même temps la précision, des interventions. La quasi- totalité des orateurs soulignèrent l’importance symbolique qui s’attachait à ce que le texte fût adopté à l’unanimité, ce qui fut le cas. La nouvelle loi créait le délit d’expression raciste, en élargissant le dispositif de sanction défini à l’article 24 de la loi de 188167 aux propos racistes, définis comme ceux susceptibles de « provoqu[er] à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non- appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ».

La loi était complétée par un ensemble de dispositions permettant de la lire comme cherchant à constituer une véritable boîte à outils antiraciste.C’est ainsi qu’elle introduisait dans le Code pénal le délit de discrimination raciste, étendait aux « groupes racistes ou discriminatoires » le champ d’application de la loi de janvier 1936 permettant la dissolution par le gouvernement de certaines associations dont les buts étaient contraires aux principes républicains. Mais surtout – et c’était une innovation procédurale dont le garde des Sceaux ne manqua pas de souligner l’importance – elle ouvrait aux associations de lutte contre le racisme la capacité de mettre en oeuvre l’action publique, sous la seule réserve qu’elles existent depuis plus de cinq ans 68. Adopté in extremis en commission, ce compromis – le gouvernement souhaitait que cette capacité, qui dérogeait à la répartition des rôles entre parquet et partie civile, ne fût ouverte qu’aux associations reconnues d’utilité publique – était promis à un riche avenir.

La loi Gayssot l’élargit d’abord, par un article 48-2, aux associations ayant pour mission, d’après leurs statuts, « de défendre les intérêts moraux et l’honneur de la Résistance ou des déportés », en leur ouvrant l’exercice des droits reconnus à la partie civile en ce qui concernait d’une part l’apologie des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou des crimes ou délits de collaboration avec l’ennemi, existant dans le Code pénal depuis 1951, et d’autre part le délit de négationnisme qu’elle créait de manière concomittante. La même loi étendait aux associations se proposant « d’assister les victimes de discrimination fondée sur leur origine nationale, ethnique, raciale ou religieuse » la capacité d’agir confiée en 1972 par l’article 48-1 aux associations de lutte contre le racisme 69.

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