Démission du Directeur de Frontex : les dessous de deux ans de guerre larvée au sein de l’UE<!-- --> | Atlantico.fr
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Fabrice Leggeri, ancien chef de l'agence européenne des frontières Frontex, pose pour une photo au siège de l'agence à Varsovie
Fabrice Leggeri, ancien chef de l'agence européenne des frontières Frontex, pose pour une photo au siège de l'agence à Varsovie
©JANEK SKARZYNSKI / AFP

Démission fracassante

Le droit européen permet-il de contrôler les frontières ? L’UE a-t-elle la volonté politique de le faire ou préfère-t-elle se focaliser sur les droits des migrants ? Voilà, en somme, les questions qui pointent derrière la démission de Fabrice Leggeri, Directeur de Frontex, il y a quelques jours à la suite d’un conseil d’administration qui se penchait sur sa continuité et les accusations dont l’accablait la Commission et le Parlement Européen

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester dirige le Centre d’Etudes Européennes du Mathias Corvinus Collegium (MCC) à Budapest. Ancien fonctionnaire européen issu du Collège d’Europe, il a notamment été membre de cabinet du Commissaire à l’Éducation et à la Culture de 2014 à 2019. Il a enseigné à Sciences-Po Paris (Campus de Dijon) de 2008 à 2022. Twitter : @rodballester 



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Cette démission est en fait l’épilogue de deux ans de luttes larvées au sein de l’UE sur fond de campagne médiatique méthodiquement coordonnée qui se solde sur une démission fracassante en point d’interrogation. Un revers pour Leggeri ? Peut-être, mais certainement pas un aveu ni même une présomption de culpabilité, bien au contraire. 

Dès 2020, sur la base d’information filtrées par la Turquie bruyamment relayées par des ONGs, Der Spiegel et d’autres journaux européens entament une campagne contre le Directeur et son équipe. Tout y passe : des méthodes de management soi-disant musclées à la passivité dans le recrutement d’« officiers des droits fondamentaux» en passant par de prétendues malversations. Et, surtout, l’accusation d’avoir commis (ou avoir du moins fermé les yeux) sur des « refoulements », c’est à-dire, des renvois de migrants illégaux essayant de franchir la frontière sans leur donner la possibilité d’invoquer le droit d’asile. 

Une brèche dans laquelle s’engouffra le Parlement européen, et, de manière plus surprenante, la Commissaire européenne à la migration et à la sécurité et autorité de tutelle de Frontex, Ylva Johansson. L’ancienne ministre suédoise des affaires sociales redoubla la pression sur l’agence et finit par mandater une enquête interne à l’OLAF, l’agence anti-fraude de l’UE. Une procédure qui a débouché sur une demande de sanctions disciplinaires contre Leggeri largement rejetée par des Etats membres qui ont, toutefois, accepté sa démission.

Un départ qui laisse un goût amer tellement les questions que posent son éviction, les faits qui lui sont reprochés et sa propre défense sont pertinentes et graves. En premier lieu, l’incertitude du cadre juridique européen. Refoulements ? Cette accusation fait office d’anathème dans les milieux migratoires et est souvent utilisé comme une arme politique d’intimidation massive car elle renvoie instinctivement au sacro-saint principe de non-refoulement de la Convention de Genève qui interdit de renvoyer un demandeur d’asile dans un pays dans lequel sa vie serait en danger. Seulement, est-ce le cas des migrants illégaux, faut-il par défaut les laisser rentrer au motif que ne pas le faire violerait leur droit à un asile hypothétique ? Si la réponse est positive, alors le concept même de contrôle frontalier perdrait tout son sens : au fond, quel est la tâche d’un garde-frontière si ce n’est de refouler les personnes qui essayent de la franchir illégalement ? Une interprétation d’autant plus problématique que le Code Schengen stipule très clairement que « Les frontières extérieures ne peuvent être franchies qu’aux points de passage frontaliers et durant les heures d’ouverture fixées. » 

A quel saint doivent donc se fier les gardes-frontières nationaux et Frontex? Étonnamment, la Cour Européenne des Droit de l’Homme a donné une réponse claire en 2020 en reconnaissant à l’Espagne le droit de renvoyer « à chaud » des migrants qui avaient violemment franchi la barrière à Melilla en dehors des points légalement prévus. Sauf que, plus étonnamment encore, l’UE n’a pas encore pris acte de cet arrêt d’une clarté méridienne et n’ose pas contredire le point de vue des « pro-migration » qui voient dans chaque refoulement une violation potentielle du principe de « non-refoulement ».  Résultat ? Une incertitude juridique qui mine le quotidien des garde-frontières et les expose à la vindicte médiatique et politique, voire, à des poursuites judiciaires. A quand une clarification définitive ? C’est en tout cas ce qu’ont réclamé à cor et à cris 16 ministres de l’intérieur lors d’une réunion extraordinaire à Vilnius en janvier dernier. Il n’est simplement pas viable de contrôler les frontières avec cette épée de Damoclès juridique qui donne pied aux accusations les plus graves sur base de simples rumeurs. 

Plus inquiétant encore, l’enquête et les conclusions de l’OLAF partiraient d’une prémisse absolument contestable : le rôle de Frontex ne serait pas d’aider les autorités nationales à contrôler les frontières, mais de surveiller (et éventuellement dénoncer) si elles le font dans le respect des droits fondamentaux ou pas, y compris cette notion de refoulement aux contours juridiques imprécis. Frontex, partenaire ou contrôleur des Etats, agence de coopération ou de « flicage » ? En claquant la porte, Leggeri dénonce sans ambages cette tentative de sabotage interne qui aurait des effets dévastateurs sur la confiance mutuelle entre l’agence et les autorités nationales. En septembre, en pleine crise migratoire avec la Biélorussie, la Pologne avait poliment décliné l’aide de Frontex car ses moyens étaient infiniment supérieurs, mais également par crainte de faire entrer le loup dans la bergerie. Quel avenir pour cette agence aux compétences régaliennes sans la confiance des Etats membres ? Aucun, si ce n’est celui de la coquille vide.  

Ce changement de cap révèle également l’influence démesurée de la « société civile » dans la politique migratoire européenne. Dès sa création, Frontex a été l’épouvantail officiel des organisations militant ouvertement pour l’abolition des frontières très présentes dans les cercles bruxellois, notamment au Parlement européen, dont la commission des Libertés publiques (compétente en matière de migration) est souvent la caisse de résonnance de leurs positions maximalistes. L’organigramme même de Frontex trahit ces interférences : en plus de l’équipe des « Fundamental Rights Officers » (sorte d’inspection interne aux droits de l’homme), l’agence compte également un « conseil consultatif » d’organisations internationales et d’ONGs qui critiquent vertement l’agence et les opérations qu’elle coordonne.  Franchement, est-ce bien raisonnable de soumettre cette agence à un tel contrôle, de la brider en son sein même en donnant un rôle disproportionné de juge et parti aux organisations non-gouvernementales?  

La démission fracassante de Leggeri met donc sur la table la question même de la survie de Frontex et questionne ouvertement la volonté politique de l’UE de se donner les moyens de ses compétences migratoires. L’Europe a-t-elle l’envie de contrôler ses frontières ? Alors que certains dirigeants européens se gargarisent d’ «Europe puissance » et de « souveraineté stratégique », à quoi bon tuer dans l’œuf une agence qui, toute compte fait, n’en est qu’à ses balbutiements mais qui a le mérite de jeter les jalons d’une Europe qui se prend au sérieux? 

Que cela plaise ou non, l’immigration est devenue une question géopolitique dans un contexte de guerres hybrides, bien plus qu’une question humanitaire ou même de gestion de frontière. La « crise migratoire » sciemment orchestrée par la Biélorussie l’été dernier en est la preuve irréfutable. Ceux qui à l’époque reprochaient amèrement à la Pologne de tenir Frontex à l’écart sont les mêmes qui s’employaient à castrer cette agence afin d’en faire un organisme de contrôle des droits fondamentaux sur la base de concepts juridiques flous teintées d’idéologie. 

Si certains pensaient que l’agression russe marquait la fin de l’âge de l’innocence européenne et une gifle de pragmatisme, ils en ont eu pour leur compte. Les luttes intestines et l’aveuglement idéologique que la saga Frontex révèle au grand jour ont de quoi laisser perplexe et trahissent l’atavisme inquiétant d’une Union plus prompte à donner des leçons qu’à défendre ses intérêts. Des leçons qu’elle est prête à donner, et à se donner, même au prix d’un harakiri géopolitique. 

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