Décès de Jean-Pierre Coffe : quand les Français perdent une de ces trop rares personnalités publiques enracinées et connectées à leur réalité<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Société
Jean-Pierre Coffe est mort à 78 ans.
Jean-Pierre Coffe est mort à 78 ans.
©

Terroir et spectacle

Le chroniqueur gastronomique Jean-Pierre Coffe, également cuisinier et auteur de nombreux ouvrages, célèbre pour son franc-parler et ses coups de gueule contre la malbouffe, est mort à l'âge de 78 ans. Ce truculent personnage, amoureux des Français, laisse un vide...

Olivier Malnuit

Olivier Malnuit

Olivier Malnuit est conseiller éditorial du magazine Technikart, créateur et rédacteur en chef de Grand Seigneur, le magazine du plaisir à table et conseiller en communication.

Voir la bio »

Atlantico : Dans quelle mesure Jean-Pierre Coffe, décédé à 78 ans, maîtrisait-il les codes de notre société du spectacle ? Comment en a-t-il joué, quitte parfois à en faire des tonnes ?

Olivier Malnuit : Je crois sincèrement qu’il ne se contentait pas de maîtriser les codes de la société du spectacle. Il était à la fois LA SOCIETE et le SPECTACLE. Et tout ça en beaucoup plus fendard que Guy Debord ! Peut-être parce qu’il avait démarré sa carrière en tant que comédien, inscrit au Cours Simon dès l’âge de 12 ans, qu’il avait été meneur de revue pour l’Alcazar, attaché de presse, directeur commercial chez Robert Laffont, vendeur de feuilles à rouler JOB, bref qu’il avait fait mille petits et grands boulots au contact du public et de tous les publics, il n’avait pas eu grand besoin de relire son Raoul Vanegheim ou l’Internationale situationniste dans le texte pour comprendre que la cuisine sans « la farce », c’est à dire sans une certaine incarnation fantasque, des rebondissements, des coups de sang, de la mauvaise foi, de l’excès et en guise de cadeau de la maison un message politique glissé entre les casseroles et les torchons, c’était aussi chiant qu’un cours de travaux ménagers dans une institution bordelaise.

Très tôt, dès la fin des années 70 en fait, lorsqu’il démarre sa carrière de restaurateur mondain dans le 4è arrondissement de Paris (La Ciboulette) avec l’aide du critique gastronomique Henri Gault, il sait déjà manipuler la télévision comme un artiste des médias unique et toujours inégalé en son genre, une sorte de Fabrice Luchini des terrines et cornichons. Il faut revoir les images tournées à l’époque par l’équipe du Petit Rapporteur dans son restaurant (malheureusement indisponibles sur Youtube depuis son décès). Du grand art ! Non seulement, il avait réussi détourner le concept de sketch foireux imaginé par Jacques Martin qui prévoyait de le filmer en train de « tâter » les pneus des voitures garées devant chez lui comme si c’était des fromages ou du saindoux. Mais en plus, il se payait le luxe de faire l’émission directement à table, totalement attaqué au vin blanc (il l’a reconnu ensuite), en train de casser la graine pépère après le service, avec un numéro stupéfiant de poète de bistrot, soliloquant sur les incorrections du « Tout Paris », la bêtise de certains clients, les vanités mondaines, etc. Du Tom Wolfe dans un corps de shampouineuse et de boucher des Halles qu’on aurait shooté à la Benzédrine… Résultat : un carnet de réservations plein à ras bord pour les six mois à venir et un public littéralement sous le choc, fasciné, électrisé.

Quelques années plus tard, lorsqu’il fait ses premiers essais devant les caméras de Canal Plus, lui qui n’a pas d’étoiles, n’est pas un chef à Toques, même pas encore une célébrité , ne fait qu’une bouchée des autres candidats sollicités par la chaîne alors qu’il s’agissait pourtant de la crème des cuisiniers (Jacques Le Divellec, Francis Vendenhende, le mari de Denise Fabre…). Mais d’un côté, il y avait la leçon de cuisine, la recette, la rencontre avec de grands notables des fourneaux, de l’autre un accident télévisuel permanent, du Molière en tablier et, j’assume, un très grand moment de journalisme culinaire, un récit de cuisine extrêmement fouillé, sourcé, documenté et - le plus important ! - accessible à tous. On connaît la suite. Après, quand on dit qu’il en faisait des tonnes ou même parfois qu’il se répétait, je ne suis pas vraiment d’accord. Résumer Coffe à ses coups de gueule et à sa fameuse phrase "C'est d'la merde !", par exemple, qu’il n’avait prononcé qu’une fois ou deux à l’antenne, c’est passer complètement à côté de l’immense travail éditorial du bonhomme. Jean-Pierre Coffe, c’était quand même quelqu’un qui pouvait dévorer une montagne de livres (et pas seulement de cuisine) pour préparer une chronique télé de trois minutes tout en restant, au fond, extrêmement discret et modeste sur sa charge de travail, son angoisse de créatif, ses doutes, sa peur de passer à côté du sujet, d’une info…

D’accord, il faisait le show, mais ce n’était pas non plus le Garcimore de la bouffe. Plutôt un Dan Rather (ou même une Elise Lucet..) qui aurait emprunté les lunettes les plus voyantes et multicolores de Mister Magoo pour avoir la chance immense de créer dans l’esprit des Français un repère, une marque, un rendez-vous qui lui permette de parler de plaisir et de nourriture à toutes les générations et à tous les milieux, même les plus pauvres, surtout les plus pauvres. Ce qui n’était jamais arrivé avant lui, à l’exception peut-être de l’un de ses mentors et amis, Raymond Oliver, l’un des premiers grands chefs cathodiques. Je crois que c’est le philosophe canadien Marshall Mc Luhan qui disait : « Le média, c’est le message. » Eh bien avec Coffe, le message (tout le monde a le droit de bien manger, quelque soit ses revenus) était devenu le média. Plus fort, il avait englobé tous les médias.

Pour autant, ses saillies en public comme son comportement en privé prouvent qu'il restait connecté à la réalité quotidienne des Français. Comment se manifestait cette dimension de sa personnalité ?

Il était en permanence amoureux des Français. Farceur, moqueur, sans attaches, parfois même un peu « rosse », une sorte de troubadour en roue libre mais toujours incroyablement curieux des autres. Jeudi dernier, j’ai eu la chance de déjeuner avec lui à l’Abordage, un bistrot parisien de la Place Henri Bergson (Paris VIIIe) où il avait ses habitudes. Il était en pleine forme, lumineux, brillant, très drôle, la tête pleine de projets (auxquels je ne comprenais pas toujours tout, j’avoue) : son nouveau combat pour la Poule du Mans, son salon des auteurs de Dictionnaires qu’il voulait inaugurer le 24 avril, ses deux prochains livres, un roman historique sur un jardinier, sa grande passion, et un autre plus politique et polémique qu’il voulait publier juste après les élections présidentielles, sous le titre « Si j’avais été ministre de l’Agriculture » et qui s’annonçait comme une critique féroce de Stéphane Le Foll.

En fin de repas, comme à son habitude, nous savourions chacun un énorme cigare cubain en terrasse de cette petite place escarpée derrière l’église Saint-Augustin, quand un groupe de très jeunes ados en survêtements et casquettes - qui n’avaient probablement jamais regardé ses émissions ou lu un seul de ses livres - est venu le taxer en mode rappeur, genre « File-moi un cigare, man ». Il était mort de rire ! Il leur a parlé des plombes comme si c’était Jay-Z sur la route des vins et du Camembert. Idem avec une petite bande de lycéennes qui préparait, en fond de salle, un futur voyage en Italie avec des tresses de fleurs dans les cheveux. Il leur prodigué quelques conseils d’étapes gastronomiques, donné des adresses, des recettes. On est repartis tous les deux avec notre couronne de fleurs sur la tête, elles l’adoraient ! Et pourtant, aucune de ces jeunes filles n’était née au moment de La grande famille sur Canal Plus. Et je ne pense pas non plus qu’elles étaient des fans de Vivement dimanche sur France 2… Simplement Coffe, c’était ça !

Une absence totale de frontières d’âges, de classes, de genres, de milieux. Il y avait même un côté instituteur du goût chez lui, un truc un peu Jules Ferry de la ménagère, une mission de passeur, de transmetteur qui le maintenait en permanence très en dessous du radar du show-bizz et des médias (malgré son goût évident de la fanfreluche !). Il n’avait pas besoin d’être « sur le terrain » pour comprendre le peuple, comme disent les politiques. Il était le peuple, il ne vivait que pour ça : les marchés, les rencontres, l’inconnu. Et surtout, contrairement à ce qu’on aurait pu croire, les plus jeunes. C’était son obsession ! Et peut-être même l’une de ses seules vraies frustrations médiatiques : être trop vieux, trop « marqué », plus assez moderne et dans le coup pour faire en quelque sorte le nouveau « Gulli de la cuisine », un grand rendez télé d’éducation des enfants au goût et à l’origine des produits alimentaires. Raconter aux enfants pourquoi le chocolat ne pousse pas dans les tablettes ou comment le lait Ribot peut être aussi bon que les yaourts à boire, c’était son rêve. Il aurait même payé pour ça ! Il avait imaginé toutes sortes de formats TV, de dessins animés, etc. Dommage, on ne l’a pas laissé faire. Et on a préféré, à la place, stariser des apprentis cuisiniers à la chaîne sans jamais leur expliquer qui était Antonin Carême... Je ne suis pas sûr que nous ayons gagné au change. Et ça ne l’a pas rendu pour autant moins populaire que Jean Imbert…

Finalement, Jean-Pierre Coffe n'a-t-il pas été l'un des rares personnages de notre époque à avoir réussi ce pari : conserver ses racines tout en ne reniant rien de notre monde contemporain ?

Franchement, je me demande même si ce n’était pas l’un des seuls (au moins, en France) ! Vous en connaissez beaucoup vous, des journalistes qui ont réussi à relancer la Rosette de Lyon ou la tête de veau sauce Gribiche, comme si c’était du Jeff Koons ou du Phil Spector ? Moi, je n’en vois pas beaucoup, même chez les modernes autoproclamés de la cuisine. Jean-Pierre Coffe n’a pas juste conservé ses racines (et les nôtres, au passage), il les a « sanctuarisées » comme un film de Lautner du dimanche soir. Avec lui, les produits de terroirs (et même les questions agricoles les plus complexes…) sont devenus une nouvelle comédie française qui nous rend parfois un peu moins cons, il faut bien l’avouer. On sait bien à quel point toute la révolution gastronomique actuelle qui confine parfois à l’hystérie est aussi une affaire sociale qui agit sur le « vivre ensemble », l’interaction, le business, la mode, etc. On parle même de plus en plus de « social dining » pour qualifier l’engouement culinaire des Français. La cuisine est désormais le nouveau LinkedIn, Facebook, Tinder et Google réunis. Mais le premier à avoir inventé le « clubbing de restaurant », un lieu aussi fiévreux et sexy qu’une boite à la mode où l’on mange comme douze et où l’on s’amuse, c’était quand même Jean-Pierre Coffe ! A l’époque, grâce à lui, les Parisiens n’avaient même pas besoin de prendre leur assiette en photo et de la partager pour se faire des amis ! Ce Monsieur était d’une modernité… 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !