De Skype au sexe virtuel : pourquoi dorénavant il y aura toujours un écran entre vous et les autres<!-- --> | Atlantico.fr
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Internet s'impose de plus en plus comme un tiers incontournable dans les rapports humains.
Internet s'impose de plus en plus comme un tiers incontournable dans les rapports humains.
©Reuters

Près des yeux, loin du cœur

Réseaux sociaux, sites de rencontres… l'impact d'Internet sur notre rapport aux autres est de plus en plus visible au quotidien. Une nouvelle donne qui invite à se poser la question de l'avenir du relationnel dans les sociétés numériques.

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico :  Tout en nous rapprochant sur le plan de la communication, Internet s'impose de plus en plus comme un tiers incontournable dans les rapports humains. Peut-on parler d’une réelle révolution relationnelle ?

Michel Maffesoli : Oui. Je pense que nous sommes au début d’un véritable changement sociétal de fond. Nous sommes en train de reconstruire nos rapports sur un système hybride, recoupant les vieilles lunes archaïques des organisations tribales avec les nouvelles technologies. Notre sentiment d’appartenance ne se construit plus tellement autour de la famille et de l’entourage proche, mais autour de goûts et de spécificités multiples qui nous définissent.
Auparavant la société moderne (bourgeoise) reposait sur un enfermement autour de l’individu. La formule complète de la célèbre phrase de Descartes en est ainsi révélatrice : "Je pense donc je suis dans la forteresse de mon esprit". Ce que l’on appelait au XIXe siècle le mur de la vie privée structuré autour de la famille mononucléaire (deux parents, peu d’enfants, NDLR) s’est aujourd’hui effondré pour laisser place, grâce ou à cause des nouvelles technologies, à un "relationnisme" extraverti : je suis toujours en contact avec l’autre. Ce contact est aujourd’hui généré par les affinités de goût, d’appartenance sexuelle ou encore d’opinion politique. On peut parler ici d’un vrai changement civilisationnel.

Une récente étude de l’IFOP révélait que la "sexualité numérique" était en pleine explosion en France. Notre conception des relations amoureuses peut-elle être impactée par cette nouvelle donne ?

Nous allons à mon avis vers une valorisation du fantasme. Tout ce qui était autrefois caché peut aujourd’hui être exposé à l’infini grâce à Internet. Dans les études que nous avions menées au CEAQ (Centre d’études sur l’actuel et le quotidien, rattaché à La Sorbonne), il ressortait que 70% du trafic internet avait pour nature des thèmes religieux, philosophiques, et bien sûr sexuels. Ce contexte favorise forcément l’explosion du fantasme (le mot n’est pas péjoratif dans mon esprit) et de son assouvissement. Je prendrais un exemple selon moi révélateur, à savoir le fait que derrière de nombreux pseudos féminins sur les sites pornographique se cachent en vérité des hommes. Ces derniers, possédant un penchant pour la psychologie féminine, peuvent ainsi s'exprimer sans pour autant "passer à l’acte" (sur le plan de l'identité, NDLR).
Par ailleurs, on peut noter que les deux grands interdits de la tradition judéo-chrétienne étaient la production de l’image et l’onanisme ("tu ne te masturberas pas"). On voit bien aujourd’hui avec Internet que nous sommes à l'inverse entrés dans une revalorisation de la masturbation. Nous visionnons des images et nous nous racontons des histoires, l’autre devient l’objet de nos fantasmagories.

Notre identité sociale et notre façon de la définir en sont-elles profondément bouleversées ?

Je pense que le grand concept d’identité tel qu’on le connaît n’est plus le même, nous sommes aujourd’hui dans l’identification multiple. Un internaute possède aujourd’hui plusieurs "avatars" et "pseudos" qui font écho à ces diverses identifications. On ne peut plus fonctionner à l’heure actuelle sur ce qui structurait l’identité moderne (un sexe, une idéologie, une profession), d’où cet éclatement. Aujourd’hui nous mettons en avant nos multiples "identifiants" sur les réseaux sociaux et faisons tout pour qu’ils ressortent autant que possible. Je ne suis plus un, je suis pluriel, et cela ressort dans le rapport que nous avons aux autres. Nous ne nous socialisons plus en fonction de notre simple identité sociale, mais en fonction des rôles que nous souhaitons nous attribuer. Un jour on joue le rôle du professeur bon chic bon genre, et l’autre on endosse celui plus encanaillé d'un écumeur de boîtes malfamées.

Autre phénomène frappant, nos connaissances et amis ne peuvent plus être perdus de vue grâce aux réseaux sociaux. Cela modifie t-il notre rapport à l’entourage ?

Absolument. La post-modernité fait selon moi que ce n’est plus l’individu qui prime mais le relationnisme : nous sommes toujours en contact. Aujourd’hui nos rencontres de vacances peuvent durer toute une vie et notre cercle "d’amis" s’élargit de manière considérable (Facebook). Un autre exemple plus simple est assez illustrateur : les jeunes et jeunes adultes, alors qu’ils viennent de quitter leurs amis du lycée ou du bureau, échangent avec eux dix minutes après les avoir quitté. Autrement dit, le "Je" n’existe désormais que par et sous le regard de l’autre, c’est lui qui me crée. On entend à ce sujet de nombreuses sottises journalistiques qui évoquent l’explosion de l’individualisme contemporain, alors que c’est bien ce relationnisme que nous voyons émerger. 

L’émergence d’un nouveau langage (acronyme, mots raccourcis) s’est fait avec l’arrivée du Web. En quoi cela peut changer notre façon d’interagir avec nos proches ?

Il est vrai que le langage avec Internet  fonctionne de plus en plus sur ces raccourcis et acronymes, et ce même chez les gens "raffinés". Aujourd’hui, l’oralité prédomine au détriment du style écrit, et Internet le montre bien (les échanges de tchat se font sur les codes du langage parlé et l’on trouve désormais des systèmes oraux comme Skype ou Wengo, NDLR). Cela provoque évidemment une évolution du langage, mais il faudrait rappeler qu'il est toujours amené a évoluer par nature. N’oublions pas en effet que le français tel que nous le connaissons ne s’est forgé qu’à partir du XVIIe siècle et qu’il n'a pris sa forme propre qu'avec le romantisme du XIXe. Il y a bien aujourd’hui un changement du langage mais cela ne signifie pas forcément une destruction ou un appauvrissement. Il faudra cependant attendre plusieurs décennies pour voir si cette évolution est similaire aux précédentes ou totalement inédite.

Propos recueillis par Théophile Sourdille

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