Dans l’enfer irakien : à qui la responsabilité du chaos, ceux qui ont décidé de la guerre ou ceux qui ont décidé du retrait américain ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Des membres des forces de sécurité kurdes prennant position au cours d'affrontements avec le groupe jihadiste ISIL.
Des membres des forces de sécurité kurdes prennant position au cours d'affrontements avec le groupe jihadiste ISIL.
©Reuters

Mauvais choix

"Nous avions gagné le conflit. Nous avions un gouvernement stable. Mais le président a voulu un retrait, et maintenant nous en payons le lourd prix", a déclaré le sénateur américain John McCain, alors qu'un mouvement djihadiste vient de prendre la deuxième ville d'Irak, deux ans et demi après le retrait des troupes américaines.

Guy Millière

Guy Millière

Guy Millière est un géopolitologue et écrivain français. Il est "senior advisor" pour le think tank  Gatestone Institute à  New York, et auteur du livre Le désastre Obama  (édition Tatamis).

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Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : 10 ans après le début du conflit entre l'Amérique de George W. Bush, et deux ans et demi après le départ des forces armées américaines d'Irak, les djihadistes de l'Etat Islamique de l'Irak et du Levant viennent de prendre la deuxième ville du pays. A quel point l'instabilité grandissante d'aujourd'hui est-elle la conséquence du départ des Américains ?

Alexandre Del Valle : Il est clair que d’un point de vue stratégique, que l’on soit d’accord ou pas avec l’interventionnisme étatsunien et la guerre d’Irak de 2003, dont les fondements et les justifications furent plus que controversés et discutables, il aurait fallu mieux gérer le retrait, décidé de façon hâtive et peu responsable par l’administration de Barack Obama qui voulait évacuer au plus vite les troupes américaines pour des raisons essentiellement électorales internes. Il voulait ainsi surfer sur le ras-le-bol des citoyens américains, las des gâchis et des pertes humaines et du regain d’anti-américanisme mondial suscité par cette guerre qui a été non seulement terrible en elle-même mais qui est arrivée à la suite d’une première intervention inachevée en 1990 et après 3 ans d’embargo international qui n’a nuit qu’aux populations innocentes et a contribué à fanatiser les masses musulmanes, notamment sunnites.

Dans ce contexte, le retour du chaos, des communautarismes et des guerres ethno-religieuses étaient prévu, “écrit”, et le retrait subit de l’armée américaine, qui a détruit l’ancienne administration nationaliste baassiste de Saddam Hussein sans la remplacer par une structure comparable capable de maintenir l’unité du pays, ne pouvait que laisser la place aux fanatiques sunnites d’Al-Qaïda et de l’EIIL. Ce dernier vient de prendre possession d’une partie importante du territoire avec la complicité et l’aide logistique et stratégique de nombreux anciens cadres sunnites de l’armée irakienne bassiste épris de revanche et de tribus sunnites tout aussi aigries et éprises de revanche face aux chiites qui sont accusés d’avoir été mis en place par l’occupant américain à leur détriment. Je pense donc que les conséquences de l’intervention en Irak, intervention selon moi illégitime et contre-productive, étaient prévisibles, mais que quitte à y être, il fallait rester plus longtemps et mieux préparer la relève avant de laisser la place à des forces fanatiques et totalitaires selon moi pires encore que le régime bassiste qui avait au moins le mérite de maintenir une unité et un équilibre. 

Guy Millière : L'instabilité de l'Irak, qui est en train de replonger vers la guerre civile, et où pourrait se constituer un Etat clairement djihadiste à même de servir de base arrière à d'autres organisation djihadistes et de camp d'entrainement à des djihadistes solitaires du type Mehdi Nemmouche, est essentiellement le fruit du départ des troupes américaines. Avant ce départ, l'Irak était un pays stabilisé,où régnait un ordre relatif, et où les discordances entre sunnites, chiites et kurdes avaient laissé place à une coexistence pacifique. C'était un pays qui commençait à se reconstruire et qui aurait pu servir de modèle pour l'émergence de républiques modérées dans le monde arabe. Ce qui avait été obtenu difficilement s'est trouvé détruit.

Après le départ des troupes américaines, le gouvernement de Nouri al-Maliki a opéré un rapprochement avec la République islamique d'Iran et a procédé à des purges anti-sunnites dans l'administration et dans l'armée, ce qui a suscité la défiance croissante des populations sunnites, et facilité la pénétration et l'implantation de l'Etat islamique de l'Irak et du Levant. Aujourd'hui, le pays s'effondre. Les régions kurdes sont autonomes et échappent au chaos. Les régions sunnites sont aux mains de gens plus radicaux qu'Al-Qaïda. Bagdad et le Sud du pays sont encore tenus par les chiites. Bagdad ne tombera pas aisément, car l'Iran a dépêché des gardiens de la révolution, et une mobilisation en masse de la population chiite se dessine, mais toutes les possibilités sont ouvertes. L'administration Obama a transformé une victoire âprement obtenue en défaite potentiellement très lourde de conséquences.

L'Etat américain aurait dépensé plus de 1 000 milliards de dollars et la vie de milliers d'hommes. Qu'a-t-il concrètement manqué à la mission américaine ?

Alexandre Del Valle : La mission américaine a été mal gérée et mal pensée, de façon manichéenne, depuis les origines, c’est-à-dire tant depuis la “première guerre d’Irak” mal gérée et qui ne fut pas menée jusqu’au bout, que depuis les premiers jours de la seconde intervention du printemps 2003. L’erreur majeure de cette seconde intervention fut de laisser s’installer un chaos politique général et de démanteler tout l’édifice politico-militaire et administratif du Parti Baas, au profit des communautarismes kurde, chiite et sunnite, ceci au lieu de mettre lucidement et pragmatiquement au pouvoir des dissidents du régime bassiste et de laisser en place une administration et une armée relativement solides et nationales. Au lieu de cela, tout l’effort américain a consisté à faire monter les groupes ethniques et religieux et à diaboliser tout ce et ceux qui rappelaient l’ancien régime baasiste de Saddam, de sorte que l’on a poussé à la fois les tribus sunites et les cadres sunnites du partis bass et de l’armée dans les bras des mouvements jihadistes anti-chiites. Ils n’attendaient que cela et ont accueilli dans leur “résistance” leurs anciens ennemis internes bassistes sunnites désormais unis par une même double volonté de faire fuir les troupes anglo-américaines et d’en découdre avec le pouvoir central chiite, lui-même sérieusement rapproché de Téhéran dans le cadre de l’Axe chiite Iran-Irak-Hezbollah-Syrie...

Par étroitesse mentale et aveuglement idéologique, les néo-conservateurs décidés à faire du passé bassiste table rase, ont préparé la venue du pire. Leur conception idiote de la démocratie confessionnelle et communautariste hérité du “comunalism” anglais et fondé sur le “divide et impera”, c’est-à-dire diviser pour régner et créer un chaos pour justifier une présence militaire, est devenue encore plus dangereuse dès que l’alternance démocrate a précipité le retour du chaos total dès lors que les troupes américaines - qui avaient remporté de belles batailles avec le “Surge” dès 2007 - ont dû composer avec des tribus sunnites rebelles liés aux groupes salafistes pour sauver les meubles  et ont été obligées de partir avant même d’avoir pu susciter un ordre nouveau… Le même scénario est prévisible en Afghanistan et même au Mali, comme on le voit ces jours-ci avec le retour des jihadistes, sans oublier la Libye… Les Occidentaux forts de leur suprématie technologique et militaire aérienne savent gagner des guerres en quelques semaines mais perdent les après-guerre !  

Guy Millière : Après des erreurs coûteuses en vies humaines et en matériel, les Etats Unis ont fini par l'emporter, essentiellement grâce à la stratégie de « surge » mise en œuvre par le général Petraeus en 2007. Ce qui a manqué a été, surtout, la continuité. George W. Bush a dit que la guerre dépassait de beaucoup l'Afghanistan et l'Irak, et était une guerre globale contre le terrorisme (en fait une guerre contre le djihadisme), et il a ajouté que la guerre devrait durer une génération pour que des résultats durables soient obtenus. La guerre a duré moins longtemps. Une lassitude s'est installée dans l'opinion américaine. La gauche a mené un travail de sape qui a instillé le doute dans les esprits. George W.  Bush a été diabolisé. Des alliés traditionnels des Etats Unis, tels la France et l'Allemagne, ont fait défection. Lassitude et travail de sape, diabolisation de George W. Bush et défection d'alliés ont conduit à la victoire de Barack Obama, dont l'objectif a été d'emblée de « mettre fin » à la guerre, d'adopter une attitude d'apaisement vis-à-vis de l'islam radical et de désengagement américain.

On voit les résultats de la doctrine Obama non seulement en Irak, mais aussi en Afghanistan, en Syrie, en Libye, en Afrique subsaharienne. Le maréchal Sissi, devenu Président, s'efforce de stabiliser l'Egypte, ce qui ne sera pas facile. Mais une large part du monde musulman se trouve en état de déstabilisation grave. Les années Obama, au delà de quelques éliminations ciblées, dont celle d'Oussama Ben Laden, vite remplacé par Ayman Al Zawahiri, ont été des années fastes pour le djihadisme. Abou Bakr al Baghdadi, le chef de l'Etat islamique en Irak et au Levant a tout à fait le profil pour être un futur Oussama Ben Laden.

On pu voir que l'armée irakienne était particulièrement bien équipée, et qu'elle avait été formée par les GIs. Que manque-t-il concrètement au président irakien, Jalal Talabani, pour faire régner la sécurité et l'ordre dans le pays ? 

Alexandre Del Valle : L’armée irakienne est bien équipée, et elle est pas mal entraînée, mais pas assez et pas depuis assez longtemps pour que cela puisse faire contrepoids au savoir-faire des anciens de l’armée de Saddam qui ont rejoint les milices islamistes sunnites, elles-mêmes appuyées par le terrorisme international et financées par nos charmants « alliés » du Golfe, grands amis des Etats-Unis et des Européens !!! Aujourd’hui, on peut même dire que les Kurdes ont plus la capacité et les moyens de repousser les milices terroristes sunnites que l’Etat irakien lui-même divisé, fragile et rendu vulnérable par le fait qu’il est rejeté par les élites sunnites et qu’il ne peut plus compter sur la force de frappe anglo-américaine…

Guy Millière : Jalal Talabani n'a pas en main la réalité du pouvoir exécutif. Cette réalité du pouvoir exécutif a été jusque voici peu aux mains de Nouri al-Maliki, Premier ministre. Les purges opérées par Nouri al-Maliki, vraisemblablement dictées par l'Iran, ont affaibli et désorganisé l'armée et l'administration. Depuis les dernières élections,Nouri al-Maliki est affaibli, et ne pourrait disposer d'une majorité absolue au parlement qu'en mettant en place une coalition. Pour l'heure, il n'est pas parvenu à la mise en place d'une coalition. Il n'est pas même parvenu à réunir le parlement pour faire voter l'état d'urgence dans le pays. Il n'a quasiment aucune légitimité pour rétablir l'ordre et la sécurité, et son autorité est si affaiblie que s'il survit politiquement à ce qui se passe présentement, il sera bien davantage encore soumis aux exigences de l'Iran et de partis chiites radicaux tels que le bloc Al-Arhar, qui se réclame des idées de Moqtada al-Sadr. Le bloc Al-Arhar, avec 34 sièges au parlement, est le deuxième groupe politique d'Irak, derrière l'Itilāf Dawlat al-Qānūn (coalition de l'état de droit) de Nouri Al-Maliki, qui dispose de 92 sièges. Il faut 165 sièges pour faire une majorité. Aucune majorité ne semble en mesure de prendre forme présentement.

Finalement, est-ce qu'il est vraiment étonnant de voir qu'au départ des américains, les communautarismes se soient exacerbés et que les tensions religieuses refassent surface ?

Alexandre Del Valle : Non seulement cela n’est pas étonnant, mais cela était prévisible : je l’ai écrit dans Le complexe occidental et dans tous mes ouvrages depuis la première guerre du Golfe : les guerres occidentales en Irak ont ouvert la boîte de Pandore du Terrorisme islamiste au proche et Moyen Orient et dans le monde entier. La « question irakienne » est si explosive depuis 1990 qu’elle a bien plus contribué à fanatiser de nouveaux candidats au terrorisme islamiste que ne l’a suscité le conflit israélo-palestinien lui-même, bien trop surestimé. N’oublions jamais que Al-Qaïda, jadis allié tactique des Etats-Unis contre les Russes soviétiques en Afghanistan, a lancé sa guerre terroriste globale contre l’Occident en réaction non pas aux actions des Israéliens contre les Palestiniens, mais en réaction à la guerre du Golfe et à l’occupation de l’Arabie saoudite, de l’Irak et du Koweît par les « Infidèles croisés » occidentaux…

Les dirigeants américains ont agi de façon incommensurablement stupide en Irak depuis les années 1990 et n’ont fait que préparer le retour des communautarismes revanchards et des islamismes radicaux chiites comme sunnites dans leur stupide obsession de détruire le régime bassiste qui était national et laïque mais qu’ils assimilaient au camp russo-communiste car socialisant et allié de Moscou. Leur aveuglement et leur étroitesse idéologique sont à l’origine de la situation actuelle. Et ils ont failli faire de même en Syrie où les pays occidentaux ont eu tort de soutenir dès le départ le « printemps  arabe » qui est vite devenu un « Hiver islamiste ». 

Guy Millière : L'exacerbation des communautarismes après le départ des Américains  a été très logique. Sans présence américaine, il était peu ou prou inéluctable que les chiites se rapprochent de l'Iran, et que l'Iran, dès lors tente de mettre en place une emprise sur le pays. Il était peu ou prou inéluctable que, dès lors que les chiites se rapprocheraient de l'Iran, des purges anti-sunnites auraient lieu, ce qui entrainerait le mécontentement et la révolte des sunnites. La décomposition de la Syrie et la prise du pouvoir dans l'Est de la Syrie par des forces islamistes, l'ascendance au sein de ces forces de l'Etat islamique en Irak et au Levant, la porosité de la frontière entre la Syrie et l'Irak ont fait le reste. Les régions sunnites d'Irak sont tombées très aisément entre les mains de l'Etat islamique en Irak et au Levant. Les sunnites se sentent plus d'affinités avec un groupe sunnite, même radical, qu'avec un gouvernement chiite qui organise des purges anti-sunnites, ce qui n'a, hélas, rien d'étonnant.

Les régions kurdes sont dans une situation de quasi-indépendance : elles disposent de leurs propres forces armées, et celles-ci, en cas d'attaque contre elles, riposteraient sans aucun doute avec bien plus de fermeté et de détermination que l'armée aux ordres de Nouri al-Maliki. Ce qui prend forme pourrait être la fin de l'Irak tel qu'il a été dessiné lors du démantèlement de l'empire ottoman, et l'émergence de trois entités au sein de l'ancien Irak : une entité kurde au Nord, une entité chiite au Sud, une entité sunnite au centre et à l'Ouest du pays. Le problème est que l'entité sunnite serait une entité djihadiste, dangereuse pour le monde occidental tout entier.

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