Crise des retraites : l’ordre social à l'épreuve de la fuite en avant politique <!-- --> | Atlantico.fr
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Manifestation contre la réforme des retraites.
Manifestation contre la réforme des retraites.
©FRED TANNEAU / AFP

Risque de chaos

Du point de vue des stratèges des forces de l’ordre, l’état social du pays le fragilise au point qu’on puisse redouter des désordres pouvant basculer en chaos.

Bertrand Cavallier

Bertrand Cavallier

Bertrand Cavallier est général de division (2S) de gendarmerie. Spécialiste du maintien de l’ordre et expert international en sécurité des Etats, il est notamment régulièrement engagé en Afrique. Le général Bertrand Cavallier est l'ancien commandant du Centre national d’entraînement des Forces de gendarmerie de Saint-Astier. 

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La question de l’âge de la retraite donne lieu depuis plusieurs jours à des affrontements dans la Capitale et dans certaines villes de province. Les pouvoirs publics sont confrontés à des regroupements d’éléments radicaux qui se concentrent notamment sur les lieux stratégiques comme la place de la concorde, à proximité immédiate de l’Assemblée nationale ou d’organes exécutifs majeurs comme l’Elysée et le ministère de l’intérieur. 

Fort logiquement, la préfecture de police a pris des arrêtés d’interdiction de manifester dans certaines zones sensibles et déploie des forces de l’ordre, principalement gendarmes mobiles et CRS, pour prévenir des troubles.

Cet article est le premier volet d’une analyse sur les risques de chaos social en France. Pour lire la seconde partie, cliquez ici : Crise des retraites : le maintien de l’ordre face aux (très rudes) défis de la fuite en avant

Il y a de toute évidence une part d’irrationalité dans ce qui se déroule, qui fascine les pays limitrophes, où nombre de gouvernements de gauche ont porté l’âge de la retraite à 65 ans, voire plus. La France est, certes de façon moins radicale que son voisinage européen, touchée par le vieillissement de sa population et une dégradation du rapport actifs-inactifs. Elle connaît un taux d’endettement abyssal, soit 3000 milliards d’euros. Elle conjugue un taux d’imposition record, un énorme déficit public alimentant notamment une fonction publique pléthorique qui ne répond plus aux attentes de la population. Le système de santé se délite, le niveau scolaire s’effondre, l’insécurité explose, l’immigration irrégulière reste massive…Sur le plan économique, la désindustrialisation se poursuit, et la France depuis le début des années 2010, a reculé de la première à la troisième place du classement des exportateurs européens de produits agricoles et alimentaires, détrônée par les Pays-Bas et l’Allemagne. Plus alarmant, et renvoyant au défi de notre souveraineté alimentaire, le poids des postes « vins et spiritueux » et « céréales » est tel que si on les soustrait de la balance agricole et agroalimentaire de la France, celle-ci devient très largement déficitaire, passant de - 5,7 milliards d’euros en 2010 à quelques - 11 milliards d’euros en 2019. Dans le domaine énergétique, la légèreté des politiques et la soumission des technocrates ont pour partie annihilé les efforts d’indépendance consentis par la nation, durant trente ans. Sur le plan géopolitique, l’environnement de l’Europe est très déstabilisé, et de façon globale, de plus en plus menaçant pour les démocraties. Redécouvrant que l’histoire est tragique, selon la célèbre formule de Raymond Aron, l’Union européenne prend enfin conscience de l’impératif du réarmement, et à cet effet de celui d’éviter le décrochage technologique.

Ce constat général serait de nature à susciter un sursaut collectif, à même d’apporter des réponses de fond dont celles d’un régime de retraite raisonnable, équitable et compréhensible par tous. Or, ce sursaut n’est pas encore d’actualité. La situation intérieure est en effet devenue encore plus sensible qu’elle ne l’était durant la crise dite des gilets jaunes. Se développe un contexte qui pourrait être de plus en plus propice à une déstabilisation du pays par des mouvances radicales, selon un effet détonateur, tenant à plusieurs facteurs inter-agissants.

L’on observe tout d’abord ce ressenti profond dans une partie notable de l’opinion publique d’une fragilisation du fonctionnement institutionnel suite à l’usage de l’article 49-3, qui confinerait à un diktat du pouvoir exécutif, à l’opposé du principe essentiel du consentement, soit de l’adhésion, mis en avant par Hannah Arendt. Et corrélativement, l’idée croissante que la rue doit imposer sa volonté, ce qui objectivement remet en question le principe même de notre démocratie. 

Évoquons ensuite, parmi les acteurs institutionnels supposés permettre de réguler les revendications sociales, la surenchère de certains syndicalistes menaçant de mettre l’économie à genoux, ainsi que les actions ciblées, notamment par des agents d’Enedis, contre des politiques, selon un syndrome étrangement comparable à celui développé par des activistes trumpistes contre des élus démocrates. 

Se développe également et de façon structurelle, adossée à des mouvances politiques représentées au sein de l’Assemblée nationale appelant « au Grand soir », cette influence très prégnante de la contestation globale au sein de la jeunesse. On aurait pu penser qu’elle serait résiduelle. Or, façonnée dans les arsenaux idéologiques que sont les universités de sciences humaines, et les instituts d’études politiques (IEP, anciennement « Sciences-po »), elle connaît une nouvelle vitalité sur fond de wokisme, de béatitude écologique, et d'individualisme exacerbé. Au sortir de mai 68, s’appuyant sur l’ouvrage « L’univers contestationnaire » publié par deux psychanalystes, Bela Grunberger et Janine Chasseguet-Smirgel, deux politologues, Philippe Beneton et Jean Touchard mettaient en avant dans un article intitulé Les interprétations de mai-juin 1968 « l’éviction du révolutionnaire par le contestataire ». Selon eux, « les slogans traduisent l’efflorescence du rêve et de l’utopie, la contestation globale et la tentation nihiliste, le culte de la spontanéité et le refus de toute organisation, “la table rase“ et la volonté provocatrice ». En 1973, le sociologue marxiste Michel Clouscard parlait de « l’avènement de l’individu roi, humanoïde libéral-libertaire errant dans le vide d’un univers hédoniste et faussement universaliste ». Or, une partie de cette jeunesse se situant dans ce courant, au demeurant profondément contradictoire, évoque ouvertement une légitimation de l’usage de la violence.

Enfin, et de façon plus préoccupante, on ne peut que constater une mutation des classes populaires et des classes moyennes. Alors qu’elles constituaient un socle de stabilité, ces masses laborieuses sont touchées par une paupérisation croissante, qui a suscité le mouvement des gilets jaunes. Déboussolées culturellement, subissant la contraction des services publics dans les territoires, elles ont conservé un fort ressentiment vis à vis d’un pouvoir dont elles pensent qu’il a fait un usage excessif de la force lors des manifestations sur la place parisienne entre 2018 et 2020, contrastant selon elles avec le laisser-aller dans les zones de non droit. C’est la France périphérique, qui admet de moins en moins l’indécence d’un système qui permet aux dirigeants du Cac 40 de se verser en 2022 les plus gros dividendes jamais ainsi distribués, sans évoquer le cas d’un dirigeant d’un groupe industriel automobile justifiant ses énormes émoluments annuels par ce qui est devenu, soit disant, la norme dans l’univers capitaliste. Mais c’est aussi une France, notamment la France rurale, qui supporte de moins en moins les entraves à son mode de vie et à son activité professionnelle, exercées par les mouvances dites écologistes. S’agissant de zones rurales, il est notamment à craindre, face aux oppressions exercées par des éco-activistes, qu’une paysannerie, déjà en détresse, bascule elle-même dans la violence, au motif qu’elle joue actuellement véritablement sa survie. Ce qui est vrai pour nombre d’exploitants agricoles l’est tout autant pour les marins-pêcheurs. Concernant ces forces vives de la nation, qui ont conservé le sens du travail, et pour lesquelles les semaines de 35 heures relèvent d’une autre planète, il faut aussi évoquer la frustration de tout ce monde des PME, premier employeur de France, si actif et paradoxalement sous-représenté. Un monde d’effort, d’engagement concret, ignoré par une certaine intelligentsia urbaine bien pensante et moralisatrice.

Cet article est le premier volet d’une analyse sur les risques de chaos social en France. Pour lire la seconde partie, cliquez ici : Crise des retraites : le maintien de l’ordre face aux (très rudes) défis de la fuite en avant

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