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"La Crise" de Coline Serreau : le film qui avait tout prévu... dès 1992
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Extralucide

"Au RMI !" s'exclament les personnages de "La crise" en trinquant. Un film qui parle d'une époque loin d'être révolue.

Clément  Bosqué

Clément Bosqué

Clément Bosqué est Agrégé d'anglais, formé à l'Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique et diplômé du Conservatoire National des Arts et Métiers. Il dirige un établissement départemental de l'aide sociale à l'enfance. Il est l'auteur de chroniques sur le cinéma, la littérature et la musique ainsi que d'un roman écrit à quatre mains avec Emmanuelle Maffesoli, *Septembre ! Septembre !* (éditions Léo Scheer).

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Dans ce petit tableau de 1992, Coline Serreau dépeint les vicissitudes d'une époque qui est encore largement la nôtre. On y divorce, on y est mis à la porte par des firmes en « restructuration », Le Pen y est déjà l'épouvantail de service pour une gauche humaniste bien-pensante, et les racistes peuvent avoir grand coeur. Les retraités sont d'égoïstes jouisseurs et le Parti Communiste déjà moribond. Dans cette image d'Epinal à l'envers, le monde est brun, gris, d'immeubles, de bagnoles, d'intérieurs crasseux et et de nuages bas.

« La crise ». C'est le mot-grincement de dent, mouillé d'acidité, dont nous chapeautons depuis une trentaine d'année nos vies et nos regards sur nos vies, persuadés que ce que nous vivons, ce que nous faisons, a des « causes économiques ». Si je touche les minima sociaux, c'est que je suis au chômage ; si je suis au chômage, c'est que j'ai été licencié et si j'ai été licencié, c'est que mon entreprise a choisi la main-d'oeuvre comme variable d'ajustement dans un contexte de concurrence mondiale. Le processus, l'enchaînement est si imparable !

Néanmoins l'économie est une vision du monde qui contient ses propres axiomes. Elle ne peut contredire une démonstration qu'elle a été conçue pour permettre. Tout le reste, analyses économiques de droite comme de gauche (à qui la faute : aux dominants ? A l'Etat-providence ?), est du détail, l'équivalent en termes contemporains des querelles entre théologiens du VIIIe siècle sur la procession du Saint-Esprit et auxquelles (y compris ceux qui se disent, aveu d'ignorance du dogme, « pratiquants »), nul ne comprend plus rien.

Les économistes seraient d'ailleurs les premiers à le reconnaître : leur science ne dit pas « quoi faire ». La croissance (ou la décroissance) ne sont en réalité que des moyens d'atteindre quelque chose. Dans l'antiquité, elle n'était que la bonne gestion des ressources du foyer (oikos) et elle aurait pu demeurer à jamais cette technique subalterne... Mais pourquoi alors, si elle n'est qu'une science descriptive, inapte à nous dicter nos choix, semblons-nous lui être si inféodés ?

C'est que tout s'est emballé en occident selon une trajectoire que les historiens des mentalités connaissent bien. Pour culminer au XIXe siècle dans sa double version productivisme bourgeois / messianisme ouvrier. Cette mentalité est admirablement résumée dans un dialogue tiré des premières pages du Dr Jivago de Pasternak (1958) : « on peut être athée, […] on peut ignorer si Dieu existe et à quoi il sert, et savoir pourtant que l'homme ne vit non pas dans la nature, mais dans l'histoire, et que l'histoire comme on la comprend aujourd'hui a été instituée par le Christ, que c'est l'Evangile qui en est le fondement. Et qu'est-ce que l'histoire ? C'est la mise en chantier de travaux destinés à élucider progressivement le mystère de la mort et à la vaincre un jour. C'est pour cela qu'on découvre l'infini mathématique et les ondes électro-magnétiques, c'est pour cela qu'on écrit des symphonies. Pour avancer dans cette direction, on ne peut se passer d'un certain élan […] un équipement spirituel […] l'amour du prochain, […] l'idée de la personne libre et l'idée de la vie comme sacrifice ». L'homme, fait dire Pasternak à son personnage, a appris à vivre « dans la postérité » ; « l'histoire en ce sens, les anciens l'ignoraient ». Tout est dit ! L'idée de progrès moderne est enchâssé dans le judéo-christianisme (avec une couche d'individualisme et de rationalisme) et le reste est bagatelle.

Ainsi, tout comme l'économie était, vent favorable, responsable des Trente que Jean Fourastié appelait « glorieuses », de même elle fut la cause de la stagflation des années 1970, de la montée du chômage et des inégalités. Termes économiques que l'on a paré de toutes réalités, transcendante (le Chômage est là, il plane au-dessus de nos têtes et va frapper) et immanente (nous voyons, nous touchons, nous sommes cet homme qui est au chômage), ergo le chômage est un Moloch, il existe et exige des sacrifices.

Voici comment une science humaine par essence séculaire, faite et pensée pour affranchir l'homme de superstitions et des fatalités tant imaginées (une mauvaise moisson est un châtiment divin) que concrètes (réfléchir en économiste c'est planifier l'avenir, inventer des détours de production?) est devenue une sorte de métaphysique. C'est à dire un art de décrire des réalités qui nous dépassent.

Une jolie scène montre les personnages de La Crise trinquer à la santé du RMI (« au RMI ! »). Alloc' équivoque : on pressent ce que le délitement des solidarités de base, familiales, communautaires, doit à une « aide sociale » aussi individualiste et désincarnée que le marché du travail impitoyable dont elle prétend consoler.

« Le chat vient, et nous ne sommes que des oiseaux sans ailes », chantait un jeune barde anglais, David Gray (1968-) au début de ces mêmes années 90. Ne nous trompons pas de chat, et nous retrouverons peut-être nos ailes. Il n'y a de maux économiques que parce que nous le voulons bien. Un indice ? Le remède n'est pas économique.

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