Contrôler la guerre : les exigences de la logique stratégique (et les conséquences intellectuelles et morales désagréables qu’elle nous impose)<!-- --> | Atlantico.fr
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Des soldats français.
Des soldats français.
©Reuters

Aux armes !

Le président de la République, François Hollande, vient de déclarer que les attentats du vendredi 13 novembre 2015 constituaient un "acte de guerre". L’emploi de ce terme risque de dissimuler l’enjeu véritable de la lutte en cours, à moins qu’il ne soit précisé. Si nous qualifions en effet ce qui advient aujourd’hui au cœur de nos villes et de notre société de "guerre", alors nous ne pouvons esquiver une réflexion sur la notion de stratégie. La vérité oblige à dire que cela ne se fera pas sans conséquences intellectuelles et morales désagréables. Y sommes-nous prêts ?

Olivier Zajec

Olivier Zajec

Olivier Zajec est Maître de conférences en science politique à l'Université Jean-Moulin Lyon III.

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Le rapport à soi

De quoi est constituée la stratégie, qui introduit l’action de l’intelligence dans la guerre ? Principalement de quatre rapports complémentaires : un rapport à l’objectif ; un rapport à l’espace et au temps ; un rapport à l’autre ; un rapport à soi. Notre problème principal est que les dirigeants français et européens n’ont plus aucune définition valable du quatrième point : le rapport à soi. Cette incomplétude leur d’interdit d’analyser lucidement le troisième point (le rapport à l’autre) – ce qui a fini par obscurcir leur appréhension des deux premiers points (l’espace-temps de l’action d’une part, l’objectif des opérations d’autre part).

Deux exemples récents de confusionnisme l’illustrent à l’envi. Le premier est la décision française de ne pas bombarder l’Organisation État islamique (OEI) pendant plus d’un an, pour se concentrer sur le "tyran" Bachar al-Assad. Or, qui menaçait réellement le plus la France sur le plan stratégique ? Ici, la posture a surdéterminé les intérêts.

Le deuxième exemple est celui, particulièrement sensible, de la crise des migrants : la décision d’Angela Merkel, en ouvrant un appel d’air dérégulé sur un continent cumulant déjà problèmes économiques, identitaires et sociaux, était politiquement irresponsable parce que contextuellement irraisonné. Tout le monde a instinctivement senti que la chancelière se montrait en l’espèce plus solitaire que solidaire. Le jour même, les experts s’emportaient mezzo voce contre l’égoïsme allemand, en annonçant – avec quelque raison – la mise en danger des équilibres délicats de l’Union européenne. Pourtant, cette faute politique allemande a été médiatiquement saluée par les mêmes experts comme un progrès dans l’ensemble, que ce soit sur le plan moral – les Européens faisaient leur devoir – comme sur le plan de l’utilité économique.

L’utilitarisme et la morale ne font malheureusement pas une politique, ni une stratégie. L’exhortation de M. Hollande le 17 janvier 2015, après les attentats contre Charlie Hebdo ("La vie continue et il convient là aussi de reprendre ses activités, de consommer (…) c’est le temps des soldes c’est aussi le temps des achats et rien ne doit changer") n’est sans doute plus adaptée aux enjeux de l’heure. Ce sont les nations, et non la consommation ou la morale, qui redonneront forme et sens au monde, parce qu’elles seules constituent un intermédiaire à taille humaine entre échelons local et global, entre l’enfermement mortifère et les vertiges de la dissolution.

Identité stable

Sur le plan stratégique, on peut inférer de ce qui précède que notre époque se trompe sans doute en accordant crédit à l’une des dernières paroles d’André Glucksmann, selon lequel le mal correspondrait aux frontières et aux "identités fixées". C’est au contraire lorsque l’on reconnaît la nécessité des identités qu’on les empêche de verser dans l’hystérie essentialiste. Sur ce point, nous ferions mieux de relire la Simone Weil de L’Enracinement (1949) : "Le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se multiplie lui-même. Des êtres vraiment déracinés n’ont guère que deux comportements possibles : ou ils tombent dans une inertie de l’âme presque équivalente à la mort, comme la plupart des esclaves au temps de l’Empire romain, ou ils se jettent dans une activité tendant toujours à déraciner, souvent par les méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou qui ne le sont qu’en partie. (…) Qui est déraciné déracine. Qui est enraciné ne déracine pas."

Les frontières, de ce point de vue humaniste lucide, ne sont pas un vestige du passé, mais tout au contraire la garantie d’un avenir ouvert et coopératif entre cultures égales en dignité. C’est la conviction sereine d’une identité stable qui permet le dialogue entre le Même et l’Autre.

Déracinement légal

Ceci nous renvoie à la guerre en cours. Au Moyen-Orient, le chaos tient principalement à un problème national et politique, celui de l’autonomie de destin des sunnites de l’espace syro-irakien. Cette problématique de non-représentation politique, qui est en soit une forme de déracinement légal, a finalement engendré l’État islamique qui crucifie, massacre et terrorise, en hystérisant l’une des ambiguïtés les plus explosives de l’islam : celle de la confusion entre le spirituel et le temporel, sous la forme du califat transnational.

Il est trop tard pour regretter l’intervention américaine de 2003, à l’origine de ce gâchis. Le mieux aurait été de laisser la responsabilité du traitement de ce phénomène aux puissances régionales, mais celles-ci ont montré dans cette crise une irresponsabilité gravissime, en particulier l’Arabie saoudite et la Turquie – cette dernière, obsédée par les Kurdes, étant l’alliée objective de l’EI et le cachant à peine.

La situation, à présent, ne ressemble plus à l’équation afghane, mais à l’équation malienne. Une opération militaire en coalition serait désormais justifiée avec les Russes, les Iraniens, y compris peut-être au sol. Cet engagement militaire temporellement limité n’aurait de sens qu’en visant, non pas une "démocratisation" coercitive externe (contrairement à ce qui a été fait et a échoué en Afghanistan après 2004, en Irak en 2003, en Libye en 2011), mais plus modestement un déverrouillage politique, qui ouvrirait sur un remodelage des frontières du Moyen-Orient, une fois levée l’hypothèque militaire de l’État islamique.

Cette transgression du tabou frontalier apporterait une réponse politique au problème sunnite mésopotamien, qui investirait d’autres formes de représentation que l’EI. L’occasion pourrait être saisie de faire droit aux minorités religieuses : la constitution éventuelle de "réduits" territoriaux leur permettrait d’espérer un avenir autonome sans être obligées de choisir entre l’émigration et le massacre. Cette politique, pour avoir un sens, gagnerait à être accompagnée d’un avertissement très clair aux Turcs, qui jouent double jeu, et aux pays du Golfe, qui propagent un islam bloqué sur le VIIe siècle, finançant les imams les plus haineux de l’Europe à l’Afrique, en passant par le Moyen-Orient.

Aucune option n’apparaît in fine idéale. Toutes comportent des risques. Mais si rien n’est tenté pour mettre en accord nos intérêts, nos opérations militaires, nos alliances et notre diplomatie, les répercussions démographiques, religieuses et politiques du déséquilibre structurel moyen-oriental sur son voisinage européen risquent de nous entraîner nous-mêmes dans une régression xénophobe et obsidionale génératrice de violence interne, que personne n’arrêtera.

Résurgence frontalière

Cette repolitisation du conflit en cours, préalable à un règlement réaliste du chaos moyen-oriental, n’aura de sens que si elle s’applique également à nous-mêmes. Refuser de penser les frontières et les limites pour soi, au titre d’une postmodernité hors-sol, ne relève pas seulement d’une négation de la stratégie. C’est également une négation de la sociologie, comme le suggère l’analyse de Georg Simmel (Soziologie, 1907) : "(…) le fait qu’une société ait son espace existentiel borné par des lignes clairement conscientes la caractérise comme société qui a aussi une cohésion interne, et vice versa : l’unité des actions réciproques, le rapport fonctionnel de chaque élément à tous les autres trouve son expression spatiale dans la frontière qui impose un cadre."

Plus nous proclamerons que nous sommes en "guerre", plus nous serons conduits à définir nos intérêts et donc, mécaniquement, à réassumer notre identité pour garantir notre "cohésion interne". Moralement, nous pouvons trouver un substitut à ce questionnement. Stratégiquement, nous ne le pouvons pas. Penser que la référence à "l’Europe" nous préservera de cette rencontre avec nous-mêmes est une illusion, du moins tant que nous persisterons à nier les non-dits structurants du projet européen. Car les transferts de souveraineté qu’il impliquait ont toujours dissimulé un Wehr-geld, en d’autres termes un prix de compensation stratégique. Pour que la disparition de nos frontières intérieures soit tenable, nous avions en effet besoin que nos frontières extérieures soient tenues.

Or, ce n’est plus le cas : les peuples européens ont en tout cas cessé de le croire. Le cadre extérieur de la zone de basse pression politique qu’est l’Europe étant en train de céder, nos frontières intérieures vont inéluctablement se reconstituer. Cette résurgence frontalière, compliquée de nouvelles indépendances prévisibles (Écosse, Catalogne), risque de se produire d’autant plus rapidement que le constituant culturel commun européen, qui avait permis l’estompement frontalier interne, a été nié au-delà du raisonnable.

Intervient ici le deuxième non-dit du projet européen, celui qui nous pose le plus de problèmes intellectuels : "l’Union" est "européenne", elle sous-entend une homogénéité culturelle minimale, celle du triple héritage grec, romain et chrétien. Reconnaître sereinement la réalité de cette matrice ne suppose pas de l’imposer indistinctement à tous les citoyens, mais l’inculture des décideurs n’est plus capable de faire la distinction fondamentale entre ce qui structure et ce qui exclut. Au final, le vide engendré par la déconstruction postmoderne, alliée à la religion du taux de croissance, a mené à une négation des limites et à l’impossibilité de penser la notion sociologique de cohésion interne. Cette hubris trouve sa punition dans ce que nous aurions précisément dû – et pu – éviter : le retour du cloisonnement, de la radicalisation identitaire et de la barricade.

"L’âme française"

Ceux qui considèrent que la question des identités et des cultures est dangereuse et "glissante" car elle mènerait au pire, ont bien entendu des arguments à faire valoir. Leur mise en garde contre le danger essentialiste que comporte toute délibération sur l’identité des acteurs politiques nationaux doit légitimement être entendue. Reste que toute dialectique a ceci de gênant qu’il faut être deux pour qu’elle s’institue. Nous y revenons donc : on ne peut prétendre conduire une "guerre", et donc suivre une dialectique stratégique, sans se définir soi-même.

Certains répondront que cette définition existe déjà : la France est la patrie de la liberté et des droits de l’Homme, nous défendons un "mode de vie", et cela devrait nous suffire. Est-ce à quoi songeait Manuel Valls lorsqu’il a évoqué, le 14 novembre, en des termes curieusement barrésiens, la nécessité de défendre "l’âme française" ? Malheureusement, en dehors même du fait que cette expression est ambivalente, notre surinvestissement dans le surmoi universaliste ne suffit pas, ou plus. C’est Hubert Védrine qui l’a exprimé le plus brillamment, dans Continuer l’Histoire (2007), en analysant les raisons de l’inanité stratégique qu’a été la guerre d’Irak de 2003, matrice directe de l’apparition de l’État islamique : "C’est tout cet universalisme occidental à la fois bien-pensant, bien intentionné, hégémonique, paternaliste et sûr de lui, bouffi d’irréalisme et embrumé d’ "irrealpolitik" qui s’est heurté aux réalités".

Son raisonnement recoupait ce que nous venons d’analyser concernant le rapport entre stratégie et identité : "La tentative de définir un intérêt national présuppose un accord sur la nature du pays dont les intérêts doivent être définis. Il nous faut d’abord savoir qui nous sommes pour savoir ce que sont nos intérêts". Ce qui le menait à la mise en forme d’une conclusion qui mériterait d’être affichée à l’ENA : "Le monde à venir s’annonce rude. Pouvons-nous l’affronter avec une politique étrangère vague et un ministère des Affaires étrangères constamment affaibli ? Non. La première remise en ordre consisterait à cesser de prétendre que nous ne défendons pas des intérêts, que nous parlons pour "l’Europe", pour "le monde", pour la "communauté des nations", pour la "paix", "l’universel", etc. Cela, pour plusieurs raisons : 1) C’est faux. Nous avons des intérêts précis : ceux de soixante millions de Français qui ne sont pas des êtres virtuels ; 2) Personne à l’extérieur ne nous croit. Cela suscite sourires ou énervement ; 3) Cela désoriente l’opinion française. Défendre clairement nos intérêts ne nous empêche pas de promouvoir en même temps nos idées pour l’Europe, pour l’ONU, de faire rayonner la France que le monde aime".

Contrôler la guerre

En conclusion, le tragique de la situation est là : nous parlons de "guerre" par défaut, sans prendre garde au poids de ce mot, en espérant que les verbes "exterminer", "détruire", "riposter" nous empêcheront de répondre à la question de notre identité stratégique, qui nous terrifie par ce qu’elle implique. Nous montrons ainsi que nous ne savons plus ce que sont, non seulement la guerre (en tant que phénomène de lutte violente entre acteurs politiques), mais également la stratégie (qui donne un sens dialectique à ce phénomène de lutte). Le "management" et la "gouvernance" nous ont rendus sourds et aveugles au monde qui nous entoure.

Le choix se réduit désormais à une alternative : soit nous acceptons de dire qui nous sommes, et nous contrôlerons la guerre en lui donnant les limites définies et raisonnées de nos intérêts propres. Soit nous acceptons que ce soit la "guerre" qui nous définisse. Dans ce cas, elle finira par nous contrôler. Alors, les logiques de fragmentation l’emporteront sur les logiques de cohésion, et ce ne sont pas les soldes qui sauveront notre paix civile.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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