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Construire un Nouveau Centre peut-il suffire à briser la malédiction française du double maléfique de la pensée unique : la pensée zéro ?
©andy.brandon50 / flickr

L'alliance pour tous

Ils se sont dit "oui". François Bayrou a accepté de faire front commun avec le candidat du parti "En Marche !", Emmanuel Macron. Toutefois, il n'est pas dit que cette alliance sorte la France de son immobilisme technocratique et politique.

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou

Jean-Sébastien Ferjou est l'un des fondateurs d'Atlantico dont il est aussi le directeur de la publication. Il a notamment travaillé à LCI, pour TF1 et fait de la production télévisuelle.

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Claude Posternak

Claude Posternak

Claude Posternak, spécialiste reconnu de l'opinion, fondateur du Baromètre Posternak-Ifop, Président de la Matrice, fondateur de limportant.fr. Auteur de "Le nouveau partage" Editions Fauves"La schizophrénie de l'opinion française" Editions Fauves, "Les expériences de la gauche au pouvoir freinent-elles les luttes populaires?" Université Paris VII.

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Jean-Sébastien Ferjou :Être centriste peut-il suffire à briser l'étau de la double malédiction française : technostructure  et partis politiques à bout de souffle ? Le résultat ne forme pas une sorte de pensée unique mais bien une pensée zéro. Aujourd'hui, les partis politiques sont dans un état de mort cérébrale et de coma sociologique et l'appareil d'Etat n'a pas - plus - de vision politique ni de grands projets permettant au pays de transcender son statut de puissance démographique moyenne. La belle technostructure héritée de l'Etat moderne construite par Bonaparte a malheureusement perdu de sa vigueur intellectuelle et s'est laissée rattraper par les pulsions défensives d'élites françaises extrêmement conservatrices, fut-ce au nom d'un progressisme fétichisé.

Ces élites technocratiques - tout ce que la France compte d'experts formés au moule de l'ENA ou des grandes écoles françaises - pensent comme la Cour des comptes, ce qui a assurément du sens au regard des blocages, des dysfonctionnements administratifs et des gaspillages de fonds publics français mais n'est porteur d'aucune vision politique et dynamique. Faut-il le rappeler, les dix premières fortunes de l'Internet américain sont toutes passées par des grandes universités, Yale, Stanford et autres Harvard ? En France, les tycoons du Web n'ont pas été repérés par le système éducatif français, beaucoup trop concentré sur la reproduction à l'identique de ses élites pour détecter les talents capables de penser différemment. Impossible n'est peut-être pas français mais le "Think Different" d'Apple encore moins. La technostructure française sait produire de très bons gestionnaires de l'Etat, voire de grandes entreprises publiques - même si la consanguinité des conseils d'administration l'affaiblit souvent de ce point de vue - mais elle est en revanche incapable de produire des visionnaires. Rien de nouveau sous le soleil, en France, on sait plus souvent construire des lignes Maginot et raisonner en considérant que le futur sera une reproduction et passé et qu'il faut s'y préparer.

Le souffle de la reconstruction de l'après-guerre n'a pas été renouvelé. La filière nucléaire tricolore passée de l'excellence à l'enlisement dans des projets perdus d'avance comme l'EPR en est un exemple éclatant. Quand la technostructure est plus imaginative, elle pense comme Alain Minc ou Jacques Attali, cerveaux brillants mais qui malgré leurs efforts pour se montrer visionnaires peinent à se dégager véritablement d'une vision technocratique de "bonne gestion" ou peinent en tous cas à sortir des schémas pré établis (sur l'Europe, la libre circulation des biens, des capitaux et des personnes notamment) à penser en dehors de la boîte.  Pire, l'élite technocratique française peine à constater que ses prédictions sur l'avenir radieux qu'auraient dû produire ses schémas idéologiques ont été assez largement démenties par la réalité. Le monde que l'on nous décrit est en noir ou blanc : s'il l'on s'inquiète des dysfonctionnements de la zone euro, des lourds coûts payés par les catégories intermédiaires et populaires des pays occidentaux à la mondialisation, des défis migratoires et identitaires auxquels fait face l'Europe, alors on est forcément dans le camp du repli sur soi, du renoncement, voir de la complaisance masochiste. Comme si on ne pouvait pas souhaiter une Europe qui fonctionne mieux ou des échanges internationaux libres et ouverts mais régis par une logique de concurrence plus juste. Fallait-il vraiment tant de naïveté unilatérale dans nos échanges commerciaux avec la Chine ? Consentir à tant de transferts de technologies ? Face à cet appareil d'Etat toujours capable de produire des cerveaux structurés mais qui pensent en statique plutôt qu'en dynamique les partis politiques français ont perdu leur vitalité. De partis de masse, il n'est plus. Au mieux, les mastodontes que sont le PS ou les Républicains peinent à dépasser la centaine de milliers d'adhérents à jour de leurs cotisations. La démocratie représentative française est étranglée par des cartels électoraux devenus incapables de penser le monde tel qu'il est et dont les logiciels idéologiques sont restés bloqués sur le début des années 90 avec la chute du mur de Berlin et la transformation en traité de Maastricht, de la conversion de la gauche française à la rigueur budgétaire. Avec cette démission intellectuelle des partis, la France n'est plus gouvernée que par une caste d'inspecteurs des finances et autres magistrats de la Cour des Comptes qui ont parfaitement su saisir la faiblesse et même l'appauvrissement qualitatif absolu des grands élus français pour imposer leur vision de "bons gestionnaires" à des gouvernements dont la compétence technique laisse à désirer.  "Oui monsieur le ministre, mais non". Ce phénomène est un peu comparable à ce qui se produit dans une entreprise ou dans le capitalisme au sens large lorsque le pouvoir glisse des directeurs industriels, ceux qui créent et/mais qui dépensent, aux directeurs financiers, ceux qui mettent la rentabilité à court terme au-dessus de toute autre considération. Sombre tableau que celui-ci. Mais loin de relever de la complaisance dans le déclinisme, il permet de comprendre la formidable aspiration de la société civile française à un renouveau démocratique. Le fort capital politique d'Emmanuel Macron -même un peu en manque d'oxygène ces dernières semaines- s'ancre sur cette demande des Français. L'alliance d'En Marche et de François Bayrou est-elle de nature à briser la malédiction de la pensée zéro ? 

Atlantico : "Il faut aller au-delà des guerres de chapelle. Je pense que cette alliance est la condition d'un rassemblement plus large que nous portons. C'est aussi un renouvellement de la vie politique", cette déclaration d'Emmanuel Macron a été faite aujourd'hui dans une conférence de presse conjointe avec François Bayrou. Outre la lutte contre le FN et la volonté de recréer le socle politique d'une nouvelle majorité débarrassée – selon les impétrants de ce nouveau centre – des archaïsmes politiques ou moraux de la gauche ou de la droite de gouvernement, la réinvention, le réenchantement de la politique française est l'objectif affiché par Emmanuel Macron et François Bayrou. Mais en sont-ils capables ? Suffit-il de dépasser les clivages partisans et de moraliser la vie politique pour briser le moule de cette pensée zéro qui nous éteint peu à peu ?

Christophe Bouillaud : A en juger par l’histoire de France des deux derniers siècles, pour qu’il y ait dépassement des clivages partisans, il faut déjà qu’existent une menace d’une part et un idéal d’autre part qui soient partagés par une majorité des Français et des forces politiques, économiques et sociales qui les mobilisent. L’ "Union sacrée" de 1914-18 ou la "Résistance" après 1943 sont ainsi ces rares moments où existe alors un véritable dépassement des clivages partisans – sans annihilation toutefois des identités politiques, sociales, économiques des uns et des autres – au nom de l’intérêt supérieur de la Nation. Je doute très fortement que la reconstitution d’un semblant de "Troisième Force" à la manière de IVème République regroupant les modérés de la droite et de la gauche autour d’Emmanuel Macron permette de dépasser les actuels clivages partisans. Pour l’instant, la droite républicaine existe toujours et entend bien l’emporter avec François Fillon, tout comme d’ailleurs le PS  avec Benoît Hamon et son nouvel allié EELV, sans compter bien sûr les ailes de critique radicale de l’existant que représentent d’une part,  les défenseurs du gaullisme authentique (DLR. Henri Guaino, Michèle Alliot-Marie) et l’extrême-droite (FN), et d’autre part, l’extrême-gauche ("les Insoumis" de Jean-Luc Mélenchon, PCF, NPA, LO). L’alliance au centre de Macron et de Bayrou reste justement limité à ce centre, et, comme l’a montré l’accueil plutôt frais fait à droite et à l’extrême droite aux déclarations d’Emmanuel Macron sur "la "colonisation  comme crime contre l’humanité", il n’y a guère là de dépassement de clivage en vue.

Quant à la moralisation de la vie politique, il ne s’agit pas tant de lois que de mœurs, de pratiques acceptables ou non. Le fait demeure ainsi que Fillon a pu maintenir sa candidature, alors que, dans beaucoup de pays plus avancés sur ce point de la morale publique, il aurait dû abandonner la course. Il faut bien dire aussi qu’il s’agit ici à la fois des mœurs de la classe politique que de la sensibilité du public à ces questions. On n’est pas sorti dans la rue en masse pour manifester contre F. Fillon, comme on n’avait pas d’ailleurs manifesté lors de l’affaire Cahuzac.

Claude Posternak : Moraliser la vie politique est un préalable. Il est temps que la France devienne une démocratie adulte. Pour éviter les dérives, tout pouvoir a besoin de contrôle. La volonté plusieurs fois exprimée par François Bayrou de moraliser la vie politique rentre en résonance avec celle d'Emmanuel Macron de revitaliser le principe démocratique. Emmanuel Macron est le seul candidat à la Présidentielle à s'être engagé à présenter, à hauteur de 50%, des candidats qui n'ont jamais été parlementaires. C'est sans précédent sous la cinquième république. Jamais la société civile n'aura été autant sollicitée. Cet apport de nouvelles têtes porte la promesse de nouvelles idées. Cette oxygénation de la vie publique est le début d'un process qui conduit à ne plus confondre le mot carrière et le mot politique. Ce préalable de moralisation n'est pas seulement nécessaire, il est indispensable quand 89% des Français disent ne plus avoir confiance dans les femmes et les hommes politiques (Etude CEVIPOF janvier 2017). Cette nouvelle donne démocratique s'accompagnera d'une nouvelle gouvernance. Emmanuel Macron élu Président demandera à son premier ministre de juger régulièrement l'action des ministres. Tous les six mois, il y aura évaluation des engagements de chaque ministre vis à vis de son propre contrat. Le ministre qui n'aura pas répondu à ses objectifs devra démissionner. C'est la fin de l'irresponsabilité. C'est une approche radicalement nouvelle

Si l'on considère leurs parcours politique respectifs, qu'est ce qui laisse penser qu'ils sont capables de transcender cette malédiction de la pensée zéro ?

Christophe Bouillaud : Si l’on entend par "pensée zéro" le sens commun trop bien partagé par ces hauts fonctionnaires qui influencent les différentes politiques publiques, qui s’articule le plus souvent autour d’une vision de la réalité économique et sociale limitée par la loupe déformante de l’économie néo-classique, et qui prend l’Union européenne et la mondialisation comme des données non modifiables du raisonnement à tenir, il est très peu probable que l’un ou l’autre soient capables de nous en sortir. Au contraire, ils en sont des parangons. En particulier, le parcours d’Emmanuel Macron est une synthèse de la "pensée zéro". N’est-il pas un énarque entré à  l’Inspection des Finances ? N’est-il après tout la petite main du "rapport Attali" de 2007 ? N’a-t-il pas été le principal conseiller économique de François Hollande quand ce dernier mit en œuvre son "socialisme de l’offre" ? N’a-t-il pas été le Ministre qui a donné son nom à une loi tout en fait en ligne avec les "réformes de structure" demandées à la France par la Commission européenne ? La vraie question que tout observateur de la vie politique française devrait se poser, c’est justement de comprendre comment  Macron peut faire oublier ce lien consubstantiel et par ailleurs tout à fait public entre son propre parcours et la "pensée zéro".  Son passé n’est ni celui du Général de Gaulle en 1940, ni  même celui de Pierre Mendès-France en 1954. Au mieux, c’est un nouveau Raymond Barre qui n’aurait pas été universitaire et Commissaire européen avant de devenir conseiller à l’Elysée puis ministre.

Pour François Bayrou, le diagnostic est plus complexe. Il a eu une carrière politique longue et tortueuse, où il a accumulé les échecs et déconvenues sans jamais se lasser pourtant. Mais il n’a jamais varié dans son attachement à l’Union européenne telle qu’elle est. Lui-même et son parti, le Modem, sont enracinés dans l’histoire de la démocrate-chrétienne européenne. Il est en ce sens comptable de l’Union européenne telle qu’elle est avec ses réalisations et ses limites. Là encore, je vois mal comment ce cheval de retour pourrait incarner une rupture quelconque avec l’existant. 

Claude Posternak : Emmanuel Macron n'était pas inscrit au parti socialiste et ne fait de la politique que depuis trois ans. Ce n'est clairement pas un "parcours" comme on l'entend habituellement en France. Ce qui est naturel en Espagne, en Grande-Bretagne ou en Scandinavie; l'arrivée au pouvoir de personnalités de moins de quarante ans ne l'est pas dans notre pays. Les Français veulent que ça change. Je ne sais pas ce qu'est la pensée zéro. Je sais ce qu'est un programme mensonger, des promesses irréalisables et ce qu'est un programme novateur et réaliste. Vouloir proposer un contrat de transformation au pays en respectant le cadre de notre République sociale mérite la plus grande attention. Ce que Michel Rocard a initié, vous admettrez à son endroit qu'on ne peut parler de pensée zéro, est en train de prendre forme avec Emmanuel Macron. L'apport de François Bayrou à ce bouleversement est intéressant. C'est à la fois une nouvelle ère et un aboutissement.  

Est-ce que la capacité de dépassement de la pensée zéro peut être une des clés pour remporter cette élection, répondrait-elle à une aspiration profonde des Français? 

Christophe Bouillaud : La réponse à cette question est difficile. D’une part, selon les sondages, les Français se déclarent insatisfaits des hommes politiques, des partis, du statu quo, et ils sont parmi les Occidentaux les plus insatisfaits de leur sort collectif. On parle même à ce sujet d’exception française, puisque les Français se déclarent bien plus pessimistes que les simples données objectives devraient l’impliquer selon les comparaisons internationales. D’autre part, sur les questions concrètes, qui les concernent directement, les Français sont plutôt pour conserver ce même statu quo. En plus, malgré tout, ils se déclarent plutôt pas si malheureux que cela en ce qui les concerne directement. Cette ambivalence est bien visible sur l’Europe : d’un côté, une majorité peste contre elle, et, de l’autre, une majorité tient à conserver l’Euro comme monnaie. De même, on voudrait moins de morts sur les routes, tout en ne voulant pas plus de radars, et surtout pas plus de radars quand soi-même on passe à grande vitesse dans le village d’à côté en allant chercher ses enfant à l’école alors qu’on est en retard. De fait, les tenants de la "pensée zéro" font largement avec cette ambivalence et préfèrent la contourner en faisant semblant que les "réformes structurelles" qu’ils proposent seront indolores, sans trop se demander pourquoi cette ambivalence existe.

De fait, la plupart des candidats à l’élection présidentielle sont bien conscients de cette situation : il faut proposer des choses qui soient tout de même acceptables par des Français profondément craintifs pour leur avenir collectif. Les mésaventures de François Fillon avec sa réforme de la Sécurité sociale constituent pour le coup un contre-exemple, puisqu’il a juste réussi à inquiéter. De fait, le vieillissement de la population, et encore plus de l’électorat effectif, ne sont pas très encourageants pour dépasser cette "pensée zéro", qui possède au moins le mérite de savoir juger de ce qui est acceptable ou non par l’opinion qui s’exprime dans les urnes. Par contre, sauf à croire naïvement que des mesures similaires finissent par produire à terme des effets fondamentalement différents, en dépassant un seuil imaginaire où enfin, par exemple, le travail serait "flexible" et où s’annulerait par cette seule vertu le chômage de masse, il va bien falloir que les élites se résolvent à penser autrement les problèmes posés. Ce n’est pas impossible : après tout, en 1914-18, les élites républicaines libérales ont bien accepté de planifier la vie économique du pays  pour battre l’Allemagne impériale ; et dans les années 1950-60, ces mêmes élites ont finalement accepté la décolonisation, évitant ainsi au pays le sort du Portugal de Salazar : guerres coloniales interminables, isolement international et épuisement économique. De fait, un pays sort rarement d’un problème durable en continuant à faire imperturbablement la même chose. Il faut bien à un moment imaginer ou explorer une autre voie.

Claude Posternak : Ce que les Français veulent avant tout ce sont des responsables qui obtiennent des résultats. Leur aspiration profonde est que l'on s'attaque réellement au chômage de masse, à la pauvreté, à la désertification des territoires, à la sécurité et au pouvoir d'achat. Ils savent que la situation est difficile, ils ne demandent pas des miracles mais des résultats visibles. Les Français veulent retrouver confiance dans les élites. Les Français ont assez donné avec la soi-disante "rupture" de Sarkozy et le soi disant "changement" de Hollande. La montagne a accouché deux fois d'une souris. Ce n'est pas un hasard si Emmanuel Macron présente son cadrage budgétaire avant son programme. Il définit d'abord les moyens qu'il mettra au service de son action, aussi bien les économies que les investissements. Emmanuel Macron et François Bayrou sont en capacité de proposer au pays des mesures pour permettre la transformation indispensable du pays. Ce qui inquiète les Français ce n'est pas la pensée zéro. Ce qui les inquiète c'est le zéro résultat. 

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