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Comment la politique antiterroriste en France a institutionnalisé la lutte contre la radicalisation
©GUILLAUME SOUVANT / AFP

Bonnes feuilles

François Thuillier publie "La révolution antiterroriste" (ed. du Temps Présent). Le terrorisme est un grand sujet de préoccupation des Français et l'un des plus traités dans les médias. Pourtant, la politique antiterroriste est mal connue et peu débattue. Or elle a radicalement changé depuis une quinzaine d'années. Et pas toujours pour le meilleur... Extrait 1/2.

François Thuillier

François Thuillier

François Thuillier a exercé de nombreuses responsabilités dans le monde du renseignement et de la lutte antiterroriste durant une trentaine d'années. Il est chercheur associé auprès du Centre d'études sur les conflits. 

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S’il est un domaine qui, à lui seul, a concentré et illustré les embardées de notre politique antiterroriste ces dernières années, c’est bien celui de la lutte contre la radicalisation : concepts erronés, importation irréfléchie de pratiques étrangères à nos traditions politiques, recours précipité à de faux experts par copinage, communication contre-productive, absence d’études d’impact en amont et d’évaluation en aval, etc. On n’en finirait pas d’énumérer les problèmes rencontrés par ce qui a représenté d’évidence un véritable tournant dans notre doctrine nationale et qui constitue déjà un cas d’école de cette fuite en avant stérile et dangereuse préalablement évoquée. 

Revenons rapidement sur son histoire. Appliqué depuis le début du siècle dans les pays anglo-saxons de tradition communautaire et d’inspiration théologique, le countering violent extremism (États-Unis) ou le fight against radicalisation (Royaume-Uni) ressortait d’une logique implacable. Refusant sur leur sol l’intégration dans un même corps politique, ces États considéraient tout citoyen déviant comme un agresseur extérieur. Et estimant eux-mêmes agir en chrétiens, il leur était loisible d’estimer musulman tout geste contraire, voire seulement différent. On élabora donc rapidement le concept suivant : le catalyseur principal, sinon unique, du passage à l’acte terroriste islamiste repose sur la religion musulmane. C’est donc en intervenant sur le segment de la pratique religieuse, en en limitant les débordements ou les mauvaises interprétations que l’on parviendra en amont à entraver la menace. Selon cette doctrine, il existe un continuum entre la pratique radicale de l’islam et l’attentat, qu’il convient donc d’interrompre dès son origine. 

Pendant ce temps, adossée à un long passé de violence politique aux multiples visages et aux quelques leçons qu’elle avait su en tirer, l’Europe continentale restait sourde à de tels arguments auxquels elle répondait invariablement d’un sourire poli et vaguement supérieur. En France particulièrement, le modèle laïc s’est fait fort pendant un siècle de déconnecter les agendas sécuritaire et religieux, permettant de lutter contre les différentes formes de terrorisme sur la base des mêmes principes juridiques et philosophiques. Un équilibre entre libertés publiques et efficacité policière avait ainsi été trouvé depuis de nombreuses années, semble-t-il à la satisfaction de tous ses acteurs. Face aux tentatives hégémoniques britanniques qui commençaient à poindre, la pratique française suscitait une certaine curiosité au sein des pays qui, nouvellement concernés par la menace terroriste « globale », s’interrogeaient sur le meilleur modèle à adopter. 

Il en a été ainsi jusqu’au 1er juillet 2005. Ce jour-là, le Royaume-Uni a pris la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne. Parmi ses priorités et les «  bonnes pratiques  » qu’il prétendait exporter sur le continent figurait en bonne place cette fameuse lutte contre la radicalisation qui faisait déjà l’objet sur son sol d’un plan interministériel baptisé Contest. Or, la semaine suivante, Londres était frappé par les premiers attentats suicides modernes en Europe, occasionnant 56 morts et plus de 700 blessés. Dès lors, dans l’empathie générale, les représentants britanniques à Bruxelles n’ont eu aucun mal à convaincre les instances européennes, puis les États-membres les uns après les autres, d’adopter leur modèle fourni clefs en main. En à peine quatre mois, une Stratégie de l’Union européenne a repris, dans un presque copié-collé, les quatre piliers britanniques de prévention antiterroriste, officialisant au passage les concepts de « recrutement » et bien évidemment de « radicalisation ». 

Dans la foulée, la Commission a lancé, par prudence, un certain nombre d’études universitaires, afin de mieux percevoir à quoi elle s’engageait, avec d’ailleurs des succès divers. Mais il était trop tard, la machine était lancée. Elle ne s’est plus arrêtée. Elle a pu compter sur plusieurs soutiens. Comme le coordinateur de l’Union pour la lutte contre le terrorisme, ardent défenseur de cette stratégie, qui a promu en 2009 un Plan de lutte contre la radicalisation et le recrutement des terroristes. Ou comme la Direction générale migration et affaires intérieures, qui a créé le réseau RAN (Radicalisation Awareness Network) chargé de fédérer les bonnes volontés en la matière. 

En France, celles-ci ne se bousculaient guère. Les représentants officiels hexagonaux campaient sur un modèle éprouvé par les faits et encadré par le droit. Bien vite, Paris a ainsi fait figure d’exception au bel unanimisme qui s’était emparé des capitales européennes. Nul ne semblait toutefois s’en émouvoir, d’autant que les différences d’approche n’obéraient en rien la coopération internationale opérationnelle des services spécialisés.

Mais, comme souvent, les grands vents du nord et leurs fiers arguments ont trouvé chez nous quelques portes laissées complaisamment entrouvertes, quelques oreilles complices et les yeux de Chimène que réservent généralement certains milieux aux modes transatlantiques. La grande histoire des influences diplomatiques croisa bien vite sur notre sol la petite histoire des ambitions et des rivalités. 

En mars 2012, les crimes de Mohamed Merah ont recueilli un écho considérable. Il s’agissait des plus graves commis sur le sol français depuis sept années et survenaient, qui plus est, au moment d’une alternance politique et d’une élection âprement disputée. Une parole critique déjà libérée par l’affaire de Tarnac en 2008 et entretenue par les travaux de diverses commissions parlementaires et enquêtes administratives a mis rapidement en cause les services spécialisés issus du précédent quinquennat : la DCRI, pour n’avoir pas su détecter la menace à temps et, dans une moindre mesure, le RAID, pour n’avoir pas su interpeller vivant un individu retranché seul et sans otage. C’est ce moment qu’a choisi le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) pour marquer son nouveau territoire et manifester son attrait pour la lutte contre la radicalisation telle qu’elle était pratiquée outre-Manche. Que ce soit par adhésion ou par intérêt, tous ceux qui étaient jusqu’alors contraints d’admirer sous cape ce modèle anglo-saxon, sentant leur heure arrivée, s’engouffrèrent aussitôt dans la brèche à la faveur de l’actualité. 

Les choses se sont ensuite accélérées en raison de la neutralité bienveillante des dits services qui n’ont pas forcément vu d’un mauvais œil la dilution de leur responsabilité en matière de surveillance et la manne attendue des renseignements tirés des actions de prévention. À partir d’un rapport rendu par le SGDSN en octobre 2013, le gouvernement élabora un premier Plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes le 29 avril 2014, qui comprenait 22 mesures reprises en partie dans la loi de novembre 2014. Depuis, deux autres plans interministériels ont complété la panoplie, soit un nouveau texte tous les deux ans. Le 9 mai 2016, un Plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme proposait 80 mesures administratives, dont 50 étaient inédites. Et le 23 février 2018, un nouveau Plan national de prévention de la radicalisation en ajoutait 60 autres concernant cette fois un nombre inégalé de départements ministériels en en faisant ainsi un véritable projet de société. En avril 2019, à l’occasion d’un premier bilan interministériel à Strasbourg, notre doctrine se rangeait enfin derrière la nouvelle lecture criminologique faisant du terroriste avant tout un ex-délinquant, réduisant étrangement son identité à ce seul aspect, son geste à cette explication, et associant sans discernement, et dans une grande confusion se voulant paradoxalement rassurante par sa simplicité, ces deux déviances symptomatiques d’essences pourtant si différentes sous le sceau de l’hybridation. En cinq années, la boucle était bouclée.

Voici comment nous sommes rentrés dans le rang. Véritable marqueur politique d’un certain Occident antiterroriste, la lutte contre la radicalisation a pris ses quartiers dans notre pays qui, comme souvent les nouveaux convertis, fait preuve depuis d’un zèle inédit. Une nouvelle catégorie de pensée a été promptement blanchie, comme on le ferait de capitaux apatrides, et s’est imposée comme mode d’action publique en à peine quelques mois après une résistance acharnée qui avait duré de nombreuses années. Là où les anglo-saxons n’avaient fait qu’exciper de leur mode de société un modèle de prévention qui lui correspondait, les Français se sont lancés avec ivresse dans des pratiques hors-sol à front renversé de leurs traditions républicaines. Dans l’urgence, ce sont les canaux de la prévention de la délinquance qui ont été sollicités et en particulier le Comité interministériel de prévention de la délinquance – et « de la radicalisation » depuis 2016 (CIPDR) –, dont le fonds interministériel a été abondé en 2015 de 20 millions d’euros par an dans ce but. Et ce, sans réelle évaluation, favorisant ainsi quelques dérives inévitables. 

En passant de la lutte contre le terrorisme à la lutte contre la radicalisation, d’une police de l’acte à une police du comportement, de la répression d’un crime à la lutte contre une idéologie, on a cru, peut-être de bonne foi, se rapprocher au plus près des intentions des auteurs d’attentats. Faute d’arguments scientifiques, tout porte à croire qu’on s’en est éloignés. Mais de qui au juste parlons-nous ici ? Qui concerne donc aujourd’hui cette nouvelle « loi des suspects » ? Celle promulguée en 1793 au moment où le Comité de salut public souhaitait convaincre la population, ou se convaincre lui-même, que les acquis de la révolution bourgeoise étaient compromis par les questions de sécurité, et que le passage d’une société féodale à une société capitaliste pouvait être remis en question, visait de 300 à 500 000 personnes. Il faut bien dire que la menace apparaissait d’une autre nature (soulèvement vendéen, révolte girondine, contrerévolutionnaires à nos frontières, sans oublier les Enragés...), et Terreur contre terreur, dans un climat de guerre civile, il fallait bien maintenir l’ordre.

La nouvelle menace ne recense aujourd’hui guère plus de 20  000 individus, dont seulement quelques centaines ont rejoint la zone syro-irakienne. Leurs identités ont été réunies dans un fichier de signalements (FSPRT  –  créé en mars 2015) en provenance des services, notamment via leurs branches décentralisées et les états-majors de sécurité des préfectures, et d’un numéro vert (doublé d’une adresse e-mail) dédié. On a ainsi regroupé environ 20 000 « radicalisés », sur la foi d’enquêtes individuelles, afin de focaliser notre attention sur leur éventuelle dangerosité. Une bonne partie d’entre eux constituent des objectifs opérationnels en cours. Les autres peuvent bénéficier d’un accompagnement socio-éducatif par la centaine d’associations mandatées par le gouvernement, et qui s’efforcent, à l’évidence, de faire un travail honnête, tout comme les services de probation et les personnels de l’administration pénitentiaire en milieu fermé (500 détenus terroristes et 1100 de droit commun et radicalisés).

Extrait du livre de François Thuillier, "La révolution antiterroriste", publié aux éditions du Temps Présent

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