Comment la nouvelle génération d’islamistes est parvenue à maîtriser les codes du wokisme<!-- --> | Atlantico.fr
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Des manifestants agitent des drapeaux des Frères musulmans lors de rassemblements en Jordanie.
Des manifestants agitent des drapeaux des Frères musulmans lors de rassemblements en Jordanie.
©KHALIL MAZRAAWI / AFP

Bonnnes feuilles

Carine Azzopardi publie « Quand la peur gouverne tout » aux éditions Plon. Ce livre démontre pour la première fois comment wokisme et islamisme s'utilisent l'un l'autre pour faire avancer leur stratégie avec une même volonté : détruire les fondements de notre société démocratique. Extrait 1/2.

Carine Azzopardi

Carine Azzopardi

Carine Azzopardi est journaliste. Elle a publié Quand la peur gouverne tout (Plon, 2023), montrant comment l'islamisme et le wokisme se nourrissent l'un l'autre pour avancer leurs pions.

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«Islamisme » et «wokisme » : on pourrait penser à priori que ces deux notions sont oxymoriques, comme le progressisme identitaire ou l’antiracisme raciste. Mais certains militants faisant partie des mouvements islamistes présents en Europe et en Amérique du Nord depuis une soixantaine d’années ont bien compris que ce nouveau courant d’idées qui se répand comme une traînée de poudre depuis les universités américaines est avant tout une opportunité pour faire avancer leur cause, sur un temps long.

L’islamisme est une idéologie d’abord née en réaction au colonialisme, dans la première moitié du xxe siècle. Elle impute aux pays colonisateurs une grande partie des maux du monde musulman. Inutile de souligner que la tendance «woke» à blâmer la «blanchité» ainsi que la supposée tendance dominatrice de l’homme blanc ne peut que convenir aux zélotes de l’islam politique.

(...)

La nouvelle génération d’intellectuels fréristes connaît ainsi mieux les sensibilités occidentales, ayant grandi sur place. Et dans les universités de sciences humaines, elle va être intéressée par les courants wokes venus d’Amérique. Tournant le dos aux discours radicaux de ses aînés, elle va utiliser la rhétorique de la discrimination, de l’antiracisme, ou de l’intersectionnalité. Dans les cercles progressistes, ce nouvel antiracisme «décolonial» prend naturellement sous son aile les populations qui se sentiraient discriminées. La nouvelle génération d’islamistes va s’engouffrer dans la brèche. 

Il est loin, le temps où les intégristes brûlaient publiquement des livres dans les pays occidentaux comme en 1988, après la parution des Versets sataniques de Salman Rushdie. Désormais, le discours islamiste se pare ainsi des vertus du progressisme, sur les réseaux sociaux par exemple. L’emblème de cette nouvelle communication à destination de la jeunesse, c’est AJ+, une chaîne qatarie qui réalise de courtes vidéos en français, en anglais, en arabe et en espagnol. Basée à Doha, c’est un média sous-traitant de la chaîne qatarie Al Jazeera, dont la version arabe est le canal de propagande principal du Qatar à travers le monde. AJ+ compte une trentaine de producteurs et journalistes et se présente comme « un média inclusif qui s’adresse aux générations connectées et ouvertes sur le monde. Éveillé.e.s. Impliqué.e.s. Créatif.ive.s1 ». Les modules vidéo d’AJ+ suivent la mode lancée par le média en ligne BuzzFeed à New York en 2006. Ils ressemblent également aux modules Brut, diffusés sur France Info ou «Quotidien », l’émission de TMC. D’une durée de deux à trois minutes, ils empruntent sur la forme et sur le fond les codes progressistes, en faisant de nombreuses vidéos sur la communauté LGBT, mais leur communication insistera souvent sur la stigmatisation des croyants et l’islamophobie d’État dont ils seraient victimes. Ni vu, ni connu. Le message est martelé, et il passe. Au Qatar, l’homosexualité est passible de la peine de mort pour les musulmans, mais la rédactrice en chef d’AJ+ ne voit aucune contradiction à communiquer sur les problématiques LGBT en Europe depuis Doha : «En tant que média en ligne et donc centré sur les réseaux sociaux, nous faisons des sujets sur ce qui est discuté. Si un jour la répression des homosexuels au Qatar devient un sujet, nous le traiterons sans problème », explique-t-elle.

Perçue comme une alliée des nouveaux gouvernements proches des Frères musulmans, Al Jazeera a commencé à perdre en influence après le «printemps arabe ». AJ+, entièrement en ligne, est une manière de se renouveler et, surtout, de toucher un nouveau public, plus jeune. La version française d’AJ+ fustige en permanence l’« islamophobie » du gouvernement, dans une perspective proche des décolonialistes, fortement mâtinée d’idéologie frériste.

Pour comprendre cette idéologie frériste, il faut écouter ou lire Youssef al-Qaradawi, considéré comme le théologien de référence de la confrérie créée en Égypte en 1928 par le grand-père de Tariq Ramadan. Poursuivi dans son pays comme la plupart des Frères musulmans, l’homme s’est réfugié au Qatar jusqu’à sa mort, en 2022. Jusqu’en 2013, il y a animé une célèbre émission suivie par des dizaines de millions de téléspectateurs, «La charia et la vie ». Youssef al-Qaradawi n’a cessé, sa vie durant, d’encourager les minorités musulmanes à développer leur identité propre au sein des sociétés européennes. Dans son livre Le Sens des priorités, un best-seller traduit en français en 2009, il explique : « Je dis à mes frères qui vivent dans des pays étrangers, “essayez d’avoir votre petite société à l’intérieur de la plus grande société, sinon vous allez fondre comme du sel dans l’eau. Les juifs ont préservé leurs caractéristiques à travers les siècles grâce aux ghettos, de petites communautés uniques au plan des idées et des rituels. Essayez d’avoir votre propre ghetto musulman”. »

Outre le parallèle avec le sort des juifs qui, faut-il le rappeler, ne formaient pas des ghettos de leur plein gré dans l’Europe du début du XXe siècle, l’appel au communautarisme, et au séparatisme, est clair. Quand les militants du wokisme proposent ensuite des safe spaces (« espaces sûrs ») aux minorités qui se sentent opprimées – ce qui serait le cas des femmes voilées – ils ne disent pas autre chose : « restez entre vous, enfermés dans votre communauté, où vous serez à l’abri ». Pourquoi ne pas réclamer ensuite des tribunaux spéciaux pour juger selon la loi islamique, voire des lois séparées ? Des sharia courts (« tribunaux de la charia ») existent d’ailleurs déjà en Grande-Bretagne. Ce sont des tribunaux islamiques informels, sorte de conseils de la charia dirigés par des instances religieuses, qui arbitrent les conflits familiaux de la communauté musulmane, comme les divorces ou des différends financiers. 

Les réseaux islamistes utilisent le wokisme en prônant le même «progressisme identitaire», et ils se rallient parfois aux mêmes causes : la défense de l’environnement par exemple, ou celle de l’égalité des sexes. Des causes où l’on ne les attendrait pas forcément… Le message principal martelé auprès des jeunes générations, en particulier celles qui sont issues de l’immigration, est donc double. Il passe par le wokisme, c’est-à-dire la défense des dominés, dans le but de dépeindre les pays européens comme des sociétés fondamentalement hostiles aux jeunes descendants de populations immigrées, des sociétés que les wokes décriront comme imprégnées de «racisme systémique». Le moindre incident sera ainsi monté en épingle pour donner lieu à une campagne de communication. Même Harry Potter n’a pas été épargné par AJ+ en anglais : le hashtag #BlackHogwarts a largement circulé, pour dénoncer le fait que les personnes de couleur étaient sous-représentées dans la fiction de J. K. Rowling. C’est bien la preuve, selon AJ+, du racisme systémique anglais… Une parfaite convergence, car certains mouvements progressistes qui cherchent désormais à «corriger, ici et maintenant, toutes les inégalités systémiques» sont parfois fascinés par le potentiel révolutionnaire des islamistes.

Extrait du livre de Carine Azzopardi, « Quand la peur gouverne tout », publié aux éditions Plon

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