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Comment l’UE est devenu le lieu où se cristallisent et se fracassent les passions françaises
©EMMANUEL DUNAND / AFP

Vision de l'avenir

Lors de sa nomination comme Président de la Commission européenne en 2014, Jean-Claude Juncker a déclaré qu’il s’agissait de la "Commission de la dernière chance". Bruno Alomar nous incite donc dans un nouvel essai à prendre conscience de l’urgence européenne.

Bruno Alomar

Bruno Alomar

Bruno Alomar, économiste, auteur de La Réforme ou l’insignifiance : 10 ans pour sauver l’Union européenne (Ed.Ecole de Guerre – 2018).

 
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Atlantico : Vous considérez dans votre essai "La réforme où l'insignifiance - Dix ans pour sauver l'Union européenne" (Editions de l'école de guerre, ligne de front) qu'en 10 ans, l'UE pourrait être réformée et sauvée, faute de quoi elle sombrera dans l'insignifiance à laquelle la condamne l'incapacité de nos élites à la penser. Comment en sommes-nous arrivés à une telle panne européenne ? 

Bruno Alomar : C'est très simple. L'Union européenne (UE) est en train de mourir pour plusieurs raisons, mais l'une en particulier : elle est le lieu d'un gigantesque impensé. Par impensé, il faut entendre qu'il n'y a pas de réflexion d'ensemble opérationnelle chez les décideurs européens/ leurs challengers. Ils sont écartelés entre deux visions caricaturales : les fédéralistes pour lesquels l'UE est la solution à tous les problèmes...alors même beaucoup de sujets sont nationaux, à commencer par la crise de l'euro ; les souverainistes ou populistes qui considèrent, également à tort, que tous les maux viennent de l'UE. Tous se trompent car ils surestiment l'importance de l'UE dans nos vies. Elle est réelle, mais les gouvernements et les politiques nationaux sont beaucoup plus structurants.

L'UE ne souffre-t-elle pas d'un manque de démocratie ? 

Oui et non.

Non, car en réalité, on pourrait plaider qu'elle est beaucoup plus démocratique qu'un pays comme la France. Si l'on prend le Parlement européen par exemple, il peut, en co décision, ce qui est la procédure ordinaire, tout bloquer en matière de directives...ce que le Parlement français ne peut pas faire, rationalisation du parlementarisme oblige. De même, elle est beaucoup moins "verticale" par exemple, que la cinquième République, et plus proche d'un système d'équilibre des pouvoirs au sens de Montesquieu. 

Oui, mais pas là où l'on croit. Le vrai "déficit démocratique" européen, c'est la dissolution des grands Etats dans le projet européen. Il est impensable que le gouverneur de la banque centrale de Malte ait le même pouvoir que le gouverneur de la banque de France ou d'Allemagne. Il est impensable qu'au cours des vingt dernières années, un pays comme le Luxembourg ait eu une telle puissance dans le système européen. Quand j'entends E.Macron plaider pour la suppression du Commissaire français, je frémis...

Je rappelle d'ailleurs que ceux qui critiquent le manque de démocratie européenne sont aussi ceux qui se félicitent qu'in fine, le couple franco-allemand décide...ce qui n'est d'ailleurs plus le cas... Ont-ils conscience du paradoxe ?

Quelle place la France occupe-t-elle au sein de l'UE actuellement avec un président qui s'est posé comme son sauveur mais qui apparaît de plus en plus isolé au sein des 27?

La situation de la France est paradoxale. Elle a fait l'UE...mais s'en désintéresse. Elle y est aujourd'hui une puissance largement décrédilisée par son incapacité à se réformer...et pourtant, rien ne peut se faire sans elle.

Surtout, l'UE est le lieu où se cristallisent ce que je désigne par les "passions françaises" : passion pour la politique...qui se fracasse sur un système essentiellement juridique ; haine de soi de la part d'élites qui voudraient être allemandes et/ou anglo-saxonnes ; incapacité à assumer une forme de défense des intérêts de la France dans l'UE...ce que les autres Nations savent faire, notamment l'Allemagne.

Vous parlez de l'Allemagne. Quel regard portez-vous sur l'Allemagne dans l'UE ?

D'abord un constat : l'Allemagne est beaucoup plus puissante dans une UE à 28 que dans une UE à 6, 12 ou 15. Pour la France c'est l'inverse. Il y a donc un problème "France".

Ensuite, je pense que l'Allemagne, en réalité, assume dans l'UE ce que la France ne sait pas faire : elle joue le jeu de l'UE dans son intérêt bien compris. Ceci n'interdit pas chez elle l'unilatéralisme (énergie, migrants), l'entrisme (noyautage systématique des grands postes), le cynisme (dans le domaine environnemental quand il s'agit de défendre l'automobile allemande) etc. Donc je pense qu'il faut cesser de regarder l'Allemagne avec les yeux de Chimène...et faire comme elle quand il s'agit de protéger ses intérêts.

Enfin, il me semble que pour l'ensemble des questions économiques - le coeur de l'UE - c'est l'Allemagne qui a raison. Raison sur la monnaie. Raison sur le budget. Raison sur le rapport au monde. Raison, surtout, sur le fait que l'économie est par nature sous optimale et que les grandeurs sont relatives à commencer par la richesse...

Votre ouvrage se projette à dix ans pour sauver l'UE. Pourquoi, et comment la sauver ?

10 ans, parce que c'est la période au cours de laquelle cela va se jouer...et parce que c'est un temps opérationnel. Traiter de l'UE à horizon 2060 n'a pas d'intérêt. A contrario, croire que tout peut se régler/ se détruire en 18 mois, c'est méconnaitre l'inertie formidable des choses.

Ensuite, je ne suis pas du tout certain qu'elle soit "sauvable". Peut-être, ce que je ne souhaite pas car je pense qu'elle est utile et que nous perdrions beaucoup, est-elle condamnée à la disparition, soit, c'est plus probable, à être de moins en moins en prise avec le réel.

Pour la sauver, pas de martingale. Mais je crois que l'UE doit sortir de la vision que l'on prêt à Mao Zedong sur la bicyclette et la Révolution : cette idée que si elle n'avance pas, elle tombe. Je crois l'inverse. A mes yeux on a été beaucoup trop vite. Il est ridicule de prétendre faire une diplomatie européenne alors qu'on est même pas capables de faire fonctionner le grand marché européen et que nous ne sommes d'accord sur rien dans notre rapport au monde. Donc ce que je préconise, c'est de se concentrer sur ce qui est le coeur de l'UE, le marché, l'euro, le commerce pour quelques années. Ensuite seulement, d'ici à 10-20 ans, si l'UE a survécu, si elle a prouvé aux européens son utilité, pourra-t-on, sur des bases assainies, repartir de l'avant.

Enfin, j'insiste sur le fait que cet essai, qui est d'abord le résultat d'une pratique de l'UE comme haut fonctionnaire (coté gouvernement français et à l'intérieur de l'UE), puis comme consultant, se veut opérationnel : à la fin de chaque chapitre, je formule des propositions.

Quelle est votre opinion sur l'euro ? 

La question de l’euro se résume à une idée simple qui porte à la fois sa raison d’être, son échec, et son caractère cependant largement irrémédiable : l’euro est un projet politique. Penser l’euro oblige donc à un exercice permanent d’aller-et-retours entre des considérations économiques et des considérations politiques.

Dans ce contexte, je pense que l'euro était plutôt une erreur économique mais qu'il ne faut pas en surestimer les effets. Son échec est surtout politique : il a fracturé les européens en leur laissant croire qu'il les ferait converger. C'est un système formidablement déresponsabilisant.

A vrai dire, en matière d'euro, j'alterne entre l'optimisme, un effort de lucidité, et une crainte. L’optimisme est de prendre acte que l’appartenance à la zone euro n’interdit nullement le succès économique. La lucidité c'est d’admettre que le chemin est encore pour long pour que l’économie française se mette en mesure d’en tirer pleinement profit. L’honnêteté c'est de reconnaître qu’en mettant l’euro au cœur de la construction européenne, le risque est grand qu’à la prochaine grande crise financière, les problèmes de l’euro resurgissent au point de remettre en question l’appartenance de certains pays à l’Union européenne.

Votre dernier chapitre porte sur les hommes. Pourquoi ?

Parce que c'est la clef. L'UE, avant d'être des politiques, des processus, ce sont des hommes et des femmes. Donc la question est : face au monde d'aujourd'hui et de demain, l'UE a-t-elle les élites politiques et administratives dont elle a besoin ? Je pense que non, et je m'efforce d'expliquer pourquoi.

Coté politique, il est clair que l'Europe est la voie de garage de politiciens en fin de parcours et/ou sans envergure, qu'on remercie pour de menus services, ou qu'on neutralise pour les sortir de la concurrence au niveau national. C'est traditionnellement le cas en France. Imagine-t-on quand on veut être Président de la République d'avoir une expérience européenne ? Ca le devient dans un pays comme l'Allemagne. Les élections européennes s'annoncent une nouvelle fois dramatiques...

Coté administratif, l'on assiste à une baisse relative de niveau des hauts fonctionnaires qui est là aussi dramatique. Elle s'explique par le fait que la compétence n'est plus du tout le critère central pour l'accession aux plus hautes responsabilités. Ce sont pour l'essentiel les critères de nationalité (or peu de pays ont comme la France ou le Royaume Uni une culture de hauts fonctionnaires d'excellence) et les critères de sexe (la parité à marche forcé est en train de causer un véritable désastre, à l'instar de ce qui s'observe dans l'administration française) qui priment. Il en résulte une baisse de niveau, et un formidable sentiment d'injustice  -et donc une incitation à la démotivation - chez beaucoup de hauts fonctionnaires européens. Comment, dans ce contexte, par exemple, prétendre réguler la finance ? Goldman Sachs et autres, qui savent eux attirer des talents, peuvent dormir sur leurs deux oreilles.

Au total, vous êtes bien pessimiste.

Je m'efforce d'être lucide. L'UE est en grand danger. Mais elle peut être sauvée. Il faut juste qu'une nouvelle élite - véritable - en prenne les rênes, et qu'on la regarde enfin à sa juste taille : elle n'est ni le Veau d'Or ni le Croque mitaines. Elle est une organisation internationale plus intégrée que les autres, non souveraine, qui doit se concentrer sur les questions économiques, et dans laquelle la France doit reprendre sa place et refaire preuve d'exemplarité.

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