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Comment l’Etat islamique s’est transformé en catastrophe pour les sunnites qu’il était sensé protéger en Syrie et en Irak
©Reuters

Victimes n°1

Les populations civiles sunnites sont les premières victimes de l’Etat islamique en Irak et en Syrie. Nombreux sont ceux qui ont fui (ou s'apprêtent à fuir) leur pays. Le nombre de déplacés provoquera une crise humanitaire que l'Europe devra gérer en appliquant une politique ferme vis-à-vis de l'accueil de migrants et réfugiés, tout en aidant les pays touchés par l’EI.

Roland Lombardi

Roland Lombardi

Roland Lombardi est consultant et Directeur général du CEMO – Centre des Études du Moyen-Orient. Docteur en Histoire, géopolitologue, il est spécialiste du Moyen-Orient, des relations internationales et des questions de sécurité et de défense.

Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à la Business School de La Rochelle.

Il est le rédacteur en chef du webmedia Le Dialogue. Il est régulièrement sollicité par les médias du Moyen-Orient. Il est également chroniqueur international pour Al Ain.

Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment :

« Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI - Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l'Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L'Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104.

Il est l'auteur d'Israël au secours de l'Algérie française, l'État hébreu et la guerre d'Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.).

Co-auteur de La guerre d'Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d'Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022.

Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020. 

Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l'influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) - Préface d'Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023)

Vous pouvez suivre Roland Lombardi sur les réseaux sociaux :  FacebookTwitter et LinkedIn

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Atlantico : Depuis bientôt un an, les territoires contrôlés par l'Etat islamique sont en net recul depuis l'instauration du califat en juin 2014, au point qu'il semble aujourd'hui possible d'envisager une victoire de la coalition. En quoi les populations sunnites, mais aussi chiites dans la région ont-elles souffert de ces événements ? Sur quels plans les populations sunnites notamment ont-elles pu voir leur situation dégradée localement ? 

Roland Lombardi : Je ne vais pas revenir ici sur l’origine historique ou théologique du conflit millénaire qui oppose les deux principaux courants de l’islam, à savoir le sunnisme et le chiisme. Depuis ces dernières années, à cause de l’actualité, nombre de mes collègues l’ont très largement évoqué dans vos colonnes ou dans les autres médias en général.

Je rappellerai juste que l’islam est, après le christianisme, la religion la plus répandue. Ainsi, l’islam compte actuellement 1,3 milliard de croyants. Certes, cette religion est composée de plusieurs courants mais comme je le disais plus haut, les deux plus importants sont donc le sunnisme (80 %) et le chiisme (15 %). La majorité des pays arabes est alors sunnite tandis que les chiites sont majoritaires en Iran et en Irak. En Irak, en l’occurrence, la population se répartit de la sorte : environ 51 % de chiites, 46 % de sunnites et 3 % de chrétiens et autres.

Après la chute de Saddam Hussein et surtout, à partir de 2006, sous le régime de l’ex-Premier ministre chiite Nouri al-Maliki, les sunnites d’Irak ont été ouvertement discriminés et sont devenus en quelque sorte des citoyens de seconde zone. C’est cette politique sectaire et "revancharde" du pouvoir chiite qui a poussé, en grande partie, beaucoup de sunnites dans les bras d’al-Qaïda puis de l’Etat islamique. Je vous rappelle le massacre d’Houweijah, où en avril 2013, près de 300 manifestants sunnites ont été tués…

Ainsi, la contestation s’est de plus en plus radicalisée et a bien sûr été récupérée par les islamistes. Dans ce contexte, il n’était pas étonnant de voir l’EI conquérir aussi rapidement de si vastes territoires. Par la suite, à chaque conquête, les djihadistes ont administré les territoires conquis en nommant des gouverneurs militaires, des chefs de police et surtout, des juges islamiques. Sous le nouveau joug des islamistes, les minorités chrétienne et yazidie n’avaient, pour reprendre un vieux slogan tragique, le choix qu’entre "la valise ou le cercueil" ! Pour les chiites, considérés par les wahhabites et les salafistes comme les pires hérétiques, les plus horribles exactions les attendaient aussi.

Envers les populations sunnites, les djihadistes ont d’abord entrepris une véritable politique de séduction, notamment en développant un important maillage de divers services sociaux. Néanmoins, la charia rigoriste et un régime de terreur implacable imposés dans les territoires occupés ont très vite exaspéré les populations. Les "réfractaires" sunnites, soupçonnés de trahison ou tout simplement de comportements contraires aux valeurs de l’islam, furent les victimes, eux aussi, des pires atrocités. Un autre exemple, qui peut paraître anodin mais qui a cependant toute son importance, c’est la stricte interdiction de fumer dans les rues ou les espaces publics dans certains secteurs conquis par l’EI : lorsqu’on connaît le monde arabe et l’importance du tabac dans ces sociétés, on ne pouvait que prédire un inévitable "ras-le-bol" des populations sunnites qui les avaient pourtant accueilli comme des "libérateurs" en 2014…

Beaucoup d'acteurs extérieurs sont à l'œuvre sur ces territoires. Est-ce que les revendications territoriales des Kurdes par exemple ou l'implication des chiites ne représente pas la prochaine menace à court ou moyen terme pour les populations locales ?

Il faut espérer que les garanties données officiellement (mais surtout secrètement) aux Kurdes par les Américains et surtout, l’Etat irakien, soient finalement respectées. Même si les Turcs et les Iraniens ne sont pas très chauds pour une autonomie encore plus grande des Kurdes dans la région, je pense toutefois que les Russes, dorénavant acteurs incontournables, respectés et écoutés par toutes les parties dans la zone, joueront un rôle non négligeable dans un avenir très proche. En effet, la Russie est en train de devenir le véritable "juge de paix" du Moyen-Orient. Et ne perdons surtout pas de vue que si les Russes s’impliquent de plus en plus dans la résolution des crises moyen-orientales, ce n’est pas par simple charité chrétienne mais avant tout car c’est un intérêt vital pour eux !

Quant à l’implication des chiites que vous évoquez, rien ne se fera sans l’aval de l’Iran, l’Etat phare du chiisme. Et de fait, les Iraniens, alliés des Russes, sont aussi des pragmatiques. En position de force, il n’est plus dans leur intérêt de jeter de l’huile sur le feu et ce serait plutôt l’apaisement que Téhéran rechercherait à présent. N’oublions pas que ce sont les Iraniens qui ont poussé l’ancien Premier ministre chiite al-Maliki vers la sortie en septembre 2014, jugeant eux-mêmes que la politique du leader irakien avait été désastreuse. Il fut alors remplacé par Haïder al-Abadi, un autre chiite, toujours proche de l’Iran mais beaucoup plus conciliant…

Enfin, c’est encore Téhéran qui, ces derniers mois, a recadré les milices chiites irakiennes coupables d’exactions. 

Après la fin programmée de l'Etat Islamique, que vont devenir les 4.2 millions de déplacés en Irak. Se dirige-t-on vers une crise humanitaire majeure ? Comment se prépare l'Occident à faire face à cette nouvelle crise dans des pays qui restent souverains ?

Nous sommes déjà dans une crise humanitaire majeure. Mais comme je ne cesse de le répéter, les déplacés et surtout les réfugiés syriens et irakiens représentent, avant tout, une très grave crise géopolitique pour l’Europe. C’est la raison pour laquelle, l’UE devrait arrêter de se comporter comme une ONG et adopter enfin, une politique ferme et responsable ! Même si Angela Merkel, sous la pression de ses services de sécurité, essaie timidement de revenir sur sa calamiteuse politique d’accueil de l’année dernière, je reste très inquiet quant à l’absence d’initiative commune et surtout d’une véritable stratégie qui ne répondrait qu’aux stricts intérêts sécuritaires des Européens.

Au niveau local, une fois les djihadistes vaincus, Damas et Bagdad entreprendront sûrement une grande politique d’amnistie et de réconciliation nationale, comme cela s’est déjà fait au Liban et en Algérie dans les années 1990 et 2000. Néanmoins, je doute fort que cela incite les "réfugiés" à rentrer chez eux. C’est pourquoi, l’Europe devrait fermer définitivement ses frontières, aider en amont et sans concessions les pays "tampons" comme la Jordanie, le Liban, l’Egypte et la Turquie et enfin, par exemple, conditionner ses futures aides économiques ou pour les reconstructions de la Syrie et de l’Irak, à une ambitieuse et sérieuse "politique du retour"… Malheureusement, nous en sommes encore très loin…

Beaucoup de cadres de l'EI sont d'anciens partisans du régime de Saddam Hussein. Au final, est-ce que toutes les conditions ne sont pas réunies pour que l'histoire se répète et que se réenclenche un nouveau cycle de marginalisation et de radicalisation des populations sunnites locales à moyen terme ?

Il est vrai que certains officiers baasistes sont devenus des cadres militaires de l’Etat islamique. Certains se sont en effet radicalisés en prison ou ont rejoint les djihadistes pour se venger d’avoir été exclus des instances dirigeantes du pays après l’invasion américaine, il y a déjà plus de dix ans. Mais globalement ces anciens gradés ont souvent rejoint les islamistes moins par adhésion idéologique que par opportunisme afin de peser politiquement d’une manière ou d’une autre.

Par ailleurs, d’influentes tribus sunnites, qui avaient été écartées de l’appareil d’Etat irakien, se sont, elles aussi, alliées à l’EI.

Aujourd’hui, la situation n’est plus la même. Pour preuve, dès la démission d’al-Maliki et surtout après le retour dans la danse des Américains pour frapper l’EI, de nombreuses tribus sunnites, à l’instar des puissantes tribus de la province d’al-Anbar, ont commencé à rompre leur alliance avec les islamistes pour se ranger finalement du côté de l’armée irakienne et reconquérir certaines villes comme Ramadi.

Le pouvoir chiite de Bagdad, l’Iran et les Etats-Unis ont bien appris de leurs erreurs passées. Car les tribus sunnites sont la véritable clé pour un retour à la paix en Irak. Déjà en 2007, le général David Petraeus, commandant en chef des forces américaines en Irak, mit fin à la situation catastrophique qui suivit l’invasion américaine de 2003, grâce notamment à une très intelligente politique tribale. En effet, cet officier, historien de formation, avait très bien cerné l’origine du chaos causé par les délires idéologiques des néocons américains et autres intégristes de la Démocratie et des Droits de l’Homme. Entouré par d’éminents anthropologues, le général américain comprit l’importance des tribus. D’abord en tant que réseaux de pouvoirs locaux dans la lutte contre-insurrectionnelle, puis comme relais intra-étatiques dans le contrôle territorial et social. Rappelons au passage, qu’il était aussi aidé dans sa tâche par un fin connaisseur de la région, le chef des renseignements militaires de l’époque, un certain Michael T. Flynn… le futur Conseiller à la sécurité nationale du Président Trump !

En définitive, je suis relativement optimiste pour la suite. Certes les combats, notamment à Mossoul, risquent de durer encore un certain temps. Mais à partir de janvier prochain, les choses peuvent s’accélérer. Surtout, si le nouveau locataire de la Maison Blanche tient ses promesses et décide d’unir ses forces à celles de la Russie afin d’écraser une bonne fois pour toute l’Etat islamique mais aussi toutes les forces djihadistes dans la région.

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