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Comment Erdogan a réussi à faire lourdement peser la diaspora turque en Europe sur les élections en Turquie
©FREDERICK FLORIN / AFP

Réservoir de voix

Alors que la diaspora turque en Europe est considérée comme un soutien important du parti de Recep Tayyip Erdogan, l'AKP, son vote devrait peser dans la balance finale de l'élection de ce 24 juin.

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

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Atlantico : Alors que la diaspora turque en Europe est considérée comme un soutien important du parti de Recep Tayyip Erdogan, l'AKP, son vote (ayant eu lieu entre le 27 mars et le 9 avril) devrait peser dans la balance finale de l'élection de ce 24 juin. Quel est le poids électoral de la diaspora turque en Europe ? A quel point est-elle importante pour la victoire de l'AKP ?

Laurent Leylekian : La diaspora turque est désormais très importante en Europe. Numériquement, on estime au minimum qu’il y 1,5 millions de Turcs en Allemagne, sans doute 300 000 en France et autant au Benelux sans compter les 100 000 en Autriche et pratiquement autant en Angleterre. Mais les estimations varient quasiment du simple au double selon les sources. Bref, il y aurait facilement de 2,5 à 5 millions de citoyens turcs dans l’Union européenne. Dans le contexte actuel où le leadership d’Erdogan est contesté, il est évident que ce réservoir de voix peut faire la différence. A titre personnel j’estime que les votes des Turcs de l’Union européenne peuvent jouer jusqu’à 3 points. Dans un contexte où les sondages créditent un jour Erdogan de 47% des suffrages et le lendemain de 51%, on mesure l’importance électorale de ce vivier.

Mais attention, si les Turcs présents sur le continent européen sont plutôt pro-Erdogan, ils ne sont quand même pas univoques. Traditionnellement, on compte parmi eux des inconditionnels du CHP, une catégorie qui votera contre Erdogan et à laquelle il faut ajouter une frange croissante de déçus d’Erdogan : ceux que sa politique répressive et autoritaire effraie désormais comme ceux qui s’inquiètent des derniers résultats économiques de la Turquie. C’est en tout cas ce qui transpire des sondages d’opinion comme des réseaux sociaux. Et puis, quand on parle de citoyens turcs en Europe, n’oublions pas que ceux-ci comprennent de nombreux Kurdes et réfugiés politiques, dont une fraction non négligeable a voté HDP.

Que cela soit en France ou en Allemagne ou dans les autres pays européens, quels sont les moteurs de ce biais pro-Erdogan que l'on peut retrouver dans la diaspora turque ? 

Avec toutes les précautions d’usage que je viens d’énoncer, il me semble que le moteur principal de la ferveur pour Erdogan est la fierté retrouvée. Comme pour les Russes, c’est le culte de l’homme fort qui tient tête à l’Occident et qui renoue avec la tradition impériale ottomane. Erdogan joue d’autant mieux sur ce registre qu’il a affaire à une population qui – même en Europe – conserve l’un des taux d’éducation les plus faibles parmi les populations immigrées et de fortes caractéristiques endogames. Pour la France par exemple, un rapport récent de l’INSEE indique que lesproportions de cadres supérieurs chez les Turcs de France (1,1%) ou de « professions intermédiaires » (5,1%) ou même d’employés (2,6%) sont notablement plus faibles que celles des catégories similaires pour les maghrébins (pour les mêmes catégories, les Algériens sont respectivement à 5,2% ; 8,6% et 15,7%) et même – contrairement à une idée reçue – pour les populations d’Afrique subsaharienne (6,8% ; 11,2% ; 18,8%). L’essentiel des Turcs de France sont peu qualifiés, généralement des ouvriers dont certains se sont mis à leur compte avec un certain succès. Quant aux mères de famille – dont il est bien connu que l’accès à l’éducation conditionne celle de la population en question –elles sont sans diplôme à 80%, 10 points de plus que n’importe quelle autre groupe immigré considéré. Bref, avec des recettes simplistes fondées sur des rêves de grandeur et la nostalgie du pays, Erdogan joue sur du velours.

En outre, Il peut compter sur les chaînes de télévision turques que suivent massivement les Turcs d’Europe, d’où toute parole critique est désormais absente et où les temps de parole entre les différents candidats sont quasiment parodiques. Dans un tweet du 22 juin, İlhanTaşcı qui est membre du Conseil suprême de l’audiovisuelle (RTÜK), indique qu’Erdogan a bénéficié depuis le 14 mai de 181 heures de couverture médiatique là où Ince n’a eu droit qu’à 15 heures, Aksener à 3h30 et Demirtas du HDP à 30 minutes !

Enfin, les Turcs d’Europe sont très encadrés par les structures étatiques ou paraétatiques de leur Etat d’origine qui se sont progressivement muées en outils au seul bénéfice d’Erdogan. Il y a une myriade d’organisations – COJEP, UETD – qui roulent très majoritairement pour Erdogan même si elles s’en défendent et puis il y a les structures religieuses. En plus du DITIB qui représentent en quelque sorte le ministère des Cultes – très lié à l’Etat et donc à l’Etat-parti qu’est devenu l’AKP – il faut désormais adjoindre le Milli Görüs dont certains observateurs soulignent que le retour en faveur auprès d’Erdogan date de la disgrâce des réseaux gulénistes. Ces différentes organisations maillent les territoires des pays européens de manière assez dense et y effectuent un contrôle social de la population. En période électorale, elles assurent la publicité et éventuellement la logistique avec par exemple l’affrètement de bus pour aller faire voter « dans le bon sens » des communautés éloignées des consulats.

Quelles sont les conséquences de cette relation entre Recep Tayyip Erdogan et la diaspora turque dans les relations entre Turquie et pays européens ? 

Il semble clair qu’au-delà des élections, la mainmise d’un Etat comme la Turquie sur une très importante communauté immigrée en Europe pose de sérieux problèmes ; que le pays soit dirigé par Erdogan ou pas. D’une part, les pays européens semblent avoir accepté, tacitement mais dans une large mesure,que l’éducation et plus généralement les référents sociaux et culturels des Turcs d’Europe restent l’affaire de la seule Turquie et non pas des Etats-hôtes. C’est un problème qui dépasse le cas de la Turquie mais qui prend un relief particulier avec cet Etat impérialiste qui réprime toute expression d’altérité sur son sol tout en considérant que l’assimilation de ses nationaux à l’étranger serait un « crime contre l’humanité ». Il en résulte un communautarisme extrême qui empêche largement l’intégration des Turcs en Europe.

D’autre part et surtout, la Turquie se sert de ces communautés comme d’un outil à part entière au service de ses objectifs géopolitiques. On l’a vu par exemple en 2012 lors de la tentative de pénaliser la négation du Génocide des Arméniens avec l’instrumentalisation de cette diaspora à partir d’Ankara. On l’a également vu plus récemment avec la même instrumentalisation et l’organisation de grandes manifestations toujours en Europe, en soutien aux aventures militaires d’Erdogan en Syrie ou contre le PKK. Dernièrement enfin, les structures de contrôle de cette diaspora ont aussi activement participé à la diabolisation et à la traque en Europe même des partisans de FetullahGülen.

D’une manière générale, cette relation entre la mère-patrie et des émigrés considérés par elle comme autant d’agents politiques met en péril la capacité des Etats européens à prendre des décisions souveraines quand les intérêts de la Turquie sont en jeu. La création de partis politiques presque 100% turcs lors des dernières échéances électorales aux Pays-Bas, en Belgique et en France constitue la phase ultime de ce communautarisme extrême. Il semble qu’en interdisant les meetings électoraux d’Erdogan en Europe, certains Etats européens comme l’Allemagne ait commencé à le comprendre.

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