Comment Carrefour a raté les évolutions rapides du marché chinois<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Consommation
Sandrine Zerbib et Aldo Spaanjaars publient « Dragon tactics : Les tactiques des entrepreneurs chinois pour mieux diriger dans l'incertitude » aux éditions Dunod.
Sandrine Zerbib et Aldo Spaanjaars publient « Dragon tactics : Les tactiques des entrepreneurs chinois pour mieux diriger dans l'incertitude » aux éditions Dunod.
©Frederic J. BROWN / AFP

Bonnes feuilles

Sandrine Zerbib et Aldo Spaanjaars publient « Dragon tactics Les tactiques des entrepreneurs chinois pour mieux diriger dans l'incertitude » aux éditions Dunod. Huawei, Alibaba, Tencent, Xiaomi… ces entreprises ont converti la Chine à la société de consommation, conquis une part du marché mondial et sont devenues les maîtres de la high-tech, malgré des aléas économiques, sociaux et politiques. Elles ont développé une formidable capacité à rebondir et à dompter l’incertitude. Extrait 2/2.

Sandrine Zerbib

Sandrine Zerbib

Sandrine Zerbib a près de trente ans d’expérience dans le secteur de la consommation en Chine.

Au milieu des années quatre-vingt-dix, en tant que présidente d’Adidas Grande China, elle a créé et développé l’activité d’Adidas en Chine, de ses débuts à sa position actuelle de leader du marché, avant de devenir PDG du groupe chinois Dongxiang et de créer sa propre entreprise dans le secteur du commerce électronique, qui a été rachetée début 2021 par le premier fournisseur de services de commerce électronique en Chine, Baozun.

Grâce à ses nombreuses années passées à la tête d’entreprises occidentales, chinoises et mixtes en Chine, elle a pu observer les changements du marché chinois et l’évolution rapide des entreprises privées chinoises. Cela lui a donné l’occasion de remettre en question ce qu’elle considérait comme acquis, d’analyser les avantages et les inconvénients des approches occidentales et chinoises des affaires, et d’apprendre de ces dernières.

Voir la bio »
Aldo Spaanjaars

Aldo Spaanjaars

Depuis 1992, Aldo Spaanjaars évolue dans le monde des affaires chinois et établit des passerelles entre les cultures occidentale et chinoise. Sa connaissance intime du pays est le fruit de sa longue expérience, de la création de publicités primées à la gestion de chaîne de distribution et de portefeuille d’investissement.

Acquise au cours de vingt-cinq ans de carrière en Chine, la familiarité d’Aldo avec les pratiques des sociétés locales comme des multinationales lui permet de comparer l’efficacité des approches respectives et de comprendre que les méthodes enseignées dans les écoles de commerce ne sont pas toujours la clé du succès en Chine.

Dans ses fonctions chez Fosun International, première société de capital-investissement chinoise, Aldo a travaillé avec quelques-uns des plus grands entrepreneurs chinois. Il a pu ainsi appréhender les raisons de leur succès.

Auparavant, Aldo a été PDG de Lacoste-Grande Chine et chef de l’exploitation (COO) d’Adidas-Chine. Il a aussi été l’un des fondateurs de l’agence de publicité J. Walter Thompson-Pékin. Dans ces fonctions successives, il a travaillé en étroite coopération avec les consommateurs et les fabricants locaux. Il a découvert très tôt que le succès, en Chine et, de plus en plus, dans le monde entier, exige d’accepter de nouvelles façons de penser.

Voir la bio »

En juin 2019, Carrefour, géant multinational français de la distribution, annonçait la vente de 80 % de son activité chinoise à Suning, un vaste conglomérat local du secteur. Pour avoir été trop lent à s’adapter aux évolutions très rapides du marché chinois, le groupe reconnaissait qu’il n’était plus compétitif.

Entré tôt en Chine, le groupe avait su d’emblée s’adapter aux réalités locales. Pendant près de deux décennies, Carrefour-Chine a affiché des bénéfices. Bien d’autres entreprises étrangères n’ont jamais réussi leur implantation et ont imputé leur échec – souvent à tort – à des conditions commerciales défavorables. La plupart du temps, en réalité, elles n’ont pas su ajuster assez vite leur modèle international à un marché et à des consommateurs très différents.

Après cette longue période d’expansion, dans une arène où nombre de ses concurrents locaux prospèrent, voir Carrefour trébucher et admettre ses erreurs était à la fois estimable et inquiétant. Comment un groupe européen, présent avec succès dans le monde entier, peut-il perdre pied si brusquement sur un marché qu’il avait pourtant su conquérir ? Que se passe-t-il sur le marché chinois pour qu’un acteur capable de mener à bien ses affaires dans des conditions adverses grâce à un business model taillé sur mesure décide de jeter l’éponge ? Pourquoi des recettes, jusque-là fructueuses, sont-elles devenues obsolètes du jour au lendemain ? Comment les concurrents locaux ont-ils vaincu Carrefour aussi rapidement ? 

À Lire Aussi

Tactiques du dragon : pourquoi les stratégies économiques chinoises ne sont pas toutes recommandables à importer

La chute d’une entreprise prospère

Carrefour-Chine a longtemps affiché un bilan honorable. Entrée tôt sur le marché, l’enseigne a ouvert son premier magasin en 1995 par le biais d’une joint-venture avec la chaîne de supermarchés Lianhua. D’emblée, le concept d’hypermarché, alors inconnu en Chine, a convaincu les consommateurs.

L’équipe de direction, associant expatriés français et cadres taïwanais, a repris le modèle international, mais en lui apportant des modifications inspirées des réussites de l’exemple taïwanais (dans la localisation de certains produits, la supply chain, etc.).

En interne, elle a promu une culture très entrepreneuriale et favorisé une organisation décentralisée. Chaque magasin a eu toute latitude pour optimiser ses références, choisir ses fournisseurs et s’adapter aux besoins des consommateurs de la zone de chalandise du supermarché. Un magasin ayant une clientèle significative d’expatriés, par exemple, tendait à référencer plus d’articles importés. À l’inverse, d’autres magasins de l’enseigne pouvaient aussi bien privilégier des marques et des produits très familiers des consommateurs locaux. Cette optimisation a contribué à l’image de proximité, vite associée par les clients à (pinyin : jiālèfú, qu’on peut traduire par « Bénédiction familiale »), nom de Carrefour en Chine.

L’offre importante de produits frais a beaucoup contribué à installer cette image positive. Jusque-là, légumes, fruits, viandes, poissons et fruits de mer étaient presque exclusivement disponibles aux étals des marchés. La présence de ces produits dans un environnement propre et moderne a renforcé l’attrait de Carrefour en tant qu’enseigne de qualité.

Choix étendu, accès en libre-service à la plupart des produits, souci de la qualité et prix raisonnables répondaient aux attentes des consommateurs. En proposant une expérience satisfaisante d’achat de biens de consommation courante, combinée à une politique de prix serrés, Carrefour a convaincu des millions de Chinois. Et, en mettant l’accent sur les « valeurs appréciées par les Chinois » à tous les niveaux – produits, service, merchandising, prix et ambiance –, l’enseigne s’est fait une place dans l’univers national de la distribution.

Le succès nourrissant le succès, les autorités municipales ont très vite vu l’intérêt qu’elles avaient à soutenir l’enseigne. Désireuses d’annoncer l’ouverture d’une grande surface sur leur territoire, elles n’ont pas hésité à surenchérir sur les contreparties offertes : avantages fiscaux ou facilités foncières. Tirant parti de ce soutien, Carrefour-Chine s’est consacrée, une décennie durant, à gérer sa croissance immédiate et fulgurante, inaugurant certaines années plus de dix nouvelles adresses. Fin 2005, dix ans après son irruption sur le marché chinois, l’enseigne comptait près de 80 hyper- marchés et affichait un chiffre d’affaires de près de 2 milliards d’euros.

D’entrée de jeu, Carrefour a pris des initiatives judicieuses qui l’ont rapide- ment rendu profitable. Les défis que l’encadrement a su relever ressemblent, trait pour trait, aux obstacles présentés comme insurmontables par nombre d’entreprises étrangères quand elles tirent le bilan de leur échec en Chine (voir 1.3, « Réussir en Chine, c’est possible. À condition de créer des circonstances favorables »). Carrefour a su prendre les décisions, parfois difficiles, qui lui ont permis de relever les défis, parvenant même à main- tenir une joint-venture fonctionnelle avec Lianhua, son partenaire. Malgré les circonstances adverses, l’enseigne a enchaîné les succès. Pourtant, tout s’est mal terminé. 

Examen minutieux de la chute de Carrefour

En 2006, une décennie après son entrée sur le marché chinois, Carrefour- Chine était une entreprise florissante. Sa place de numéro 1 parmi les enseignes étrangères de la grande distribution devait beaucoup à la relative apathie de ses concurrents.

L’Américain Walmart, son principal rival à l’échelle mondiale, tout comme l’Allemand Metro Cash and Carry avaient posé un pied en Chine dès 1996, soit un an après Carrefour, sans y moissonner de comparables succès. Tesco, un sérieux concurrent européen, n’était venu tenter sa chance qu’en 2004.

Des concurrents chinois commençaient bien à occuper le terrain, mais, trait caractéristique de la période, ils ne maîtrisaient pas encore les compétences opérationnelles nécessaires à la gestion efficiente d’opérations complexes et de grande échelle, comme les hypermarchés. De fait, la plupart d’entre eux privilégiaient le format des supermarchés à l’empreinte moins importante.

Tablant sur un rythme de croissance annuel des ventes de 25 à 30 % au cours des cinq années suivantes, Carrefour-Chine pouvait se contenter, semblait-il, de s’en tenir aux recettes éprouvées pour conserver sa position de leader. C’est sur cette certitude que se reposait l’équipe dirigeante.

Avec le recul, ils reconnaissent aujourd’hui avoir été frappés de cécité : faute de les avoir vues venir, ils ne se sont pas préparés aux évolutions de fond qui travaillaient le marché. En particulier :

- la conversion au numérique ;

- la désaffection des hypermarchés au bénéfice de formats plus modestes et de magasins de proximité ;

- la montée en puissance de concurrents locaux aux compétences accrues. De 2005 à 2012, Carrefour n’a pas innové. 

Durant cette période, l’expansion du marché prenait deux directions : des surfaces de vente moins gigantesques, dont les libres-services de proximité, et la vente en ligne. Carrefour a repoussé à plus tard ses investissements dans ces deux domaines. Ce n’est qu’en 2014 qu’ouvraient les premiers libres-services de proximité Carrefour Easy et Carrefour Express dans des quartiers résidentiels de Shanghai. L’enseigne ciblait enfin ce segment plus jeune de la classe moyenne qui délaisse les hypermarchés, perçus comme moins qualitatifs, à mesure que le marché gagne en maturité et que les choix s’étoffent. Alors que le commerce de détail, dans tous les secteurs, se convertissait aux programmes de fidélisation, un biais par lequel il commençait à accumuler des données sur les comportements d’achat de ses clients, Carrefour n’a lancé son premier programme de gestion de la relation client qu’en 2012.

Alors que Yihaodian, présent sur Internet depuis 2008, connaissait une croissance rapide nourrie par le véritable décollage du commerce en ligne à partir de 2010, Carrefour-Chine n’allait adopter son premier business model numérique qu’en 2014, avec sa formule maison de click and collect. D’autres innovations numériques ont suivi, mais trop tard et trop restreintes. Carrefour App, par exemple, fonctionnait lentement, proposait une gamme limitée d’articles et ne présentait aucun intérêt dans les nombreuses régions dépourvues de la logistique nécessaire à la livraison de produits frais.

Ces années ont aussi vu des concurrents, comme la chaîne Yonghui Superstores, créée en 2000, se préoccuper de la rapidité et de la qualité des livraisons, en investissant dans des chaînes d’approvisionnement régionales plus efficaces et plus rentables. Pendant ce temps, Carrefour-Chine conservait son modèle logistique, sans l’améliorer. Même ses rivaux taïwanais, RT-Mart et Walmart, l’ont alors surpassé en matière d’investissements. En 2011, ce dernier prenait une participation dans Yihaodian afin d’accélérer le développement de son propre réseau logistique.

Une série d’autres problèmes ont bridé la compétitivité de Carrefour. La chaîne n’a pas lancé de marques distributeur et, confrontée aux pressions de la concurrence locale, elle a dû se battre davantage sur les prix. Mais, faute d’avoir amélioré l’efficience de son réseau d’approvisionnement, elle s’est trouvée en position de faiblesse pour mener cette guerre. Enfin, elle a tardé à réduire les effectifs d’expatriés au sein de son personnel, alors qu’une équipe de direction locale aurait été plus réceptive aux évolutions rapides du marché.

En 2015, Carrefour-Chine commençait à perdre de l’argent. En 2017, mal- gré diverses tentatives de redressement, les dirigeants ont compris qu’ils n’étaient plus compétitifs. Pour rester à flots, une alliance s’imposait.

Près d’un an plus tôt, Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, présentait sa vision prospective de la distribution. Sous le concept de « New Retail », il envisageait le proche avenir sous les traits d’une interconnexion généralisée entre cyberespace et monde réel par le biais du numérique. Pour vaincre les réticences des sceptiques, rien ne vaut l’exemple. C’est avec la grande consommation que Ma a voulu démontrer la validité son concept. Voilà comment il en est venu à fonder sa chaîne de supermarchés Hema. Mais sa société n’ayant pas de compétences dans la grande distribution, il a sollicité Carrefour.

Selon le projet d’accord initial, Carrefour devait gérer Hema et fusionner avec la chaîne de supermarchés Tmall. Toutefois, le conseil d’administration du groupe rechignait à céder une part aussi importante de contrôle et faisait traîner les procédures. Quand il s’est enfin décidé, Tmall était déjà investi dans d’autres projets et le partenariat est tombé à l’eau. En agissant trop lentement, Carrefour a laissé passer sa chance de prendre la main sur l’opération la plus innovante dans le secteur de la distribution, et ce, à l’échelle mondiale !

En avril 2019, à court d’options, le conseil d’administration de Carrefour acceptait de céder 80 % des parts qu’il détenait dans sa filiale chinoise à Suning, l’un des premiers acteurs privés du pays dans le domaine de la distribution. Ironie du sort, Suning a pour actionnaire principal Alibaba. L’enseigne française intégrait donc le conglomérat qu’elle boudait, mais dans un rapport de force bien plus défavorable que ne l’aurait été le partenariat avec Hema. Les atermoiements se payent au prix fort.

Dans les mois qui ont suivi la conclusion de l’accord, Carrefour-Chine entamait sa conversion au numérique et, avant la fin de l’année 2019, Suning présentait ses perspectives d’expansion sur le marché. Elles se déploient autour de cinq axes stratégiques :

1. Introduction du numérique dans les magasins en dur.

2. Amélioration des formats de magasins existants.

3. Expansion dans les villes de moindre importance, au moyen du concept de magasins franchisés Retail Cloud de Suning.

4. Intégration des libres-services dans la chaîne Suning.

5. Ouverture de nouvelles surfaces (plus petites) sur les marchés déjà existants. 

On le voit, en agissant plus tôt, Carrefour aurait pu élaborer et mettre en œuvre un plan stratégique de cette nature. Le verdict est sans appel : l’enseigne s’est laissé dépasser par ses concurrents. Elle a manqué de réactivité, n’a pas su innover dans les temps, a raté le coche de la numérisation, de la gestion des données clients et a trop tardé à prendre des décisions cruciales pour son avenir.

Cet extrait est paru dans Dragon tactics - Les tactiques des entrepreneurs chinois pour mieux diriger dans l'incertitude, pages 21-26 © 2022 Dunod, Malakoff, avec l’autorisation de Dunod Editeur.

Extrait du livre de Sandrine Zerbib et Aldo Spaanjaars, « Dragon tactics : Les tactiques des entrepreneurs chinois pour mieux diriger dans l'incertitude », publié aux éditions Dunod

Liens vers la boutique : cliquez ICI et ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !