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Combien de temps l'Allemagne résistera-t-elle au poison lent de la montée de l'extrême-droite (quand les digues conçues pour la contenir entretiennent le problème...) ?
©Reuters

Château de cartes

Au niveau national, l'AfD oscille entre 10 et 12% des voix, soit trois fois moins que le Front national en France. Néanmoins, l'émergence du parti d'extrême-droite a un impact majeur sur le système politique allemand, fondé sur la proportionnelle. L'AfD déstabilise ainsi tous les jeux traditionnels d'alliance et empêche la formation de nouvelles coalitions, notamment entre la CDU (parti d'Angela Merkel) et les Verts pour la prochaine élection générale en 2017.

Guillaume Duval

Guillaume Duval

Guillaume Duval est rédacteur en chef du mensuel Alternatives économiques, auteur de La France ne sera plus jamais une grande puissance ? Tant mieux ! aux éditions La Découverte (2015) et de Made in Germanyle modèle allemand au-delà des mythes aux éditions du Seuil et de Marre de cette Europe-là ? Moi aussi... Conversations avec Régis Meyrand, Éditions Textuel, 2015.

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Jérôme Vaillant

Jérôme Vaillant

Jérôme Vaillant est professeur émérite de civilisation allemande à l'Université de Lille et directeur de la revue Allemagne d'aujourdhuiIl a récemment publié avec Hans Stark "Les relations franco-allemandes: vers un nouveau traité de l'Elysée" dans le numéro 226 de la revue Allemagne d'aujourd'hui, (Octobre-décembre 2018), pp. 3-110.
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Atlantico : Ce dimanche, la CDU est arrivée en troisième position, après le parti d'extrême-droite, l'AfD, à l'élection régionale en  Mecklembourg-Poméranie, le fief d'Angela Merkel.  En France, la montée de l'extrême-droite dans les années 1980-1990 a pu affaiblir la droite tout en renforçant mécaniquement la gauche mitterrandienne. Dans la mesure où le système politique et électoral allemand est différent de celui de la France, quels pourraient être à terme les effets politiques du renforcement de l'AfD ?

Guillaume Duval : Il faut relativiser ce qui s'est passé ce week-end en Allemagne.

Premièrement, le Mecklembourg-Poméranie n'est pas le fief d'Angela Merkel. C'est une région dirigée depuis 20 ans par des sociaux-démocrates. Par ailleurs, c'est un Land pauvre, peu peuplé, déshérité et qui n'a pas une signification majeure en Allemagne. Il est vrai que c'est dans cette région-là qu'Angela Merkel a été élue au Bundestag, d'où la dimension symbolique du résultat de ce week-end.

Deuxièmement, tous les partis ont perdu des voix du fait de la montée de l'AfD : le SPD, la CDU mais aussi les Verts et Die Linke qui ont d'ailleurs perdu en proportion encore plus de voix.

Au niveau national, l'AfD oscille depuis un an entre 10 et 12%, soit deux à trois fois moins que le Front national en France. Par ailleurs, du point de vue de ses origines, ce n'est pas un parti aussi fasciste que le FN. L'AfD est un parti qui a été fondé sur des bases essentiellement eurosceptiques par des personnes issues de l'establishment allemand (des patrons, des libéraux etc.) à l'inverse du FN qui a été fondé par des gens - Jean-Marie Le Pen et ses proches - qui se sont battus contre l'indépendance de l'Algérie.

Ceci dit, même à 10-12%, l'AfD a déjà un impact majeur sur le système politique allemand qui est fondé sur la proportionnelle. Dans un tel système politique, l'apparition d'un nouveau parti à 10-12% suffit à déstabiliser tous les jeux traditionnels. Ainsi, il était envisagé pour l'après-2017 (c’est-à-dire après les prochaines élections générales) la formation d'une majorité entre la CDU et les Verts (car le SPD souhaitait retourner dans l'opposition) : dans la mesure où la CDU et les Verts seuls n'ont aujourd'hui plus de majorité, une telle coalition n'est plus possible. L'autre alternative était une alliance entre le SPD, Die Linke et les Verts qui sont aujourd'hui théoriquement majoritaires au Bundestag : avec l'AfD à 12%, cette majorité disparaît. Ainsi, du fait de l'émergence de l'AfD, la seule possibilité pour gouverner est de poursuivre la coalition entre le SPD et la CDU. Or, la poursuite de cette coalition est une manière de prolonger et de nourrir la montée des extrêmes car SPD et CDU se neutralisent mutuellement, ce qui donne lieu à des politiques peu dynamiques qui ne satisfont personne.

Jérôme Vaillant : Les commentateurs en France comme en Allemagne ont donné au scrutin régional du 4 septembre dernier en Mecklembourg-Poméranie occidentale une dimension nationale au prétexte que la chancelière y avait sa circonscription électorale (celle de Rügen-Greifswald) et que le parti AfD damait le pion à son parti chrétien-démocrate en emportant devant lui la deuxième place. Et bien évidemment aussi parce que ces élections ont lieu à un an des élections fédérales. Certains commentateurs, comme au journal Le Monde, ont pourtant hésité à en faire comme d’autres la "fin de l’ère Merkel" et à y voir plutôt un simple "revers" pour celle-ci, hésitant, à vrai dire, à le qualifier de "sérieux" ou plus gentiment de "symbolique".

C’est, à n’en pas douter, un revers sérieux pour Angela Merkel parce que le symbolique joue un rôle important en politique, mais il faut garder raison. Le Mecklembourg-Poméranie occidentale est, certes, par la superficie (23 000 km²), le sixième des 16 Länder (Etats fédérés) composant l’Allemagne, mais avec moins de 1,8 million d’habitants pour une population totale de 82 millions, il en est le quatorzième par la population : il est donc l’un des plus petits Länder et l'un des moins représentatifs. De plus, si la CDU a connu des jours meilleurs dans ce Land, c’était dans les années 1990, aussitôt après l’unité scellée par le chancelier chrétien-démocrate Helmut Kohl. Il était depuis les années 2000 déjà en net recul, battu par le parti social-démocrate. Son décrochage le plus fort remonte à 2011 quand il perd 5,8 points par rapport à 2006 et passe à 23% des voix contre 35,6% au SPD.

Comme d’autres scrutins régionaux qui ont vu entrer le parti populiste opportuniste anti-européen et aujourd’hui anti-migrants, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), dans 9 parlements régionaux, le succès de l’AfD en Meckembourg-Poméranie occidentale est un message clair de protestation d’une partie grandissante de l’électorat allemand à la chancelière dont il conteste la politique migratoire – même si le Land ne compte que quelques dizaines de réfugiés. On retrouve là la phobie fantasmée des migrants dans un pays sans migrants, cette forme propre à l’ancienne d’une xénophobie sans étrangers. Il est essentiel de constater que d’après l’institut de sondages Infratest Dimap, 75% des électeurs de l’AfD disent avoir voté le 4 septembre pour protester contre la politique migratoire du gouvernement fédéral et seulement 25% par conviction et sympathie pour ce parti. Cela explique pourquoi la chancelière pense pouvoir encore, à un an des élections fédérales, convaincre ces électeurs de revenir vers le grand parti populaire que reste à ses yeux la CDU.

Toute la question est donc de savoir si l’AfD saura s’établir durablement dans le système des partis allemands ou connaîtra le sort des partis protestataires portés par une seule cause comme le Parti pirate, déjà oublié, ou d’autres partis régionaux qui n’ont jamais émergé au plan fédéral. Comme la crise des réfugiés risque d’être durable, on peut craindre que l’AfD dure, à la condition pourtant de se donner des structures et un programme général qui dépasse la question migratoire.

En quoi le système parlementaire allemand diffère-t-il de la configuration politique française ? Jusqu'à quel point les dirigeants du pays pourront-ils "ignorer" le vote des électeurs de l'AfD ? Le système allemand peut-il, comme le scrutin majoritaire français, écarter ce courant politique du champ des décisions ?

Guillaume Duval : Oui, il est possible d'écarter l'AfD des décisions à condition d'avoir une grande coalition entre les deux principaux partis qui restent malgré tout beaucoup plus importants et majoritaires quand ils s'entendent.

Si l'AfD est beaucoup moins fasciste que le FN, il s'agit quand même d'un parti qui s'est radicalisé et a une image d'extrême-droite : dans un pays qui a été le berceau du nazisme, il est plus difficile encore qu'en France d'imaginer une alliance des partis traditionnels avec l'AfD - du moins pour l'instant.

En revanche, la montée de l'AfD a un impact massif sur ce qui se joue à l'intérieur du parti chrétien-démocrate : cela exerce une pression pour changer la ligne politique de Mme Merkel, en particulier sur les questions d'immigration.

Jérôme Vaillant : Le mode de scrutin allemand fondé sur la proportionnelle vise à permettre aux différents courants de pensée et aux différentes sensibilités politiques de s’exprimer dans l’espace public et d’être représentés au Parlement, qui est le pivot de la vie politique allemande. Comme ce mode de scrutin risque de favoriser la dispersion des voix sur un nombre incontrôlable de formations, des garde-fous ont été mis en place, tels que la clause des 5% à laquelle il faut satisfaire pour entrer au Parlement fédéral, le Bundestag. La législation sur les partis définit ce que doit être un parti et précise aussi à partir de quel pourcentage de voix un parti est financé par l’Etat. Ce système a induit dans les premières décennies de l’après-guerre un système tripartite proche du bipartisme (chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates), tant le troisième, les libéraux (FDP), était seulement le poids pour faire pencher la balance à droite (jusqu’en 1966) puis à gauche (de 1969 à 1982) puis de nouveau à droite. Il n’a pourtant pas empêché l’émergence des Verts sur la base de la lutte contre le nucléaire et la défense de l’environnement à partir du début des années 1980, puis depuis l’unification, l’établissement du Parti socialisme démocratique qui, tout en restant sous la dénomination de La Gauche, continue de représenter d’abord une sorte de légitimisme fondé sur le passé de la RDA.

Aujourd’hui, l’Allemagne connaît avec ce système né en 1949 une ouverture vers un pluripartisme modéré qui, question essentielle, n’a pas fragilisé sa stabilité et permis la formation de coalitions gouvernementales durables, au niveau fédéral comme au niveau des Länder. L’émergence d’un nouveau parti a ces dernières années démultiplié les possibilités de coalitions régionales qu’on aurait pensé impossibles quelques années auparavant. La Thuringe est gouvernée par un ministre-président de La Gauche à la tête d’une coalition Gauche+SPD+Verts, le Bade-Wurtemberg l’est par un ministre-président vert à la tête d’une coalition Verts+CDU, la Rhénanie-Palatinat connaît depuis mars de cette année une coalition SPD+Verts+FDP dirigée par une ministre-présidente social-démocrate tandis qu’une coalition CDU+SPD+Verts en Sarre, dirigée par une ministre-présidente chrétienne-démocrate, n’a pas duré deux ans et est depuis dirigée par la même ministre-présidente à la tête cette fois d’une grande coalition CDU+SPD.

Dans le cas du Mecklembourg-Poméranie occidentale, il convient de relever à ce propos que la non-représentation des Verts au parlement régional à Schwerin - avec 4,8% des voix, il reste en-deçà de la barre des 5% - et la disparition, avec 3% des voix, du parti néo-nazi NPD qui se voit ainsi réduit de moitié, créent une situation quadripartite relativement facile à gérer : quatre partis seront représentés au parlement de Schwerin : le SPD (30,6% des voix), l’AfD (20,8%), la CDU (19%) et la Gauche (13,2%), la répartition des sièges ne donnant de majorité qu’à une grande coalition SPD+CDU ou à une coalition SPD+La Gauche. Le retour à un système quadripartite en Mecklembourg-Poméranie occidentale a, en ce sens, quelque chose de systémiquement rassurant : la clause des 5% fonctionne.

A un an des élections législatives, à quel point Angela Merkel est-elle politiquement affaiblie ? Que laisse présager ce revers politique en Mecklembourg-Poméranie ? Une coalition avec l'AfD pourrait-elle être sérieusement envisagée à terme ?

Guillaume Duval : L'affaiblissement d'Angela Merkel est important. Elle suscite aujourd'hui environ 45% de satisfaits contre 48% de mécontents, alors qu'elle avait jusque-là environ 60% de satisfaits. Néanmoins, si la chute de la popularité d'Angela Merkel est significative, la chancelière reste à un niveau élevé de satisfaction et ne paraît a priori pas menacée dans l'immédiat. Il est déjà arrivé qu'un dirigeant soit débarqué par le parti chrétien-démocrate (comme cela fut le cas pour Helmut Kohl), mais cela semble peu probable à ce stade pour Angela Merkel. En revanche, les relations entre les chrétiens sociaux-bavarois et les chrétiens-démocrates sont très difficiles à gérer. Ainsi, dans la région de Bavière, un parti de droite à part entière - c'est-à-dire un parti qui n'est pas membre de la CDU - est celui qui, au sein de la droite traditionnelle, s'oppose avec le plus de virulence à la chancelière, notamment sur les questions d'immigration. Il faut rappeler que la Bavière (région de Munich) a été en première ligne quand les flux très importants de réfugiés sont arrivés en Allemagne.

Soulignons également qu'aucune alternative à Angela Merkel ni aucun chef potentiel ne se dégagent pour l'instant.  

Est-ce qu'à terme une alliance avec l'AfD est envisageable ? Oui, ce sera probablement envisagé et envisageable dans le futur pour la droite allemande dans une période post-Merkel car, encore une fois, il semble difficile qu'Angela Merkel elle-même mette en œuvre ce type d'alliance.

Jérôme Vaillant : Angela Merkel est affaiblie mais bien décidée à affronter les difficultés que lui ont procurées sa "politique de bienvenue" pour les réfugiés (pour les réfugiés, d’ailleurs, et pas pour tous les migrants). Une politique qu’elle a considérablement fait évoluer depuis un an quand elle a lancé pour la première fois son fameux "Wir schaffen das" ("Nous y arriverons"). Les difficultés les plus redoutables pour elle sont aussi les plus souterraines : l’aile bavaroise de la CDU, la CSU qui est un parti lié seulement au Bundestag par un accord de coopération/fusion avec la CDU, accroît de plus en plus, au vu des succès de l’AfD, sa pression pour obtenir de la chancelière un changement de cap dans sa politique des réfugiés et l’acceptation de quotas de réfugiés à ne pas dépasser. Son président, Horst Seehofer, menace même de proposer un candidat chrétien-social bavarois pour les élections fédérales de septembre 2017, rééditant une situation connue des anciens sous la dénomination de "Wildbad Kreuth", quand le président de l’époque de la CSU, Franz Josef Strauss, avait menacé en 1976 la CDU de sécession pour faire de la CSU un parti non plus limité à la Bavière mais étendu à toute l’Allemagne. La simple menace de la CDU de s’établir alors à son tour en Bavière avait mis assez rapidement un terme à la querelle mais en 1980, Franz-Josef Strauss avait pu s’imposer comme le candidat commun de la CDU et de la CSU à la chancellerie contre Helmut Kohl. Strauss était resté un candidat malheureux. Le souvenir de Wildbad Kreuth peut donc à la fois inquiéter et rassurer la chancelière. Une chose est sûre, l’Allemagne, comme la France, va connaître une longue période pré-électorale et la chancelière n’adaptera son calendrier à la situation qu’en cas d’absolue nécessité. Elle devrait être à nouveau candidate à la chancellerie mais ne se déclarera pas avant la fin de l’année. Un quelconque rapprochement avec l’AfD n’est pas à son agenda.

Propos recueillis par Emilia Capitaine

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