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Colères agricoles : et s'il n'y avait qu'une seule chose à faire pour l'agriculture  française, ce serait quoi ?
©Reuters

Quand la viande voit rouge

La crise que traverse l'agriculture française soulève inquiétudes et débats, en particulier dans la filière de l'élevage. Les éleveurs se mobilisent et tirent la sonnette d'alarme. Seulement, c'est tout un système qui est à bout de souffle. Il nécessiterait un vrai changement profond et structurel, et ne peut se limiter à des réformes esthétiques.

Jean-Marc Boussard

Jean-Marc Boussard

Jean-Marc Boussard est économiste, ancien directeur de recherche à l’INRA et membre de l’Académie d’Agriculture.

Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont La régulation des marchés agricoles (L’Harmattan, 2007).

 

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Gil Rivière-Wekstein

Gil Rivière-Wekstein est rédacteur pour la revue Agriculture et Environnement. Il est l'auteur du livre "Panique dans l’assiette, ils se nourrissent de nos peurs". 

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Atlantico : Depuis lundi matin, les éleveurs protestent contre une chute des prix de la viande et du lait, qui risquerait de faire plonger l'agriculture. Comment en est-on arrivé là ?

Gil Rivière-Wekstein : Nous en sommes arrivés jusque-là parce que depuis une vingtaine d'année, personne n'a pris en compte la réalité de l'évolution de l'agriculture, et plus spécifiquement de l'élevage. Nous n'avons pas pris en compte le changement d'alimentation des français, la manière dont ils consomment et sélectionnent leur viande. Par exemple, aujourd'hui sur une vache de qualité française, ce qui est principalement vendu, c'est de la viande transformée en steak haché. Nous produisons donc de la viande de qualité, qui finit en steak haché. Le cout de production de cette viande de qualité pour qu'elle finisse ainsi est énorme. Avant ce n'était pas le cas, nous sélectionnions les morceaux en fonction de nos besoins.

Enfin, nous ne nous sommes pas préparés à la nouvelle situation du XXIème siècle, dans laquelle il y a d'autres pays qui sont devenus eux aussi des pays producteurs agricoles d'une très grande qualité, avec des prix très accessibles.

C'est la conjonction des deux phénomènes qui fait qu'aujourd'hui, notre système n'est plus en phase avec les besoins des citoyens et la réalité du marché, avec tout ce que cela implique.

Jean-Marc Boussard : Depuis plus d’un demi-siècle, à la suite en particulier de la grande crise économique de 1929, les prix des grands produits agricoles, dans presque tous les pays, avaient été déconnectés du marché. Ils étaient fixés par les États qui s’arrangeaient plus ou moins bien avec les excédents ou les déficits. En Europe, pour les produits laitiers (et les viandes associées) après une époque où l’on ne savait que faire des excédents, on décida en 1981 de créer des "quotas" de production : les prix étaient fixés, mais un agriculteur n’avait pas le droit de produire une quantité supérieure  au "quota" qui lui était alloué. La somme de tous les quotas individuels correspondait grosso modo au volume de la demande nationale, qui est assez stable, et dépend surtout des habitudes des consommateurs.

A partir des années 1990 et surtout 2000, on s’est mis à tout libéraliser. C’est dans ce cadre que l’on a décidé de supprimer les quotas, et de laisser le marché décider de la production souhaitable. Les producteurs ont eu la naïveté d’y croire, et surtout, de croire  que, puisque les prix courants correspondaient aux coûts, ils pourraient augmenter leur production sans les faire changer, grâce à la "conquête de nouveaux marchés".

Malheureusement pour eux, en agriculture, parce que  la demande est "rigide" (elle reste la même quelque soit le prix), l’équilibre du marché est instable (comme une bille posée sur la pointe d’un crayon) et le prix peut fortement s’écarter du coût de production, dans un sens ou dans un autre. C’est bien ce qui arrive maintenant : parce que l’offre a brusquement augmenté sans que les "nouveaux marchés" se soient concrétisés immédiatement, les prix s’effondrent.

Cette situation est préoccupante, parce que beaucoup de producteurs vont se trouver ruinés, et obligés de quitter le métier. C’est dommage pour eux, mais plus encore pour les consommateurs, car ces derniers, du fait de la disparition de ces producteurs, après une brève période d’abondance et de prix bas, vont bientôt se trouver confrontés à la pénurie, et donc à des prix qui pourront atteindre des sommets (le yaourt à 5€ pourrait bien paraître bon marché !). Puis ces prix astronomiques attireront de nouveaux entrepreneurs un peu fous, et les prix retomberont pour un nouveau cycle. Tout cela n’est ni  très satisfaisant,  ni très efficace, que ce soit pour les producteurs ou les consommateurs !

De quelle grande mesure les agriculteurs ont-ils besoin pour sortir de cette crise ?

Gil Rivière-Wekstein : Apporter une solution à la complexité est très difficile à mettre en place en une simple mesure. Mais le manque de réflexion sur la nature des marchés et sur l'évolution de l'économie mondiale nous a amené à cette situation, il faut donc remettre au cœur du débat cette question : quelle est la demande du marché ? Il ne faut pas penser qu'à travers quelques déclarations seulement nous allons modifier l'acte d'achat du consommateur, c'est d'un ridicule …

Jean-Marc Boussard : A court terme, il faudra sauver les producteurs (et en même temps les banques qui leur ont prêté de l’argent pour augmenter leur production). Cela se fera à coup de millions...

Il faut revenir à un système d’intervention  publique et de quotas, peut être en les améliorant (une gestion un peu astucieuse des autorisations de produire au niveau européen pourrait accompagner l’émergence du marché chinois). Un tel système n’est nullement contradictoire avec "l’économie de marché", mais tient compte des spécificités des produits agricoles, qui ne sont pas des produits comme les autres du fait qu’ils sont indispensables à la vie. Comme le disait déjà en son temps Jean Jacques Rousseau, "on ne peut pas traiter le nécessaire de la même façon que le superflu". De très nombreux économistes ont développé des analyses très subtiles de ces problèmes, mais leur voix a été couverte par celle de libéraux dogmatiques qui n’ont rien à envier aux pires intégristes de toutes les religions...

Pourquoi n'a-t-elle pas été prise avant ? Quelles dispositions ont été prises ces dernières années et n'étaient pas adéquates ou insuffisantes ? 

Jean-Marc Boussard : Il est clair que la suppression des quotas aura été une très grave erreur, commise par des gens qui n’ont en réalité aucune culture économique. Il est vrai également qu’on a tenté de remplacer le système des quotas par des "contrats à long terme" et d’autres gadgets du même genre. Mais aucun économiste véritable ne peut croire à de telles solutions, dans un contexte de concurrence sauvage.

Je suis du reste surpris que vous ne parliez pas des conséquences de cette concurrence pour certaines zones géographiques, en particulier les zones de montagne. Cela coûte beaucoup plus cher de produire et surtout de collecter du lait en montagne qu’en plaine. Il est donc vraisemblable que le "lait de montagne" va disparaitre à peu près totalement, à l’exception peut-être de quelques "niches" qui subsisteront grâce à leur pouvoir de monopole (mais qui pourraient disparaître si, comme le réclament les américains, on supprime aussi de facto les appellations d’origines !).

Gil Rivière-Wekstein : Cela signifie une modification profonde de la manière dont l'élevage est conçu en France depuis quelques années. Il n'y a pas eu de politique agricole réelle concernant l'élevage depuis 30 ans. L'élevage depuis a répondu à un seul objectif : l'occupation du territoire et pas la réalité économique de la filière. Nous avons mis des éleveurs pour avoir des personnes implantées dans les territoires. Nous n'avons pas créé de filière qui soit en phase avec le marché et avec la demande réelle du consommateur, qui est l'acte d'achat du consommateur. Dans les sondages, un Français peut vous dire qu'il est prêt à payer bien plus cher pour de la viande française de qualité, mais dans les faits, dans l'acte d'achat du consommateur, il se précipite sur celle bon marché venant d'Allemagne.

Il y a un problème de vision stratégique par rapport à l'évolution d'une filière. Aucune disposition prise n'était adéquate ou suffisante, puisqu'il n'y en a aucune qui répond à l'exigence et la réalité du marché.

Quelles menaces peuvent représenter la grande distribution et / ou les industriels ?

Jean-Marc Boussard : Je ne dirai pas que la grande distribution est toujours sans reproche, mais je crois quand même que les procès qu’on lui fait à l’heure actuelle sont largement exagérés. Les marges ne sont pas toujours aussi excessives qu’on le dit. De plus il faut bien dire que les pertes viennent aussi vite que les bénéfices, de sorte que ces organismes sont des colosses aux pieds d’argile. La preuve, c’est que certains d’entre eux font faillite de temps à autre... Dès lors, on ne peut pas leur reprocher d’engranger quelques profits en prévision des années maigres... c’est la Loi du Marché !

Gil Rivière-Wekstein. C'est un ensemble. Il faut arrêter de chercher un bouc émissaire. La grande distribution a certainement une part de responsabilité mais elle ne fait rien d'autre que de répondre à l'expression des consommateurs. Si la grande distribution fonctionne, c'est parce que les consommateurs la fait vivre. Elle répond à un besoin que les consommateurs ont, qui peut être légitime ou pas mais qui correspond à une réalité. Il faut arrêter de mettre les uns contre les autres. Tout le monde a une part de responsabilité, mais il n'est pas là le vrai problème. La question est : est-ce que, ensemble, nous pouvons mettre en place une vision stratégique pour l'élevage dans les 10-15 prochaines années, qui répond à la fois aux besoins des consommateurs et aux exigences du marché international et du marché mondialisé.

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