Colère des policiers : la République ébranlée par une crise qui commence à ressembler à 1958 (mais y a-t-il un de Gaulle dans l'avion ?)<!-- --> | Atlantico.fr
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De Gaulle avait pour lui une autorité charismatique et sa légitimité était historique, puisqu'il était l'homme du 18 juin. Les hommes aujourd'hui au pouvoir apparaissent comme des fantoches en comparaison.
De Gaulle avait pour lui une autorité charismatique et sa légitimité était historique, puisqu'il était l'homme du 18 juin. Les hommes aujourd'hui au pouvoir apparaissent comme des fantoches en comparaison.
©DR

Une émeute ? Non sire, c'est une révolution

En 1958, une manifestation de policiers devant l'Assemblée nationale témoignait déjà de l'exaspération des forces de l'ordre face à leurs conditions de travail. Mais si à l'époque la légitimité et l'autorité du général De Gaulle avait permis de rétablir la situation, la situation est bien différente aujourd'hui.

Mathieu Zagrodzki

Mathieu Zagrodzki

Mathieu Zagrodzki est politologue spécialiste des questions de sécurité. Il est chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales et chargé de cours à l'université de Versailles-St-Quentin.

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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Xavier Raufer

Xavier Raufer

Xavier Raufer est un criminologue français, directeur des études au Département de recherches sur les menaces criminelles contemporaines à l'Université Paris II, et auteur de nombreux ouvrages sur le sujet. Dernier en date:  La criminalité organisée dans le chaos mondial : mafias, triades, cartels, clans. Il est directeur d'études, pôle sécurité-défense-criminologie du Conservatoire National des Arts et Métiers. 

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Paul-François Paoli

Paul-François Paoli

Paul-François Paoli est l'auteur de nombreux essais, dont Malaise de l'Occident : vers une révolution conservatrice ? (Pierre-Guillaume de Roux, 2014), Pour en finir avec l'idéologie antiraciste (2012) et Quand la gauche agonise (2016). En 2023, il a publié Une histoire de la Corse française (Tallandier). 

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Atlantico : En 1958, alors que Paris était confrontée à la menace terroriste, la dégradation des conditions de travail de la police avait nourri une véritable crise de recrutement. C'était d'ailleurs pour protester contre la dégradation de leurs conditions de travail que fut initialement organisée la manifestation du 13 mars, qui devait rester silencieuse et cantonnée dans la cour du 19-Août. Néanmoins, ce rassemblement prit rapidement une tournure plus politique et 7000 policiers en uniforme se retrouvèrent à manifester devant l'Assemblée nationale. Quels parallèles peut-on dresser entre 1958 et aujourd'hui du point de vue de la situation des forces de l'ordre ?

Paul-François Paoli : Je pense que la situation actuelle est inédite. Les forces de l'ordre sont soumises à deux injonctions qui peuvent leur apparaître contradictoires. D'une part, elles doivent répondre à la demande sécuritaire croissante de la population, en particulier à cause de l'angoisse liée aux attentats, d'autre part, elles doivent respecter les critères de l'idéologie ambiante proférée aussi bien par les représentants de l'Etat et les principaux médias qui est celle du "vivre ensemble". Selon cette idéologie, il ne saurait y avoir d'ennemi intérieur et les délinquants, même les plus violents, nous sont toujours décrits comme des cas pathologiques ou des cas sociaux. L'idée que la société est traversée par des fractures ethniques et identitaires graves (peut-être irrémédiables) ne fait pas partie du discours des responsables de ce pays qui en appellent invariablement au "pacte républicain" alors que celui ci est désormais frappé de l'intérieur. On vient encore de s'en apercevoir avec la pathétique déclaration du ministre de l'Intérieur qui après les attaques contre la police à la Grande-Borne, a parlé de "sauvageons" alors qu'il s'agissait de criminels organisés. La langue du "vivre ensemble" ne peut rendre compte de la réalité violente que vivent les policiers sur le terrain. D'où le formidable malaise de ceux-ci qui ont raison de protester.

Mathieu Zagrodzki : Vous avez évoqué les chutes record en 1958 des recrutements. Or, aujourd'hui, le contexte est inverse : au printemps dernier, jamais autant de candidats au concours des gardiens de la paix ne se sont présentés. Cela est d'une part lié au regain d'intérêt pour le métier de policier et en quelque sorte de patriotisme avec la phase d'attentats que nous traversons, et d'autre part, au fait que les métiers de la fonction publique sont particulièrement attirants dans une période de chômage prolongé.

Par ailleurs, le gouvernement annonce régulièrement des augmentations d'effectifs et des recrutements. De ce point de vue-là, le parallèle n'est donc pas forcément le bon.

Les policiers ne semblent pas aujourd'hui être dans une démarche de changement de régime. Ils ne semblent pas vouloir précipiter un changement de Constitution ou de système politique. Ils réclament davantage de moyens, de respect. Ils s'adressent également à l'autorité judiciaire et à leur hiérarchie pour être mieux soutenus et pour que ces derniers fassent en sorte que les personnes qui les interpellent soient effectivement sanctionnées. Leur revendication est celle d'une bonne application du système politique et judiciaire existant.

En revanche, on peut faire un parallèle avec ce qui s'est produit le 16 octobre 2001, soit il y a quasiment 15 ans jour pour jour : deux policiers ont été tués au cours d'une intervention lors d'un cambriolage, ce qui a provoqué 7 manifestations policières entre octobre et décembre 2001. Le cambrioleur en question était un multirécidiviste. Comme aujourd'hui, les policiers réclamaient plus de sévérité de la justice et plus de moyens. Nous assistons donc à un bégaiement de l'histoire assez troublant. 

Si à l'époque, le général de Gaulle avait eu l'autorité pour faire face à la situation, les pouvoirs publics actuels vous semblent-ils en mesure d'y répondre ?

Paul-François Paoli : De Gaulle avait pour lui une autorité charismatique et sa légitimité était historique, puisqu'il était l'homme du 18 juin. Les hommes aujourd'hui au pouvoir apparaissent comme des fantoches en comparaison. Comment considérer autrement un président qui, en privé, avec des journalistes, reconnaît que l'immigration est pléthorique en France, et en public exhorte les Français à l'accepter au nom des sacro-saintes valeurs républicaines et de la diversité ? Hervé Mariton a déclaré que nous assistions à une "déchéance de l'Etat". Comment lui donner tort ?

Xavier Raufer : Le général De Gaulle savait que la politique consiste à gouverner, c'est-à-dire à décider. Mais qu'est-ce que décider ? La gauche-caviar vitupère aujourd'hui le philosophe Martin Heidegger. Mais ce banc de sardines médiatiques ferait mieux de le lire car tout est dit dans une seule de ses remarques là-dessus : "Les décisions ne s'obtiennent pas du fait de discourir à leur sujet, mais du fait qu'est créée une situation et que sont appliquées des dispositions, au sein des­quelles la décision est inéluctable et où toute tentative pour l'éluder revient en fait à la décision la plus grave". C'est précisément le problème de notre gouvernement. Il est tétanisé depuis janvier 2015 et ne décide rien de fondamental en matière antiterroriste. Il organise des défilés, des concerts, il plante des arbres, il s'agite en vain. Or, sur le terrain, les victimes de cette agitation stérile - policiers, gendarmes, magistrats, personnels pénitentiaires, etc. - souffrent toujours plus.

Mathieu Zagrodzki : Ils ne vont pas y répondre par la manière forte. M. Falcone, le directeur général de la police nationale, a eu des mots très sévères à l'égard des policiers suite à la manifestation des Champs-Elysées, ce qui a provoqué une vague de réprobation chez les forces de l'ordre. Lorsque M. Falcone était en visite sur le terrain ce mardi 18 octobre, il a d'ailleurs été accueilli par des huées et des slogans hostiles, du jamais vu !

Le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, a plutôt tenté d'apaiser la situation à l'Assemblée nationale. De même, François Hollande a indiqué qu'il soutenait les policiers et comprenait leur mouvement. Il serait suicidaire dans le contexte actuel pour le pouvoir politique de se mettre les policiers à dos, notamment parce que la majorité de la population est derrière la police. Ce qui s'est passé à Viry-Châtillon a forcément provoqué une vague de sympathie à l'égard de la police.

Les pouvoirs publics peuvent répondre aux attentes des policiers : les leviers, les marges de manœuvre sont énormes. Le gouvernement peut annoncer des recrutements supplémentaires, du matériel supplémentaire – ce que fait en permanence le ministère de l'Intérieur depuis le début de la vague d'attentats.

Concernant la sévérité des peines et le système judiciaire, certes le ministère de la Justice peut donner des consignes de fermeté au Parquet, mais la séparation des pouvoirs fait qu'au bout de la chaîne, ce sont les juges qui décident. Par ailleurs, l'application des peines dépend aussi du nombre de places en prison et des marges dont dispose l'administration pénitentiaire pour mettre en œuvre les sanctions. Ce ne sont pas des politiques qui se décrètent du jour au lendemain : il est impossible en 3 mois de créer 15 000 places de prison, de recruter X gardiens, et X conseillers de probation et d'insertion.

Les annonces des pouvoirs publics seront donc forcément des annonces de court terme d'autant plus que nous sommes dans une période préélectorale, qu'il faut éteindre l'incendie et sauver ce qui peut être sauvé pour le gouvernement actuel.

Ces mesures de court terme éteindront peut-être la grogne mais ne résoudront pas le problème de fond, qui est celui du malaise policier, des mauvaises relations entre la police et la justice et des mauvaises relations entre la police et une partie de la population. Si ce problème de fond n'est pas résolu, le risque est que les policiers multiplient les grèves, qu'il y ait une démotivation générale, et de plus en plus d'arrêts maladie. Comme dans toutes les professions, quand les gens ne sont pas satisfaits au travail, soit ils le font mal, soit ils réussissent à maintenir le cap, soit ils craquent. 

Bien que Jean-Marc Falcone, directeur général de la Police nationale, ait condamné les manifestations en uniforme, les forces de l'ordre ont reconduit leur manifestation. Dans quelle situation les pouvoirs publics se trouvent-ils alors ? Du point de vue de l'Etat, peut-on craindre que certains corps répondent de moins en moins bien aux décisions ?

Paul-François Paoli : Rien n'est prévisible dans ce domaine et on ne peut rien exclure. L'idéologie étatique qui répand la bonne parole républicaine tend à suspecter les Français de "populisme". Comme l'a montré le juriste Jean-Louis Harouel dans son essai L'Etat contre le peuple (Desclée de Brouwer), l'Etat donne parfois l'impression de surveiller les citoyens plutôt que de combattre les voyous et les criminels.

Xavier Raufer : Les présentes avancées-reculades trahissent l'impuissance. On commence par montrer les dents ("sanctions", "conseil de discipline", etc.) mais comme en face ça tient, ça résiste, comme la mobilisation se renforce, on cède, on parle d'apaisement. Car les policiers de base se sentent un peu lâchés par leurs syndicats, dont plusieurs sont dans la connivence avec le cabinet-ministre, plus que dans la défense de leurs bases. Donc dans la phase reculade, qui débute, le ministère lâchera un peu d'argent, des concessions d'horaires, et ça s'arrêtera sans doute là. Après quoi, les ministres de l'Intérieur et de la Justice compteront les jours en adressant aux cieux de fébriles prières, pour que nul attentat majeur, nul sanglant guet-apens de racailles, nulle émeute policière violente, n'advienne d'ici le printemps 2017. Moment d'une élection présidentielle qui, on le voit aujourd'hui, les renverra sans doute à leurs chères études. Au grand soulagement des fonctionnaires du continuum police-justice-pénitentiaire.

Si la population perçoit cette défaillance dans l'autorité de l'Etat, comment cela pourrait-il se traduire électoralement ? Peut-on s'attendre à une demande accrue de radicalité voire d'autoritarisme, comme avait déjà pu le montrer un sondage Ifop pour Atlantico selon lequel 40% des Français seraient favorables à l'arrivée d'un pouvoir politique autoritaire ? (voir ici

Vincent Tournier : Ce résultat ne doit pas être minimisé. D’autres enquêtes ont déjà montré qu’il y a, dans l’opinion, une demande d’autorité, notamment dans les milieux populaires. Cette enquête confirme donc qu’il existe un profond malaise. Les gens sont désarçonnés par les évolutions auxquelles ils assistent. Ils ont le sentiment d’avoir de moins en moins de prise sur le pouvoir politique. C’est la conséquence de ce que les spécialistes ont appelé la "gouvernance". Ce terme désigne le fait que les mécanismes de décision suivent aujourd’hui un cheminement plus complexe que dans le passé. Aujourd’hui, il n’y a plus un centre unique de décision, mais plusieurs, avec une imbrication du niveau local, du niveau national et du niveau européen, voire international, sans oublier le rôle plus important de la société civile. Les tribunaux, qu’ils soient nationaux ou internationaux, exercent aussi des contraintes plus fortes sur les gouvernements, lesquels ont moins de marge de manœuvre. Le problème est que, dans ce nouveau mécano, l’électeur est perdu, ce qui est logique. Qui peut prétendre avoir compris le fonctionnement de l’Union européenne ? Qui s’y retrouve dans la décentralisation en France, avec sa ribambelle de réformes toutes plus complexes les unes que les autres ? Plus grave encore : dans le système politique actuel, qui devient responsable des décisions ? Qui faut-il blâmer lorsqu’on est mécontent de sa situation ? Cette crise des repères intervient dans un contexte de mondialisation et "d’insécurité culturelle" qui aggrave les inquiétudes en incitant à se demander si la démocratie est un système suffisamment protecteur.

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