Charlie Hebdo, Mahomet et la Une d’après : une fois passée l’émotion, les difficiles questions que pose la liberté d’expression<!-- --> | Atlantico.fr
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La nouvelle Une de Charlie Hebdo représente le prophète Mahomet.
La nouvelle Une de Charlie Hebdo représente le prophète Mahomet.
©Reuters

La part des choses

Le drame qui s'est produit dans les locaux de Charlie Hebdo et la mobilisation sans précédent pour défendre la liberté d'expression ont jusqu'ici empêché de tenir un débat réellement serein et raisonnable sur ce qui peut être dit, et ce qui ne devrait pas l'être. La question n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît.

Dominique Inchauspé

Dominique Inchauspé

Dominique Inchauspé pratique le droit pénal à Paris depuis 1983. Il intervient aussi fréquemment à l'étranger. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la justice pénale française et anglo-saxonne, comme 'L'erreur judiciaire' (PUF, 2010) et 'L'innocence judiciaire' (PUF, 2012) et enseigne à l'université. Il écrit aussi des fictions. La dernière a pour titre : Un homme dans l'Empire  (L'âge d'homme, 2013). 

 

 

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Marc Smyrl

Marc Smyrl

Marc Smyrl est maître de conférence en sciences politiques à l'université de Denver. Il enseigne également au Centre d'Etude du Politique en Europe Latine à l'Université de Montpellier.

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Emmanuel  Pierrat

Emmanuel Pierrat

Emmanuel Pierrat est avocat au barreau de Paris et dirige un cabinet spécialisé dans le droit de la propriété intellectuelle. Chroniqueur, romancier et auteur de nombreux essais et ouvrages juridiques, il est notamment l’auteur de La Justice pour les Nuls (First, 2007).

 
 
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Atlantico : La nouvelle Une de Charlie Hebdo représente le prophète Mahomet. Alors que de nombreux musulmans le considèrent comme une provocation, plusieurs médias américains ou anglais (New York Times, BBC, Associates Press…) ont préféré ne pas reproduire ce dessin de peur de blesser certains lecteurs. En France, cela passerait pour de l'autocensure. Qu'est-ce que le fait que de grandes démocraties ne voient les choses de la même façon révèle sur notre rapport à la liberté d'expression ?

Dominique Inchauspé : Les Etats-Unis ne définissent pas la liberté d’expression dans leur fameux Premier amendement mais interdisent seulement de voter des lois contre. D’où une liberté de propos presque totale. Mais, au cas présent, on va choisir, en dépit de cette liberté, de ne pas publier la nouvelle Une de Charlie Hebdo. En France, c’est plus compliqué : le droit définit ce qu’est la liberté d’expression puis ajoute que, dans certaines hypothèses, elle peut être limitée. Et de créer une multitude d’infractions punissables : incitation à la haine, etc. Le résultat : Charlie Hebdo publie une nouvelle fois une caricature de Mahomet.

Lire également : Attentats de Charlie Hebdo : pourquoi il ne faut jamais céder aux pulsions de limitation de la liberté d'expression, qu'elles soient bien pensantes ou terroristes

On se demande si la France ne subit pas un dommage collatéral de la laïcité : à force d’éloigner Dieu de la vie publique, il aurait été désacralisé et il deviendrait une cible comme une autre. Les journalistes de Charlie Hebdo ne s’en seraient pas rendus compte, n’étant peut-être pas eux-mêmes des croyants ; ils n’auraient pas compris que les Chrétiens, les Musulmans, les Juifs s’attachent à leur dieu bien plus que, par exemple, les socialistes à François Hollande ou les gens de droite à, par exemple, Nicolas Sarkozy.

A tout mettre sur le même plan, à tout traiter de la même manière, ils commettraient une sorte de faute professionnelle.  

Marc Smyrl : Il est indéniable qu’un reflexe de simple prudence n’est pas absent de ces décisions ; certains parleront sans doutes de lâcheté.  Une explication plus subtile est peut-être pressentie dans les propos de D. Brooks, éditorialiste au NYT, dans son édito du 8 janvier, quand il remarque que sa profonde sympathie pour les journalistes assassinés n’empêche pas que, sur le fond, Charlie Hebdo ne mérite pas une place à "la table des grands".  La presse "sérieuse", selon lui, peut partager la lutte contre l’obscurantisme sans avoir recours aux gros mots et aux dessins provocateurs. 

Emmanuel Pierrat : Pour moi ce sont des démocraties qui ont abandonné le combat de la liberté d'expression. Le blasphème n'est pas plus un délit en France qu'aux Etats-Unis, il a été abrogé chez nous en 1789 et par la première Constitution américaine. Le premier amendement de cette Constitution, "freedom of speech", devrait permettre à ces médias de montrer une caricature de Mahomet, mais ils opposent la sensibilité religieuse, et son clientélisme, et la liberté d'expression. C'est un pays formidable où d'un côté on accepte que le Ku Klux Klan défile dans la rue avec ses chapeaux pointus et ses croix enflammés au nom de la liberté d'expression et d'un autre-côté, les médias s'infligent une autocensure tout droit inspirée du droit religieux. C'est une petite défaite car chaque entorse qu'on porte à la liberté d'expression qui n'est pas imposée par la loi, et qui représente une forme d'autocensure, signifie le début de la défaite de la démocratie. 

En France, on peut tout critiquer, se moquer de tout, que ce soit une idée, une religion, du moment que l'on ne tombe pas sous le coup de la loi (incitation à la haine, diffamation, etc.). Quelles sont les conséquences concrètes de cet esprit français, dogmatique et cartésien, obsédé par les cadres ? 

Dominique Inchauspé : Tout critiquer, j’en doute, ou alors c’est dans le schéma visé plus haut : toute appréciation ardente ou simplement argumentée au fond déchaîne les invectives au nom de la tolérance. C’est bien l’expression d’une vision dogmatique et cartésienne du débat que le "respect de l’autre" a transporté, en une génération, du discours à la conception même des idées.

Emmanuel Pierrat : Pour moi c'est normal, n'oublions pas que la liberté d'expression est un principe en droit. Le cadre, dont vous parlez, ne constitue que des exceptions à ce principe. En droit, les exceptions s'analysent comme étant restrictives, on ne peut donc pas les élargir. Dans n'importe quelle démocratie, on doit considérer que le principe juridique l'emporte sur les exceptions, et heureusement. Il est donc logique que lorsque l'on fait des exceptions à un principe juridique fondamental comme la liberté d'expression (mais aussi comme le droit de manifester etc), elles doivent être interprétées limitativement car c'est déjà très dangereux de les créer. J'aime beaucoup l'esprit cartésien qui consiste à considérer que lorsqu'on n'est pas dans ce petit cadre juridique d'exception, alors on peut dire ce que l'on veut. J'ai des convictions personnelles, citoyennes ou politiques, qui sont heurtées régulièrement par des journaux, des expressions, des sketches, mais ce n'est pas parce que je suis heurté que le citoyen en moi pense que ces idées ne sont pas exprimables. Etre en démocratie, c'est également être entourés d'adultes majeurs et vaccinés qui peuvent comprendre qu'un message qui les heurte ne leur est pas forcément adressé. Les pays anglo-saxons, qui possèdent des exceptions qui ne sont pas définies par la loi mais par l'autocensure, aboutissent à une plus grande censure que chez nous. 

Dans les sociétés anglo-saxonnes, plus marquées par le multiculturalisme, la volonté de ne nuire à aucune partie de la société (ethnie, religion) est plus développée. Cet état de fait aboutit-il à une vision plus pragmatique de la liberté d'expression que la conception française qui s'accommode beaucoup moins de la réalité ?

Dominique Inchauspé : Une  vision plus pragmatique ou davantage de bon sens ? La question n’est-elle pas : après avoir été la victime de "fous d’Allah", ne valait-il pas mieux de faire une autre Une que celle représentant encore le Prophète ? Eh bien, cette question est posée ! Une autre question, plus technique : cette Une est-elle drôle, puisque Charlie Hebdo se veut un journal satirique ?  

Mais aussi cette interrogation : la volonté de ne nuire à aucune partie de la société ne va-t-elle pas entraîner une autocensure sur un grand nombre de problématiques ?

Déjà, dans la France d’aujourd’hui, on est surpris par le phénomène suivant : on y affecte une grande tolérance intellectuelle ; la conséquence en est l’interdiction de critiquer toute idée dès lors qu’elle est exprimée ; une telle critique survient-elle ? C’est l’assaut des inquisiteurs qui ne cherchent même pas à débattre au fond. Dès lors, toute pensée finit par naître avec son armure d’intolérance, par précaution et il se crée un communautarisme des idées, "à la française", c’est-à-dire replié sur lui-même.

Marc Smyrl : Un élément de première importance ici est la connotation positive dans le monde anglo-saxon, contrairement à la France, de "communauté". Multiculturalisme ne veut pas toujours dire égalité, mais plutôt l’assurance d’un respect de base pour chaque communauté. Un second élément est le respect accordé à la vie et aux symboles religieux. Même au Royaume-Uni, où le niveau de pratique et très bas, la laïcité à la française reste un sentiment étranger. Ces deux sentiments mis ensemble expliquent peut-être la plus grande prudence face à la provocation religieuse.

Emmanuel Pierrat : Il faut prendre en compte le pluralisme, cela fait partie de l'éducation citoyenne. Mais aujourd'hui il y  a une confusion qui m'énerve : les messages qui ne plaisent pas à tout le monde ne sont pas adressés à tout le monde. La difficulté de la société contemporaine est de prendre en compte la diversité des sensibilités, le pluralisme, c'est très bien. Mais en réalité, la plupart des gens qui s'indignent le font parce qu'ils lisent des journaux, ou regardent des sketches, des œuvres d'art, qui ne leur sont pas destinés. Prenons l'exemple du sapin-plug anal de McCarthy : les gens qui s'indignent aujourd'hui contre l'art contemporain ne seraient pas allés dans une galerie il y a 20 ans et ne se seraient pas indignés. Seulement, aujourd'hui ils peuvent le trouver sur internet. Quand j'étais étudiant j'allais voir des spectacles de Desproges, j'étais un citoyen qui achetait mon billet et savais que j'allais être remué, que certaines choses me feraient rire et d'autres me dérangeraient. La difficulté aujourd'hui c'est que des gens réagissent à des choses qu'ils ne seraient pas spontanément allés, parce qu'ils trainent sur internet. Les messages réservés auparavant à un certain public sont désormais accessible à la majorité des citoyens. C'est comme interdire les films pour adultes au motif qu'un enfant peut y accéder sur une tablette.

La nouvelle Une de Charlie Hebdo n'a pas tardé à faire réagir les instances musulmanes. Le grand mufti d'Egypte l'a condamnée, affirmant que les dessinateurs avaient vite oublié la solidarité apportée au journal par beaucoup de musulmans modérés. Aujourd'hui, n'est-il pas important de prendre en compte les sensibilités des autres cultures, de comprendre pourquoi d'autres hommes pensent d'une certaine manière, pour parvenir à une liberté d'expression apaisée ?

Dominique Inchauspé : Est-ce qu’un peu de goût ne ferait pas l’affaire ? Ainsi, de la Une de Charlie Hebdo de demain, le Prophète y est montré dans une position de faiblesse (sur le dessin, il larmoie) alors que les Musulmans le voient comme un être tout puissant parce qu’Allah lui a parlé et lui a transmis son Message. Par contraste, dans les films de Don Camillo, Dieu était suggéré avec beaucoup plus de respect : Il parle toujours avec un humour très fin et n’est jamais évoqué de manière diminuée. Et Dieu qu’on riait…

Marc Smyrl : Ce que nous devons faire, c’est avant tout assumer nos choix. Dans la vie quotidienne comme dans la vie publique, garder nos amis nous demande parfois une certaine retenue dans l’expression. Cela peut s’appeler politesse ou diplomatie. Ce n’est pas obligatoire...

Emmanuel Pierrat : Si on prend trop en compte cette sensibilité, on arrive à une société où il n'y a plus que des médias consensuels dans lesquels tout est insipide. Puis le lendemain on considère que parce que notre voisin n'aime pas le bleu ou le rouge, la couleur de la Une ou du logo du journal doit changer. C'est une logique dangereuse. Après, il faut trouver le bon curseur, je n'ai pas dit qu'il fallait publier tout et n'importe quoi sans prendre en compte que la société a évolué, heureusement cela a été fait sur le racisme, le sexisme, l'homophobie … Ce n'est pas parce que la société évolue fait le pluralisme qu'on doit prendre en compte toutes les sensibilités de peur de heurter une personne. Certaines personnes sont heurtées par des choses qui ne relèvent pas des principes essentiels, c'est-à-dire la lutte contre la haine, l'exclusion etc. Le droit canonique ou islamique affirme qu'un catholique ou un musulman ne doit pas blasphémer, il ne s'étend pas à ceux qui ne le sont pas. Les gens qui ne souhaitent pas regarder la télé ou lire les journaux ne sont pas obligés de le faire.

Finalement, la liberté d'expression dans les pays anglo-saxons fonctionne également, personne ne mettra en doute qu'il s'agit de vraies démocraties, il n'y a pas de censure à proprement parler. Qu'est-ce que la France devrait en retenir ?

Dominique Inchauspé : On ne peut pas vouloir en même temps l’absence de censure juridique et l’autocensure, fût-elle fondée. Il me semble que le débat se place ailleurs : est-on capable de parler avec finesse des différences des uns et des autres ? Peut-on porter des jugements qualitatifs sans mépris ? Peut-on débattre dans le but de trouver une solution et non pour proférer le plus d’anathèmes possibles ?

Marc Smyrl : Une vraie différence culturelle se trouve dans le rapport à l’autorité publique. La presse britannique et américaine aurait, je pense, été unanime dans sa condamnation de toute tentative d’interdiction de Charlie Hebdo par le gouvernement. Ne pas interdire, par contre, ne veut pas dire encourager. Tocqueville l’avait déjà constaté il y a un siècle et demi : les limites à la liberté d’expression aux USA se trouvent beaucoup plus dans la pression de l’opinion publique que dans l’action des gouvernements. Ce qui choquait les Français, semblera plutôt normal à beaucoup d’Américains. Une distinction fondamentale faite par la philosophie libérale anglo-américaine est faire entre la liberté, où chacun agit de manière disciplinée et policée, et la "licence", où chacun suit sans réflexions et sans retenue ses humeurs et ses reflexes. La première doit être défendue de tout empiètement par n’importe quel gouvernement, mais la seconde doit être évitée avant tout par respect de soi-même.

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