Changer de vie : pourquoi tant de Français en rêvent mais si peu le font ?<!-- --> | Atlantico.fr
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"Seulement 4% des jeunes se réorientent au cours des 7 ans qui suivent leur sortie du système éducatif"
"Seulement 4% des jeunes se réorientent au cours des 7 ans qui suivent leur sortie du système éducatif"
©Flickr/MiiiSH

Éleveur de moutons en Ecosse

Devenir son propre patron et tout envoyer balader pour changer de vie radicalement : vous y avez pensé ? Comme 80 % des Français. Pourtant, nous sommes si peu à franchir le pas...

Yves-Alexandre  Thalmann, Florence Sevran-Shreiber et Arnaud Dupray

Yves-Alexandre Thalmann, Florence Sevran-Shreiber et Arnaud Dupray

Yves-Alexandre Thalmann est l'auteur de l'adaptation du "Bonheur pour les nuls", First éditions. Il exerce comme formateur, professeur et psychologue clinicien. Il anime des ateliers centrés sur le développement de la communication interpersonnelle et la gestion des émotions. 

Florence Servan-Schreiber est journaliste qui a été formée à la psychologie transpersonnelle en Californie. Elle a aussi été l'animatrice d'une chronique dans Psychologies, un moment pour soi sur France 5 en 2004 et 2005, la déclinaison télévisuelle de Psychologies magazine. Elle est notamment l'auteure de "Trois kifs par jours et autres rituels recommandés par la science pour cultiver le bonheur" aux éditions Marabout 

Arnaud Dupray est socio-économiste, spécialiste du travail et de la formation au Laboratoire d’Economie et de Sociologie du Travail.

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Atlantico : La plupart des gens ont déjà rêvé ou tout du moins pensé à changer de vie, nous serions 80% à y aspirer, selon un sondage OpinionWay pour Le Figaro Magazine. Quels sont les chiffres actuels du nombre de personnes qui changent de vie ?

Arnaud Dupray : D’abord, gardons à l’esprit qu’il y a une différence immense entre le rêve, l’imagination, et la mise en œuvre d’actions, de démarches pour le réaliser… Ensuite, qu’est-ce que c’est que changer de vie ? Changer radicalement de situation professionnelle ? Changer d’environnement résidentiel tout en gardant un métier proche ?

Tout en ne modifiant aucun de ces paramètres, le changement de vie peut s’opérer par une conversion radicale par rapport à son rapport à la consommation : on consomme localement, on minimise son empreinte carbone, on bannit les dépenses inutiles et de confort, ou on privilégie des consommations de partage (échanges de services, de biens etc…). C'est un rapport à la propriété que l’on veut changer.

Nous avons enquêté sur des jeunes suivis pendant 10 ans après la sortie du système éducatif : leur réorientation ou bifurcation professionnelle a été mesurée, au cours de leurs 7 premières années d’expérience. Nous avons voulu repérer les changements professionnels imprévisibles et radicaux. Imprévisible par rapport à la formation suivie initialement, radicaux par rapport à un premier métier exercé pendant une durée suffisamment consistante (en général 12 mois, pour exclure les petits boulots etc…). La radicalité est difficile à définir, mais en gros il s’agit d’activités exercées dans des domaines d’activité qui ne font pas appel à des compétences communes (un ingénieur qui devient horticulteur, un ouvrier agricole qui devient aide-soignant…) avant et après la bifurcation.

A partir de ces critères, on note que seulement 4% des jeunes (génération de sortants en 98 du système éducatif)  se réorientent (en terme professionnel) au cours des 7 ans qui suivent leur sortie.

Existe-t-il un profil type de ces personnes qui décident de bouleverser leur quotidien et leur environnement professionnel  ?

Arnaud Dupray : Pas dans le sens de la classe sociale, de l'âge, etc. Ce qu’on observe, c’est que « nos bifurcants » sont des gens qui ont eu un passé scolaire haché, avec une formation peu ciblée et qui déclarent qu’ils n’ont pas atteint le niveau d’études souhaité.

Par ailleurs, une partie d’entre eux se réoriente faute de débouchés dans la voie de formation suivie ou pour trouver de meilleurs conditions de travail : ainsi pour près de la moitié de « nos 4% », la bifurcation a été plus ou moins forcée.

Mais pour 41 %, c’est la nouvelle profession envisagée qui a pesé sur leur décision (parmi le reliquat, les conditions de santé ont été le facteur motivant). Ces réorientations s’appuient sur différentes conditions : du temps, de la formation et des ressources suffisantes pour l’entreprendre.

Deux éléments intéressants sont à signaler pour la mise en œuvre de ces réorientations : un passage en formation, une reprise d’études (près de 40 %) et/ ou la préparation d’un concours (30%). Une période de chômage durable a été aussi une circonstance mise à profit pour se réorienter (encore davantage lorsque cette période sans emploi est indemnisée)

Enfin, on se réoriente plus facilement lorsqu’on est en couple et que son conjoint a une situation stable : la condition la plus favorable est d’avoir un conjoint fonctionnaire.

Pourquoi sommes-nous si peu à oser franchir le pas et tout quitter radicalement ?

Florence Servan-Schreiber : Nous avons toujours peur de quitter ce que nous avons : ce que nous connaissons, c’est que nous avons, et nous voulons aller vers ce que nous ne connaissons pas. Le changement est toujours difficile, car cela suppose de fermer une porte, de lâcher la poignée et d’en ouvrir une autre.

L’avenir c’est l'inconnu, et à partir du moment où l’on décide d’ajouter des projets différents cela engendre la peur de perdre. A cela s'ajoute les problèmes économiques, car souvent un changement radical induit également une perte de salaire.

Yves-Alexandre Thalman : Changer de vie relève du fantasme, et comme tout fantasme, leur fonction n'est pas d'être réalisée, mais de faire rêver ou de stimuler l'imaginaire. C'est une sorte d'échappatoire qui nous permet de nous imaginer dans un ailleurs plus favorable, d'autant plus lorsque les pressions et les tensions du quotidien se font pesantes. Ceci dit, tout quitter radicalement serait un immense générateur de stress...

Faut-il avoir des traits de caractères particuliers pour être capable d'aller au bout de l'aventure ? Qu'est-ce que traduit cette volonté de vouloir repartir à zéro ?

Florence Servan-Schreiber : Il y a des personnes plus enclines à la prise de risques, que cette dernière soit calculée ou spontanées. On observe des tempéraments plus curieux, certains ont besoin de plus de nouveautés que d’autres. Il est évident que notre caractère va nous pousser ou nous freiner dans ces démarches souvent radicales.

Avoir envie d’une autre vie ne veut pas forcément dire qu’on disqualifie celle qui existe déjà. Les gens ont l’impression que s’ils changent de vie, ils doivent renier complètement la précédente et que cela suppose des ruptures et des abandons. Or, il y a des moyens de créer des enchaînements, de partir d’un point A pour aller au point B en douceur. Le changement de vie est un peu comme un exercice de reliage de points. Au regard de notre vie, on peut raconter notre histoire en reliant les différents points communs.

Yves-Alexandre Thalmann   : Chacun peut être amené à faire le grand saut : se découvrir une maladie grave, tomber amoureux, obtenir un travail dans un pays lointain, etc. C'est plus question de circonstances que de caractère.Repartir à zéro est une idée séduisante, mais irréaliste : en partant, on emmène nos problèmes, nos forces et nos faiblesses avec nous. Le point zéro n'existe plus. Prendre un nouveau départ, par contre, est possible : cela signifie que l'on a envie de se renouveler, de tenter d'autres façons de vivre, d'explorer d'autres facettes de la vie. Que l'on est peut être aussi fatigué de ce que l'on connaît déjà trop bien.

Est-ce une tendance qui a augmenté ces derniers temps ?

Florence Servan-Schreiber  : Oui, il y a quelque chose de manifeste dans notre société contemporaine : la crise de vocation. Nous sommes très exigeants. Il y a des siècles, le problème principal était le repas de soir. Maintenant que ce problème n’existe plus pour une majorité de personnes, on se pose plus de questions sur la qualité de l’existence que sur le besoin. Et plus nous nous posons des questions, plus nous doutons de la qualité de notre existence, d’où l’éternel «  ça pourrait être mieux ». On s’invente des histoires qui nous racontent en quoi ça pourrait être mieux, on fantasme sa vie en quelque sorte.

On a tendance à croire que changer de vie c’est se débarrasser de nos difficultés actuelles, mais c’est faux. Car les difficultés que nous vivons, sont celles que nous générons en grande partie. Par exemple, un individu au tempérament insatisfait gardera ce trait de caractère même dans la vie d’après. Car notre capacité à être heureux dépend à 50% de notre patrimoine génétique et les événements extérieurs (travail, salaire, vie conjugale, poids…) comptent pour 10%. Les 40% restant correspondent à notre perception face à ce qui nous arrive. Même si on permet à quelqu’un d’avoir tout ce qu’il désir d’un coup de baguette magique, il ne sera pas nécessairement plus heureux. Si la nature de l’individu ne lui permet pas d’accepter d’être heureux, cela ne sert à rien.

Comment l'expliquer ?

Florence Servan-Schreiber : Dans les périodes de chaos nous avons tous besoin de sentir que nous maîtrisons quelque chose. C’est très intimidant d’entendre tous les jours que la courbe du chômage augmente car personnellement nous n’avons aucun moyen d’agir. Ce climat insécurisant, menaçant, crée cette nécessité de sentir que nous avons prise sur quelque chose. Les gens qui changent vraiment de vie ne peuvent pas faire autrement. Ils ne sont pas suffisamment épanouis dans leur vie actuelle, changer est presque une question de survie pour eux.

Il y a également un âge pour changer de vie : l'entrée dans la vie active, l'arrivée des enfants, le milieu de vie. Il y de plus en plus ce besoin chez les trentenaire. Les études sont très longues et les gens ne se retrouvent pas dans le métier qu’ils ont choisi à 19 ans. Il faut que les choses aient un sens pour chacun d’entre nous. Avec la venue des enfants, la question est de savoir quelle vie et quelles valeurs je veux leur transmettre. Au milieu de sa vie, on observe un phénomène d’individuation : tout va bien mais pourtant la personne n’est pas épanouie.  C’est le moment où l’on arrête de fonctionner selon ce que l’on attend de nous, pour commencer à faire en fonction de nous. L’envie de changer n’est pas qu’une réaction à une crise économique, ou au chaos, il y a quelque chose de vital pour ceux qui passent le pas.

Arnaud Dupray : Toutes ces raisons doivent jouer à la fois, mais je pense que ces changements doivent en proportion être davantage liés à la crise, et donc sont plus des réorientations ou changements par défaut plutôt que des tentatives plus hédonistes ou politiques telles qu’elles ont émergé dans la fin des années 60 et 70 avec le retour à la campagne, les départs en Inde ou au Népal et les tour-du mondistes.

L’époque de pleine croissance économique et les origines socio-économiques plutôt bourgeoises de ces utopistes permettaient aussi ces changements radicaux. Je pense que la contrainte économique et directement matérielle pèse davantage à l’heure actuelle.

Yves-Alexandre Thalmann   : La société de consommation dans laquelle nous vivons ne répond plus aux souhaits de nombreuses personnes. Elles se rendent compte de l'impasse dans laquelle cela nous mène et des dégâts que cela cause autant à la Planète qu'à une tranche de plus en plus importante de laissés-pour-compte. D'où l'envie de tout changer...

Avant d'envisager un changement de vie complet, peut-on réaliser des petites actions au quotidien pour l'améliorer et entamer ce changement qui nous fait tant envie ? 

Florence Servan-Schreiber : Il faut se séparer de l’idée que le changement est forcément quelque de chose de radical. L’évolution d’un individu est permanente. Pour se rassurer sur sa capacité à changer, il faut regarder dans le rétroviseur et observer son parcours, et les changements opérés au cours des années.

Actuellement il y a beaucoup de décroissance, et pourtant les gens se sont ajustés. C’est très rassurant de savoir qu’on a cette capacité, l’être humain s’habitue à tout, il est très adaptable et a un côté caméléon. On peut introduire les changements petit à petit dans sa vie. Le plus important c’est d’avoir une vision de la destination finale. Il faut y aller par étapes et désacraliser le côté vertigineux du changement de vie. Nous changeons tous en permanence, nous ne sommes pas coincés dans une vie et nous avons forcément une capacité d’évolution.

Yves-Alexandre Thalmann :Cela me semble beaucoup plus sage, en effet. Et plus réaliste. Plutôt que de claquer la porte à notre vie actuelle (et de se retrouver avec des difficultés que nous n'avions pas envisagées dans notre fantasme), autant répertorier ce que nous aimerions changer et y aller progressivement. Les grandes actions sont certes plus visibles et marquantes, mais les petits pas amènent doucement, mais sûrement, des changements palpables. Pensons aux produits bios : au début, on en rigolait. Aujourd'hui, presque toutes les grandes surfaces en proposent...

Propos recueillis par Manon Hombourger

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