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A Blois, une jeune femme âgée 24 ans a été frappée par son ex-compagnon avant d'être retrouvée inconsciente dans le hall de son immeuble.
A Blois, une jeune femme âgée 24 ans a été frappée par son ex-compagnon avant d'être retrouvée inconsciente dans le hall de son immeuble.
©France Bleu

Justice en France

L’affaire de la jeune femme à qui on a refusé un dépôt de plainte à Blois pour violence conjugale met en lumière un problème beaucoup plus vaste.

Bertrand Cavallier

Bertrand Cavallier

Bertrand Cavallier est général de division (2S) de gendarmerie. Spécialiste du maintien de l’ordre et expert international en sécurité des Etats, il est notamment régulièrement engagé en Afrique. Le général Bertrand Cavallier est l'ancien commandant du Centre national d’entraînement des Forces de gendarmerie de Saint-Astier. 

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Atlantico : A Blois, une jeune femme âgée 24 ans a été frappée par son ex-compagnon avant d'être retrouvée inconsciente dans le hall de son immeuble. Auparavant, cette même jeune femme s'était présentée au commissariat de Blois pour déposer une plainte contre son ancien compagnon, sans succès. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Bertrand Cavallier : Cette dramatique affaire démontre donc, malheureusement une fois de plus, qu’en matière de violences faites aux femmes, nonobstant les engagements et mesures gouvernementales pris notamment lors du premier mandat du Président Emmanuel Macron, très louables, confortés par le Grenelle sur les violences conjugales lancé 3 septembre 2019, le système existant connaît des ratés qui conduisent la population féminine à douter de son efficacité réelle.

Dans le processus de protection d’une femme menacée (la menace étant déjà en soi une forme de violence) ou ayant subi un acte de violence avéré, physique et/ou psychologique, le dépôt de plainte constitue, dans la majorité des cas, la première étape du processus permettant aux pouvoirs publics d’assurer la protection d’une victime potentielle ou déjà agressée. 

De toute évidence, la défaillance à ce premier niveau du dispositif a compromis l’activation des mesures qui auraient pu permettre une mise à l’abri de la victime. Deux lectures de cet évènement sont possibles. La première qui le réduirait à un fait isolé, la seconde qui, à l’inverse, ouvrirait la réflexion sur une faillite de notre société au regard du nombre de violences faites aux femmes, notamment les féminicides. Ainsi, en 2021, « 143 morts violentes au sein du couple ont été recensées par les services de police et les unités de gendarmerie, contre 125 l’année précédente (18 victimes en plus, soit +14%), les femmes étant les principales victimes. Le nombre d’homicides dans le couple retrouve un niveau similaire à celui d’avant l'épidémie de Covid-19 ». Or, ce chiffre est dépassé en 2022. Tous les deux jours et demi, une femme est tuée par son mari ou son compagnon. De façon plus générale, ont été constatées par les gendarmes et policiers en 2021 une forte hausse des violences sexuelles, soit (+32%) de victimes de viols et de tentative de viols et (+33%) de victimes de harcèlements sexuels ou autres agressions assimilées.

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Cette évolution plus que préoccupante du nombre de plaintes est pour partie liée à la libération de la parole, mais ne saurait s’y réduire. 

Ce drame ne peut donc être isolé d’un constat plus général de défaillance de l’Etat dans l’exercice de ses fonctions purement régaliennes. Ainsi, on se doit d’aligner cette affaire tragique avec ce qui s’est passé à Vaux-en-Velin, ce qui se passe de plus en plus dans des grandes et moyennes villes (Besançon, Alençon, Nantes, Grenoble, Nice…). On peut également parler de la situation de notre service de santé, de l’école - si essentielle pour la transmission de nos valeurs fondamentales -, ou encore de la protection sociale et des transports publics. 

On en est arrivé là par un manque de volonté politique à traiter les problèmes de fond qui déstabilisent depuis des décennies notre nation. Les réponses politiques, quand elles existaient, ont toujours été dictées en réaction à un problème isolé. Ces problèmes ont toujours été considérés comme indépendants alors qu’ils étaient liés. Tout ceci nourrit un fatalisme de plus en plus fort dans la société et ceux qui la servent.

En France, certaines plaintes sont-elles plus difficiles à déposer que d’autres? 

D’une manière générale, on ne peut que constater une défiance grandissante au sein de la population vis à vis les forces de l’ordre en matière de traitement des plaintes déposées. 

C’est toute la chaîne de traitement de la plainte qui est fragilisée car elle est longue, complexe et bien souvent soumise aux aléas du bon vouloir de tout niveau. Le parcours de la victime d’une infraction est un calvaire qui commence généralement par une saturation de l’accueil des commissariats des grandes agglomérations ou une porte close dans une brigade de gendarmerie en fonction de l’horaire considéré. Comme aux urgences des hôpitaux, on y traite le citoyen selon la gravité estimée du cas qui se présente… Entre saturation d’un côté et déserts de l’autre, le citoyen se retrouve lassé, frustré et régulièrement révolté !.

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Ainsi, au-delà du ressenti, le refus de prendre une plainte, ou l’orientation vers une simple déclaration dans la main courante, en minimisant les faits relatés, ou l’impossibilité d’être tout simplement accueillis, sont fréquemment déplorés par nombre de particuliers. Cela est notamment le cas en matière de violences faites aux femmes comme le dénonce le collectif « Double Peine ».

Cependant, s’il est avéré que nombre de plaintes relatives notamment à des vols n’emportent pas systématiquement une posture réactive de certains membres des forces de l’ordre, sur fond d’ailleurs d’augmentation des cambriolages, il apparaît que celles ressortissant aux violences faites aux femmes sont toutefois mieux prises en considération, même si des progrès notables sont encore attendus. Là est certainement le résultat des fortes impulsions initiées notamment au sein du ministère de l’intérieur, déclinées au travers de trois axes : 

  • Améliorer le signalement qui notamment proscrit le recours à la main courante ;
  • Améliorer les enquêtes ;
  • Assurer une meilleure protection. 

Là est également, sur fond de prise de conscience, le fait d’une évolution sociétale récente, mais qui pourrait se heurter à des phénomènes contraires.

Au-delà des cas particuliers, quelle est l’origine du problème global ? Manque de formation ? Manque de moyens ? D'autres raisons ? 

Tout d’abord, il est important de rappeler que, conformément à l’article 15-3, alinéa 1er, du Code de procédure pénale, « les officiers et agents de police judiciaire sont tenus de recevoir les plaintes déposées par les victimes d’infractions à la loi pénale, y compris lorsque ces plaintes sont déposées dans un service ou une unité de police judiciaire territorialement incompétents. Dans ce cas, la plainte est, s’il y a lieu, transmise au service ou à l’unité territorialement compétents ». Par ailleurs, en son article 5, la charte « Accueil du public Assistance aux victimes », placardée dans tous les commissariats de police et brigades de gendarmerie, rappelle que « les services de la Police nationale et de la Gendarmerie nationale sont tenus de recevoir les plaintes déposées par les victimes d’infractions pénales, quel que soit le lieu de commission ».

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Les dysfonctionnements constatés, qui, connus, incitant certaines victimes à renoncer à porter plainte, relèvent de multiples facteurs mais qu’il convient de bien identifier.

La formation ne peut être imputée, car, tant pour les élèves-gendarmes que pour les élèves-policiers, elle comporte désormais des modules substantiels consacrés à l’accueil et notamment à la problématique des violences aux femmes, sauf à penser que les savoir-faire ne s’appuieraient pas suffisamment sur une édification du savoir-être (sens du devoir, altruisme…) à même de les valoriser.

Les moyens non plus. Ils ont été en effet sans cesse, sauf exception concernant le dimensionnement global de la justice, considérablement abondés au point de constituer un dispositif d’ampleur sans précédent. Ainsi relevant des engagements pris par le Président de la République le 25 novembre 2017, et du Comité interministériel à l’égalité entre les femmes et les hommes (CIEFH) du 8 mars 2018, des mesures fortes ont été prises dont, à titre d’exemple d’action concrète, la mise en place de dispositifs facilitant la libération de la parole et l’accompagnement des victimes, à l’instar du portail de signalement en ligne à destination des victimes de violences sexistes et sexuelles, installé le 27 novembre 2018, visant à faciliter le dépôt de plainte. Dans la foulée du comité de suivi du Grenelle des violences conjugales réuni le 11 janvier 2022, sous l’égide de la ministre Elisabeth Moreno, et qui procède d’une démarche interministérielle, la mobilisation gouvernementale n’a pas cessé. La plus grande partie des mesures annoncées a été réalisée. Citons notamment le déploiement de plusieurs milliers de téléphones grave danger (TGD), le renforcement du recours aux bracelets anti-rapprochement, la création de 1000 places d’hébergement d’urgence supplémentaires pour atteindre au total 9000 places dédiées aux femmes victimes de violences, soit une augmentation de 80% depuis 2017, la mise en place d’une semaine de sensibilisation à l’égalité entre les filles et les garçons dans chaque établissement scolaire, la création d’un fichier de prévention des violences intra-familiales en cours de réalisation…

Sont par ailleurs annoncées la multiplication par cinq du nombre d’enquêteurs spécialisés dans la lutte contre les violences intra-familiales, et la mise en place de 200 intervenants sociaux supplémentaires sur l’ensemble des commissariats et gendarmeries d’ici 2025 pour atteindre un total de 600. Notons par ailleurs, au sein de la gendarmerie, la généralisation déjà opérationnelle des Maisons de protection des familles.

Les facteurs limitant l’efficacité de l’action des pouvoirs publics en matière de lutte contre les violences faites aux femmes, résident dans plusieurs constats majeurs inter-agissants :

  • premièrement, un blocage du dispositif pénal sous l’effet d’un contentieux de masse, surgi dans les années 70, et en augmentation constante, dont le traitement cohérent bute notamment sur l’insuffisance globale des moyens de la justice, que le rattrapage initié par le gouvernement actuel ne permettra pas de régler. Aujourd’hui, l’action des magistrats, de nature préventive ou répressive, est notamment, voire principalement conditionnée par le taux d’occupation des établissements pénitentiaires. Or, « avec 60 715 places opérationnelles, le taux d’occupation des 188 établissements pénitentiaires français s’établit désormais à 118 % contre 113,4 % il y a un an ». ;
  • le désenchantement des enquêteurs, de la gendarmerie et de la police. Confrontés à la fois à une complexification des procédures et à leur augmentation, ils ressentent sous les effets de la longueur des délais d’audiencement, des peines alternatives, sans évoquer les classements sans suite, un phénomène généralisé d’impunité qui déconcerte les victimes, fragilise leur action préventive en particulier vis à vis des individus potentiellement violents ;
  • une avalanche des affaires concernant les violences faites aux femmes qui nuit à la capacité de prioriser les affaires les plus sensibles, et ainsi notamment d’orienter utilement les magistrats vers la mise en place de mesures de protection d’une femme victime de violence ou menacée par son compagnon ; 
  • un ensauvagement global d’une société qui se trouve piégée dans le télescopage, d’une part entre le refus des interdits, la perte de références, magnifiée lors de mai 68, l’hyper-sexualisation, l’idéologie du plaisir sans limites, et d’autre part l’impératif du respect de l’individu femme, dans toute la plénitude de ses droits fondamentaux. Ce télescopage est également le fait d’une apologie d’une diversité culturelle qui induit l’essor de « stéréotypes sexistes » - selon la formulation figurant dans la Stratégie nationale de lutte contre les violences conjugales -, en l’occurence importés, peu compatibles avec nos paradigmes sociétaux, voire totalement contraires. L’on pourrait d’ailleurs parler ouvertement de stéréotypes profondément machistes.

Y-a-t-il un problème de productivité dans la gestion des effectifs policiers qui pourrait expliquer ces résultats ?

C’est une question délicate que seule la Cour des Comptes a osé aborder en constatant notamment que l’augmentation considérable de la masse salariale de la police nationale depuis une dizaine d’année, s’est paradoxalement traduite par une baisse de la présence sur le terrain, comme elle le démontre dans son rapport daté de novembre 2021. Les augmentations d’effectifs, et les améliorations catégorielles continues sous les pressions corporatistes, sembleraient donc peu concluantes d’un point de vue opérationnel.

On touche donc là au sujet central de la redevabilité des institutions - police et gendarmerie - envers la Nation, envers les citoyens qui de façon directe ou indirecte contribuent fiscalement au financement des budgets de ces deux forces de sécurité intérieure. On notera d’ailleurs que le titre 2, soit la part du budget correspondant au paiement des personnels s’est tellement accrue qu’elle conduit à s’interroger, dans un contexte économique hasardeux, sur la capacité à préserver le titre 3 relatif au fonctionnement et le titre 5 dédié aux investissements. 

Je n’aborderai pas dans cet article la question spécifique de la gendarmerie quant à ce qu’elle pourrait, dans ce contexte d’aubaine catégorielle, spécifiquement proposer au regard de son statut militaire, et de sa conception du service public.

Sur un plan général, nul ne peut éluder la réflexion sur le service rendu à la personne, qui fort logiquement induit celle sur la disponibilité réelle du policier ou du gendarme. Combien d’heures travaillées, et quel est le contenu réel de ce travail ? Quelle est son efficacité par rapport aux attentes des administrés, et notamment d’une femme qui vient pour dénoncer les menaces, les violences dont elle fait l’objet ? 

Quel est encore l’engagement individuel du policier ou du gendarme ? Sachant que notamment lors de l’accueil, ce sont fondamentalement les qualités humaines relevant de l’empathie, du sens de l’écoute…et les compétences techniques, ressortissant globalement au primat de la mission, qui sont déterminantes dans la bonne prise en compte d’affaires toujours très délicates.

Quelle est la fonction contrôle assurée par la hiérarchie pour favoriser, dans un contexte complexe, pesant, parfois déroutant, le meilleur service que l’on doit à la personne humiliée, blessée, terrorisée ? Il est quelque part choquant de constater que dans l’esprit de certains membres des forces de l’ordre, prendre une plainte d’une femme victime de violences relève davantage d’une obligation imposée par la hiérarchie plutôt que d’une volonté naturelle d’aider une concitoyenne en difficulté. Cet état d’esprit joue indiscutablement sur la prise en charge de la victime et la qualité de son audition qui conditionnera en partie son traitement judiciaire. La hiérarchie doit ici donner du sens pour faire adhérer et non plus contraindre. Mais aussi réagir fermement vis à vis de ceux qui n’accèdent pas au sens de la mission. 

Est-il possible qu’il y ait une volonté de masquer les statistiques pour répondre à des consignes officielles ? 

Je ne pense pas que les stratégies de bidouillage des statistiques, qui ont été très présentes, à différents niveaux, politiques et institutionnels, soient encore de mise. Fort heureusement, en la matière, on a évolué vers une sincérité appréciable des données, favorisée, il faut toutefois le rappeler, par les nouveaux outils de remontée de l’information. D’une façon générale, l’on peut d’ailleurs observer la généralisation d’un discours de vérité, en maints domaines, qui, certes un peu tardive, participe d’une meilleure oxygénation de notre République attendue par le peuple. Emancipation des technocrates, après des décennies de soumission ? Peut-être, mais il y a la pédagogie de faits tellement patents qu’on ne peut plus les ignorer. Il y a surtout l’engagement d’intellectuels très lucides et courageusement engagés. Il y aussi le poids de réseaux sociaux, et de collectifs qui osent bousculer les inerties et les faux-semblants. Il y a enfin une presse qui ose encore enquêter malgré certaines pressions. La condition des femmes a bénéficié de ces facteurs conjugués. Mais cette condition reste encore fragile. Notre environnement proche et lointain révèle combien elle peut se dégrader. Ce combat pour la condition des femmes, dans son acception portée par notre universalisme humaniste, est essentiel quant à la pérennité de notre modèle civilisationnel. L’enjeu est tel qu’il ne saurait s’accommoder de chiffres tronqués.

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