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Ces leçons de la psychologie collective pour comprendre le vertige du chaos made in Gilets jaunes
©Valery HACHE / AFP

Masse

La foule est un sujet psychologique à part entière, et en prendre compte permet de mieux comprendre un mouvement qu'on juge un peu trop rapidement comme irrationnel, tel les Gilets jaunes.

Johan Rivalland

Johan Rivalland

Johan Rivalland, ancien élève de l’École Normale Supérieure de Cachan et titulaire d’un DEA en Sciences de la décision et microéconomie, est actuellement professeur de Marketing et responsable de suivi professionnel en BTS Management des Unités Commerciales à Paris. Il intervient également à l’IUT Paris-Descartes, où il assure des TD en Histoire de la Pensée Économique, ainsi qu'en Fondamentaux du Marketing, Concepts et Stratégies Marketing.

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Mehdi Moussaïd

Mehdi Moussaïd

Mehdi Moussaïd est chercheur en sociologie quantitative à l'institut Max Planck de Berlin. 

Il a réalisé une thèse sur la dynamique des mouvements de foule, et poursuit ses recherches sur le comportement collectif des systèmes sociaux. Vous pouvez consultez son site. 

 
 
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Atlantico : Du point de vue de la psychologie collective, comment expliquer la réussite du mouvement des "gilets jaunes" ? Pourquoi a-t-il si rapidement fonctionné, agrégé les colères ?

Johan Rivalland : Gustave Le Bon, qui était à la fois médecin, anthropologue, psychologue social et sociologue, est resté célèbre pour ses travaux scientifiques sur ces questions. Outre son célèbre ouvrage de référence consacré à la Psychologie des foules, édité en 1895, il est également l’auteur, entre autres, d’un ouvrage paru en 1912 sur la Révolution française et la psychologie des révolutions.*
Il y montre particulièrement bien comment une multitude d’individus très différents peuvent s’agréger d’un seul coup sous l’effet d’opinions, de croyances, ou encore de passions communes, pour peu qu’un élément déclencheur, généralement mis en avant par un ou des meneurs, provoque l’étincelle qui met le feu aux poudres.
Ici, en l’occurrence, il s’agit au départ de la hausse de la taxe carbone, dénoncée par certains. Mais, qui est apparue très rapidement comme le révélateur d’un mal plus profond qui gangrénait depuis longtemps la société française, sous de multiples formes. Dès lors, le mouvement était « en marche », si vous me permettez un mauvais jeu de mots. 

Mehdi Moussaïd : Selon moi, l’omniprésence des réseaux sociaux dans notre vie quotidienne est le principal mécanisme expliquant le brusque essor des mouvements de contestations comme celui des gilets jaunes. La mobilisation, qui avait commencée comme une simple pétition, a littéralement explosé sur Facebook. Des dizaines de groupes rassemblent des dizaines de milliers de personnes à travers la France où s’échange informations, témoignages mais aussi fake news. 

Ces dernières années, la recherche scientifique a montré que la structure des réseaux sociaux et la manière dont les informations y circulent favorise l’amplification et la polarisation des opinions. Notre toile sociale est structurée en communautés, aussi appelées “clusters”. Les individus de même bord politique tendent à se connecter les uns avec les autres et à se détacher de ceux du bord opposé. Nos amis nous ressemblent, pour ainsi dire. De la même façon, les personnes ayant des opinions, disons, “anti-vaccination” ou “anti-OGM” ont tendance à tisser des liens sociaux les unes avec les autres, formant des regroupements sociaux cloisonnés. Au sein de ces clusters, les informations circulent en vase clos, ce qui diminue les chances d’être exposé à une opinion contraire et accentue donc la ségrégation sociale. Ces informations peuvent être vraies ou fausse – peu importe – tant qu’elles sont cohérentes avec l’idée dominante de la communauté. Ainsi naissent et se polarisent les opinions collectives. 

Dans le cas du mouvement des gilets jaunes, la communauté en question comprend une très large part de la population – toute la classe populaire, indépendamment de leurs bords politique. Il s’agit donc d’une très vaste population – une des raisons expliquant l’échelle de la mobilisation. Cette communauté a pu se former, se connecter et se densifier à l’aide d’outils comme Facebook, qui a permis la propagation rapide d’information au sein du cluster. Pour le reste, la dynamique est comparable à ce que nous observons par ailleurs : circulation rapide d’information en vase clos, distorsion de l’information dans le sens des jugements de la communauté, amplification et polarisation de opinions… mais à une échelle de taille remarquablement importante. 

Après moins d'un mois de conflit, les "gilets jaunes" font déjà très peur à l'exécutif, qui semble craindre pour sa vie... Comment expliquer la radicalité si soudaine d'une partie du mouvement ?

Johan Rivalland : Comme Gustave Le Bon l’expliquait, lorsqu’une coalition d’individus, qu’ils soient réunis physiquement ou non, se forme, chacun d’eux ne raisonne plus tout à fait comme il le fait habituellement. Le sentiment de puissance lié à l’impression d’unité fait tomber les inhibitions traditionnelles de chacun de ses membres, qui se réfugie derrière l’anonymat collectif pour mener des actions qu’il n’aurait pas imaginé lui-même mettre en œuvre un jour. Et c’est ainsi que des personnes par ailleurs bien éduquées et pacifiques peuvent tout à fait sombrer d’un seul coup dans des comportements irresponsables, suscités ou amplifiés par les effets de contagion et de suggestibilité. Le soupçon énoncé peut se transformer aussitôt en évidence indiscutable, puis en haine féroce. L’individu en foule peut alors redevenir primitif, violent, voire même aller parfois jusqu’à l’encontre de ses propres intérêts. Le problème est qu’à un certain stade la foule ne raisonne plus, ne supporte pas la contradiction. Elle devient imperméable à toute tentative de discussion. Et on comprend que cela puisse effrayer ceux qui sont devenus, de fait, l’objet de cette haine et de ce ressentiment.

Mehdi Moussaïd : Dans une certaine mesure, le mouvement des gilets jaune est analogue à celui du printemps arabe (dans des proportions que nous ne connaitrons que dans un future proche): une part importante de la classe populaire, dont les plaintes et les souffrances n’étaient auparavant pas entendues, parvient à s’interconnecter via des outils comme Facebook, et à déclencher la dynamique collective dont je parlais précédemment.  

Dans les deux cas, la communauté est vaste et diversifiée. Au sein des gilets jaunes cohabitent plusieurs courants de pensées – des sous-communautés en quelque sorte – qui se distinguent par leurs revendications, leurs idéologies ou leur mode d’action privilégiés. Lorsqu’une communauté aussi large se forme, elle permet à ses sous-groupes de prospérer plus facilement. C’est ainsi que les individus les plus radicaux, qui ont tendance à privilégier la violence, deviennent plus visibles. Notez qu’il existe de la même façon des sous-groupes pacifistes qui s’opposent aux méthodes des premiers, mais dont le mode d’action est par définition moins sensationnaliste. 

En bref, la polarisation d’un mouvement aussi vaste que celui des gilets jaunes s’accompagnera nécessairement de l’émergence de sous-groupes radicaux (sans que cela ne présage obligatoirement d’une violente révolution à venir).  

Quels ressorts permettent d'expliquer la si grande adhésion au mouvement, de l'extrême droite à l'extrême gauche, de la droite à la gauche, du médecin à l'ouvrier ?

Johan Rivalland : Nous vivons une période de mutation sur de nombreux plans, qui transforme rapidement nos modes de vie et bouscule nos manières de penser. Dans ce contexte, nombreux sont ceux qui se sentent ou qui craignent de se sentir des laissés pour compte de ces évolutions. Si on y ajoute la perte de confiance évidente envers les politiques d’une grande partie de la population, tous bords politiques et toutes origines ou situations confondus,  tout est réuni pour susciter ce déchaînement de passions. Plus de quarante années d’impérities politiques, de contradictions, de reniements, de démagogies multiples et d’excès en tous genres ont forcément laissé des traces et entamé fortement la confiance. A l’heure où il faut commencer à payer la facture, dans un Etat surendetté, en déficit permanent, et qui manifeste peu de propension à se réformer réellement, l’accumulation des frustrations, des mécontentements divers, des inquiétudes et des situations parfois dramatiques de certaines parties de la population, s’agrègent pour mener à la révolte.

Dans cette situation plus que tendue, pas facile de sortir de ce qui ressemble bien à une sorte d’impasse. Notons toutefois que la tyrannie de la foule, lorsqu’elle se calme enfin, risque parfois de se transformer paradoxalement en résignation et en servitude volontaire, celle que décrivait si brillamment Etienne de La Boétie en son temps. Mais il s’agit là d’un autre sujet…

Mehdi Moussaïd : C’est effectivement une caractéristique importante du mouvement. Car cette diversité a permis au mouvement de rassembler un grand nombre de contestataires en peu de temps et de s’amplifier rapidement. Selon moi, cette diversité est liée à l’absence de mouvement d’opposition. D’une manière générale, la formation de clusters politiques converge vers un équilibre : les démocrates s’opposent aux républicains, les socialistes aux libéraux, etc…Or le parti d’Emmanuel Macron n’est pas explicitement associé à un camp ou à un autre (c’est un parti socio-libéral, donc centriste), ce qui pourrait faciliter l’union de différentes communautés politiques, traditionnellement cloisonnées en clusters distincts.

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