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Ces guerres idéologiques qui secouent de plus en plus la science (et ne croyez pas qu’il n’y ait que des climato-sceptiques ou des créationnistes en cause)
©ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP

SOS Science

Des sujets tels que les progrès génétiques ou techniques, qui ouvrent de nouveaux possibles, ou les recherches sur la part de déterminisme biologique qui détermine nos comportements, échauffent les esprits. Les plus virulents opposants sont parfois les conservateurs, mais les progressistes ne sont souvent pas en reste.

Etienne Klein

Etienne Klein

Etienne Klein est un physicien français, directeur de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Il a enseigné pendant plusieurs années la physique quantique et la physique des particules à l’École centrale Paris, et est actuellement professeur de philosophie des sciences. Ila publié de nombreux ouvrages et essais dont, en février 2017, Matière à contredire (Editions de l'Observatoire). Il est l'auteur de En cherchant Majorana, le physicien absolu, élu meilleur livre 2013 dans la catégorie Sciences par le magazine Lire.

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Atlantico : Dans un article remarqué, "The Intellectual War on Science", le psychologue cognitiviste Steven Pinker décrit la défiance actuelle de nos sociétés à l'égard de la science, notamment pour des considérations d'ordre historique et politique, entre récupération et travaux spécifiques pouvant être considérés comme biaisés. Quels sont les dangers spécifiques qui menacent la science dans nos sociétés actuelles ?

Etienne Klein : Je dirais : les dangers qui menacent la science découlent d’un certain flou la concernant. En France - mais aussi, sans doute, dans beaucoup d’autres pays -, il est manifeste que le statut actuel de la science et des techniques est devenu ambivalent. En quoi consiste cette ambivalence ? En ce que, d’une part, la science semble constituer, en tant qu’idéalité, le fondement officiel de notre société, censé remplacer l’ancien socle qui était religieux : nous sommes gouvernés, sinon par la science elle-même, du moins au nom de quelque chose qui a à voir avec elle. C’est ainsi que dans toutes les sphères de notre vie, nous nous trouvons désormais soumis à une multitude d’évaluations, lesquelles ne sont pas prononcées par des prédicateurs religieux ou des idéologues illuminés, mais par des « experts », c’est-à-dire sont effectuées au nom de savoirs et de compétences de type scientifique, et donc, à ce titre, impartiaux et objectifs.

Mais d’autre part - et c’est ce qui fait toute l’ambivalence dont je veux parler -, la science, dans sa réalité pratique, est questionnée comme jamais, contestée, mise en cause, voire marginalisée. Elle est d’une part l’objet d’une méconnaissance effective dans la société (collectivement, nous ne savons pas trop bien dire ce qu’est la radioactivité, en quoi consiste un OGM, une cellule souche ou une onde gravitationnelle), et, d’autre part, elle subit toutes sortes de critiques, d’ordre économique, politique, ou philosophique.

L’attaque dont les effets indirects sont les plus pernicieux me semble être ce que j’appelle le « relativisme extrême ». Bien différente du scepticisme avec lequel il ne faut pas la confondre, cette école de pensée défend l’idée que la science a pris le pouvoir non parce qu’elle aurait un lien privilégié avec la réalité, mais en usant et abusant d’arguments d’autorité. En somme, selon elle, il ne faudrait pas croire les scientifiques parlant de leurs connaissances plus que n’importe qui d’autre. Dès lors, pourquoi faudrait-il les écouter ? S’intéresser à leurs travaux ? Tenir compte de leurs enseignements ? Il y a là, me semble-t-il, une sorte de caution accordée à la paresse intellectuelle.

Et quels sont les risques que prend la société dans cette défiance qu'elle porte elle-même à la science ? 

La société risque d’y perdre quelques-unes de ses boussoles intellectuelles. On voit déjà qu’elle se montre de plus en plus hésitante à définir les normes du vrai : nous concevons de plus en plus que la ligne de démarcation entre le faux et le vrai pourrait être poreuse et fluctuante. Cette situation était déjà vraie avant que Monsieur Trump ne l’illustre à sa façon plusieurs fois par jour. Voilà un homme politique qui peut dire des énormités, notamment scientifiques, ou bien des mensonges manifestes, sans que cela ne porte atteinte à son crédit symbolique. Il y a quelques années, je m’étais déjà alarmé de la montée en puissance d’un certain « populisme scientifique », par lequel d’aucuns utilisent des arguments de « bon sens », éloquents mais parfaitement faux, pour contester le discours des scientifiques. Mais là, on va au-delà : les théories tenues pour « vraies » ou « fausses » ne le sont plus qu’en vertu d’intérêts partisans…

Cette situation montre sans doute que notre société se trouve effectivement parcourue par les deux courants de pensée, à la fois contradictoires et associés, qui avaient été identifiés et analysés par le philosophe Bernard Williams dans son livre Vérité et véracité (Gallimard, 2006). D’une part, remarquait-il, il existe un attachement intense à la véracité et à la transparence, un souci de ne pas se laisser tromper. Cette situation conduit à une attitude de défiance généralisée, à une détermination à crever les apparences pour détecter d’éventuelles motivations cachées. Mais, d’autre part, à côté de ce désir de véracité, de ce refus d’être dupe, il existe paradoxalement une défiance tout aussi grande à l’égard de la vérité elle-même : la vérité existe-t-elle, se demande-t-on ? Si oui, peut-elle être autrement que relative, subjective, culturelle, contextuelle ? La chose étonnante est que ces deux attitudes, l’attachement à la véracité et la suspicion à l’égard de la vérité, qui devraient s’exclure mutuellement, se révèlent en pratique parfaitement compatibles. Elles sont même mécaniquement liées, puisque le désir de véracité suffit à enclencher un processus critique qui vient ensuite fragiliser l’assurance qu’il y aurait des vérités sûres. Il y a là – chacun le voit bien - un phénomène dynamiquement très efficace qui conteste et fragilise le crédit des scientifiques, en même temps qu’il universalise la suspicion à l’endroit de toutes les formes de pouvoir, notamment institutionnelles.

Quelle est la responsabilité portée par les scientifiques dans cette défiance ? Quelles évolutions ont pu produire un tel résultat ? 

Je ne sais pas très bien comment vous répondre, car c’est une longue histoire. En réalité, enquête après enquête, nos concitoyens déclarent avoir une confiance abstraite dans La Science, mais se disent méfiants dès que sont évoquées ses conséquences concrètes. Certaines affaires de corruption de scientifiques payés par des lobbys ont sans doute joué un rôle. Il y a aussi la crainte que nous ne maîtrisions pas le cours des choses : nous savons qu’avec les sciences et les technologies, nous transformons notre propre histoire un peu plus chaque jour, mais nous ne savons pas dire quelle histoire nous faisons.

Comment en arriver à une réappropriation de la pensée scientifique ​par la société ?

En acquérant une meilleure connaissance de nos connaissances. Prenons l’exemple d’une connaissance (quasi) universellement partagée : la Terre est ronde. Depuis 1968 et les premiers clichés de clair de Terre vu de la Lune, il est évident aux yeux de presque tous que notre planète est une boule. Mais, bien avant, des anciens avaient pu déterminer avec certitude que la Terre est ronde sans quitter sa surface. Comment procédèrent-ils ? Quels furent leurs raisonnements, leurs observations, leurs déductions ? Par quels stratagèmes parvinrent-ils à savoir sans pouvoir voir ? Reconnaissons humblement qu’en général, nous ne savons pas répondre à ces questions. Or, cette mauvaise connaissance que nous avons de nos connaissances nous empêche de dire comment elles ont acquis le statut de connaissances. Il faut donc rétablir leur statut par de la pédagogie active. Condorcet avait en tout cas vu juste : « l’accroissement mécanique du savoir scientifique » ne suffit pas à promouvoir ce dernier au sein des sociétés qui l’abritent.

Comment en arriver à dépasser ces différents obstacles, entre biais et a priori, pour parvenir à une reconnaissance d'une démarche scientifique "honnête" ? 

Je milite pour un intense effort de vulgarisation lente : la science a besoin de « longueur de temps » pour se dire. L’amélioration de la situation ne pourra donc être qu’une œuvre de très longue haleine. Les savants pédagogues vont avoir du travail, et pour longtemps. Par ailleurs, je répète souvent que donner le goût des sciences passe d’abord par donner du goût aux sciences. Est-il envisageable qu’une fois l’an, depuis les classes primaires jusqu’au lycée, l’un des professeurs raconte aux élèves une « histoire de science », par exemple celle d’une découverte importante qu’il aura pris le temps d’étudier en détail ? Cela montrerait par des exemples concrets comment la démarche des scientifiques s’est construite et a fini par converger.

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