Ce silence des cadres français qui masque une autre réalité que celle des “gagnants de la mondialisation”<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron et François Hommeril, président confédéral de la CFE-CGC
Emmanuel Macron et François Hommeril, président confédéral de la CFE-CGC
©LUDOVIC MARIN / AFP

Décodage

Le député LREM Aurélien Taché a pu "ouvrir le débat" sur la question de l'indemnisation des cadres touchant plus de 5000 euros par mois. Comment évaluer la situation des cadres en France ?

Denis Monneuse

Denis Monneuse

Denis Monneuse est sociologue, directeur du cabinet Poil à gratter et chercheur à l’UQAM (l’Université du Québec à Montréal). 

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Atlantico : Au cours de cette semaine de rentrée politique, le député LREM Aurélien Taché a pu "ouvrir le débat" sur la question de l'indemnisation des cadres touchant plus de 5000 euros par mois. Au delà de cette question particulière, comment évaluer la situation des cadres en France ? Derrière une image de "privilégiés" quelle est la réalité de ce que vous avez appelé "Le silence des cadres" ? 

Denis Monneuse : Certains baromètres sociaux indiquent un taux de satisfaction élevé chez les cadres, en particulier chez les hommes, les jeunes, les cadres dans les PME et les cadres les mieux rémunéré. Il faut toutefois se méfier de ces enquêtes d’opinion car les cadres peuvent être tentés de nier leurs difficultés et de positiver leur situation pour tenir le coup. Quelques indicateurs en matière de santé physique et mentale peuvent en effet inquiéter. Le suicide de cadres sur leur lieu de travail (à Renault, France Télécom, La Poste, Pôle Emploi…), alors que le taux de suicide de ces derniers est traditionnellement faible, est un phénomène nouveau ; les cas de burn-out semblent moins exceptionnels qu’autrefois ; l’absentéisme maladie croît, alors que le surprésentéisme, à savoir la présence au travail malgré la maladie, est la norme chez cette catégorie socioprofessionnelle ; le recours à des substances dopantes utilisées pour « tenir coûte que coûte » semble se diffuser…
Ce qu’on appelle le « malaise des cadres » prend trois formes :
-Un malaise identitaire dû à une diminution du prestige, donc de la reconnaissance externe de ce statut. Il affecte ceux qui ne disposent pas d’une autre facette identitaire d’ordre professionnel à laquelle se rattacher : un métier bien défini, un diplôme valorisant, un secteur d’activité attractif, un statut plus précis (cadre-dirigeant, haut potentiel…), etc.
-Un sentiment d’iniquité mesuré par le ratio contribution/rétribution. Le sentiment d’être perdant en la matière concerne tout de même 40 % des cadres (Apec, « Enquête climat », 2011). On retrouve ici en partie le malaise des classes moyennes qui se sentent les « dindons de la farce » comme l’avait identifié Laurent Wauquiez il y a quelques années (Laurent Wauquiez, La lutte des classes moyennes, Odile Jacob, 2011. Cf. aussi Fondation pour l’innovation politique, « Portrait des classes moyennes », octobre 2011).
-Un mal-être dû au manque de sens et aux conflits de valeurs qui renvoie plutôt à des problématiques personnelles, à la capacité de chacun de trouver (ou non) la situation de travail qui sied à sa personnalité, au sens où elle permet de se sentir à sa place, à l’aise avec le contenu de l’activité, en adéquation avec soi-même. Il touche surtout les femmes ayant des enfants en bas âge, écartelée entre réussite professionnelle et réussite familiale, ainsi que des seniors qui ont l’impression que la qualité du travail se dégrade à mesure où la réactivité devient la première qualité recherchée.

Comment interpréter ce silence de la part des cadres ? Alors que ceux-ci ont pu largement voté en faveur d'Emmanuel Macron, ne peut-on pas considérer qu'il existe un écart entre la perception des cadres quant à leur situation et la réalité de celle-ci ? 

J’ai intitulé mon livre « le silence des cadres » car les cadres sont généralement en silence. Quels sont les moyens à disposition de ceux qui connaissent au moins l’une de ces trois formes de malaise ? Albert Hirschman met en avant trois grandes réactions possibles face à un mécontentement (Albert Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Harvard University Press, 1970) : l’exit (défection), la voice (protestation, prise de parole) et la loyalty (fidélité, loyalisme).
L’exit consiste à « voter avec ses pieds » et prend des formes multiples : se mettre à son compte, rejoindre le secteur de l’économie sociale et solidaire, suivre une formation longue pour entamer une reconversion professionnelle, partir en préretraite, négocier une rupture conventionnelle pour prendre du recul, arrêter de travailler pour élever ses enfants, etc. Quelques belles histoires spectaculaires (le trader qui devient moine, la responsable marketing qui devient chanteuse…) font les choux gras de la presse car ce type de changement de vie fascine. Mais ils demeurent rares car entre la tentation et le passage à l’acte, il y a plus qu’un pas. Rares sont les « tentations de Venise » qui sont mises en œuvre. Il faut dire que ces types de défection exigent souvent une contrepartie élevée : diminution des ressources financières, prise de risque, rebond difficile en cas d’échec, etc. Ce sont donc souvent les plus forts (au sens où ils disposent d’un capital, d’un réseau professionnel, du soutien de leur famille, etc.) qui sont les plus à même de se permettre ce genre de choix.
En ce qui concerne la voice, elle entre a priori peu dans la culture des cadres. La grève est par exemple quasi absente de leur répertoire d’action. Certes, ils ont un taux de syndicalisation légèrement supérieur au reste de la population active, mais leur engagement peut sembler incongru dans la mesure où il peut les conduire à s’opposer à la direction le matin puis à la représenter l’après-midi. Dans les faits, l’encadrement se dirige vers des organisations réformistes – en guise d’illustration, le taux de syndicalisation des cadres du privé à la CGT est de… 0,2% ! – et l’engagement syndical reste souvent limité : les cadres prennent peu de mandats. Il faut dire que le coût de l’engagement syndical reste élevé en matière de progression de carrière. Il en va de même pour le coût de la contestation, celle-ci s’opposant, aux yeux des dirigeants, à la loyauté exigée de la ligne managériale. 
Il existe néanmoins des cas d’« activisme mesuré », de « radicalisme tempéré » ou encore de « résistance productive ». Les oxymores fleurissent pour désigner les tentatives individuelles ou collectives de faire entendre sa voix par rapport à un projet de la direction qui semble contraire à l’intérêt de l’entreprise, parce qu’il traduit une vision trop court-termiste ou déconnectée du terrain par exemple. Il s’agit alors pour des cadres de mettre en avant leur expertise pour proposer un projet alternatif ou un compromis, sans s’opposer frontalement à leur employeur. Mais, là encore, ceux qui peuvent se le permettre sont rarement les plus faibles. Ces réactions proviennent surtout des cadres âgés de 30 à 45 ans qui, bien vus de leur hiérarchie, disposent d’un certain crédit.
La « loyalty », c’est-à-dire la fidélité et l’attachement, part d’un sentiment de confiance en l’entreprise pour que la situation s’améliore. On peut toutefois se demander si ce loyalisme affiché est réel ou bien intéressé. Il est possible de se taire tout en n’en pensant pas moins. Le silence de façade recouvre donc des réalités divergentes. Cela va du silence du senior peu employable qui doit de ce fait avaler des couleuvres au silence stratégique du cadre supérieur qui joue double jeu en transmettant des informations confidentielles aux syndicats ou en préparant son départ vers une autre entreprise par exemple, en passant par l’apathie du cadre intermédiaire désabusé, c’est-à-dire une forme de résignation, retrait, passivité.
De nombreux auteurs d’inspiration critique (Clot, Dejours, Durand, Ehrenberg, Gaulejac…) ont mis en lumière le culte de la performance ainsi que les différents mécanismes de défense qui poussent au silence : déni, clivage, rationalisation a posteriori, etc. Quand il est passif et subi, le silence a un coût important en matière de santé physique et mentale. 

Quelles seraient les conditions d'une prise de conscience du malaise des cadres en France, aussi bien de la part des responsables politiques, que des cadres eux-mêmes ?

Le malaise des cadres peut passer pour un problème de riches par rapport aux difficultés rencontrées par d’autres populations. Cette prise de conscience a pu exister dans certaines entreprises (La Poste, France Télécom, Renault…) quand plusieurs suicides ont eu lieu et ont marqué les esprits. La voix des cadres est portée par quelques syndicats, en premier lieu la CFE-CGC, mais leur poids est relativement faible et les responsables politiques ont peur de passer pour proche des riches s’ils se montrent trop à l’écoute de cette population.
C’est plutôt autour de la question du malaise des classes moyennes que les cadres sont pris en compte dans le débat public. Cela a d’ailleurs le mérite de distinguer les cadres qui se sentent appartenir aux classes moyennes des cadres supérieurs qui ne sont pas ou peu directement touchés par le « malaise des cadres ».

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