Ce que ni l’Occident, ni Ben Laden n’ont jamais compris de l’Afghanistan (ni du monde arabo-musulman)<!-- --> | Atlantico.fr
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Une capture d'image prise le 29 novembre 2007 à la télévision Al-Jazeera d'une photographie du chef d'Al-Qaïda, Oussama ben Laden, qui accompagnait un court message audio adressé aux Européens.
Une capture d'image prise le 29 novembre 2007 à la télévision Al-Jazeera d'une photographie du chef d'Al-Qaïda, Oussama ben Laden, qui accompagnait un court message audio adressé aux Européens.
©AL-JAZEERA TV / AFP

Réalité afghane

Les Occidentaux voient tout par le prisme de l’Etat nation, Ben Laden voyait tout par celui de la Umma - la communauté unie des croyants. Et tous oublient le phénomène tribal…

Olivier Roy

Olivier Roy

Olivier Roy est un politologue français, spécialiste de l'islam.

Il dirige le Programme méditerranéen à l'Institut universitaire européen de Florence en Italie. Il est l'auteur notamment de Généalogie de l'IslamismeSon dernier livre, Le djihad et la mort, est paru en octobre aux éditions du Seuil. 

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Atlantico : Un article de Foreign Affairs évoque la focalisation de Ben Laden sur la Umma, l’Union de la communauté des musulmans, et son incapacité à anticiper les divisions au sein des mouvements djihadistes. Ben Laden a-t-il sous-estimé le tribalisme en œuvre en Afghanistan ?   

Olivier Roy : Ben Laden s’est toujours focalisé sur le mythe de la Umma, c’est-à-dire d’une communauté universelle définie par la religion et supposée être indifférente aux races, appartenances nationales, tribus, clans  et même solidarités familiales. C’est l’objet même d’Al Qaeda. Ben Laden n’ignorait pas du tout le poids du tribalisme en Afghanistan : il a circulé uniquement dans les zones tribales pachtounes et était aux premières loges pour constater (et déplorer) le poids du tribalisme. Ce qu’il cherchait à faire c’était de le dépasser par l’invocation de la primauté de l’identification à la Umma mondialisée. Ben Laden n’a jamais cherché à créer par lui-même un Etat Islamique en Afghanistan (et a reproché à Zarqawi de vouloir le faire en Syrie) : il a fait allégeance à Mollah Omar qu’il estimait capable de dépasser le tribalisme (et qui l’a effectivement largement dépassé). Ce qu’il voulait c’était juste trouver un point d’appui en Afghanistan pour s’attaquer à l’Occident. 

Voir en l’Afghanistan un Etat nation et un seul peuple, et souhaiter en faire naître une armée nationale afghane sous la houlette de l’Otan était-il une erreur de conception occidentale ? Les Occidentaux ont-ils tort de projeter leur vision de l'Etat nation pour analyser des pays comme l'Afghanistan et d'autres pays du monde arabo-musulman ? 

Il n’y a pas que le modèle de l’Etat-nation. Il y a bien un Etat afghan qui précédait l’intervention de l’Otan. Il s’est créé au début du XIX ème siècle autour de l’Emirat de Kaboul. La monarchie avait réussi à donner forme à ce concept. N’oublions pas que les quarante ans de règne du roi Zaher (1933-1973) ont été infiniment plus paisibles que la France de la même époque. Mais cet Etat a tenu parce qu’il fonctionnait sur tout un système d’équilibres subtils entre les groupes qui composent le pays, ainsi que sur une délégation de pouvoir aux notables locaux (qui eux étaient dans un système « tribal »), le tout restant stable grâce aussi à l’équilibre géo-stratégique qu’assurait le rôle d’état tampon entre URSS et les USA. C’est le coup d’état communiste et l’invasion soviétique qui ont rompu cet équilibre et introduit un nouveau modèle d’état centralisateur en Afghanistan. 

L’erreur des Occidentaux a été de ne pas comprendre l’anthropologie politique de l’Afghanistan et d’y imposer un Etat abstrait, censé susciter un esprit national. Mais cet Etat « moderne » était corrompu dès le départ ;  l’armée nationale a échoué parce que c’était largement une armée de papier (soldats fantômes dont les soldes étaient captées par les supérieurs) totalement dépourvue d’esprit de corps. 

La question de l’Etat n’est pas lié à une spécificité arabo musulmane : il y a des pays à tradition étatique (Maroc, Egypte), d’autres sont des constructions de l’époque coloniale (Liban), d’autres sont des tribus qui se sont transformés en états (pays du Golfe). 

Est-ce encore en partie à cette erreur que l’on peut imputer la situation actuelle de l’Afghanistan ? Quelle place occupe actuellement le tribalisme dans le fonctionnement du pays et de la région ?  

Le tribalisme est un mot fourre-tout qui renvoie à une réalité plus complexe. Ce qui fonctionne en Afghanistan c’est la « qawm », c’est un dire un groupe de solidarité dont la base anthropologique peut varier : tribu et clan dans le sud pachtoune, ailleurs villages, vallée, simple réseau de familles étendues, caste professionnelle ou religieuse etc. C’est la structure dont on attend protection et solidarité (par exemple en cas de vendetta). Il faut donc respecter le jeu d’équilibre fragile entre ces groupes pour pouvoir gouverner localement (et c’est essentiel dans la contre-guérilla). Mais au niveau national cela ne fonctionne plus, d’autant que 40 ans de guerre ont aussi contribué à cristalliser les appartenances ethniques (Pachtounes, Tadjiks, Ouzbeks) au-dessus des groupes de solidarité. Donc la vraie question est quel type d’idéologie ou de construction narrative peut dépasser ces appartenances tant au niveau micro que macro? On a eu la loyauté au monarque, on a aussi eu un nationalisme avant tout réactif (rejet de l’envahisseur : anglais, soviétique, américain) mais surtout on a l’islam. La grande force des Talibans c’est de dépasser le tribalisme par la référence à l’islam. Cela permet de prendre le pouvoir mais ce ne sera pas suffisant pour gouverner. C’est probablement la question ethnique qui dominera. 

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