Ce que le petit programme de travail de Christiane Taubira réserve à la justice (et à la société) française<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
France
Christiane Taubira a avancé au début de l'été vouloir "spécialiser la justice pour les mineurs".
Christiane Taubira a avancé au début de l'été vouloir "spécialiser la justice pour les mineurs".
©Reuters

Surprise !

Le programme de la rentrée de la garde des Sceaux abordera plusieurs dossiers brûlants. Entre spécialisation des sanctions pénales des mineurs et vision de la justice, voici ce qui pourrait bien nous attendre.

Gérald Pandelon

Avocat à la Cour d'appel de Paris et à la Cour Pénale Internationale de la Haye, Gérald Pandelon est docteur en droit pénal et docteur en sciences politiques, discipline qu'il a enseignée pendant 15 ans. Gérald Pandelon est Président de l'Association française des professionnels de la justice et du droit (AJPD). Diplômé de Sciences-Po, il est également chargé d'enseignement. Il est l'auteur de L'aveu en matière pénale ; publié aux éditions Valensin (2015), La face cachée de la justice (Editions Valensin, 2016), Que sais-je sur le métier d'avocat en France (PUF, 2017) et La France des caïds (Max Milo, 2020). 

Voir la bio »

Atlantico : Christiane Taubira a avancé au début de l'été vouloir "spécialiser la justice pour les mineurs", et imaginer ce que pourrait-être la justice au XXème siècle. D'après les nombreuses fuites qui ont essaimé l'actualité depuis, et qui ont fait réagir vivement pour la partie délinquance des mineurs, qu’a pu prévoir Christiane Taubira pour la rentrée ?

Gérald Pandelon : Si la contrainte pénale apparaissait comme une solution pour apaiser les conflits, elle va contribuer encore davantage à nourrir ce sentiment d'impunité des jeunes délinquants ; un sentiment qui risque, à terme, de conduire à un chaos et un laxisme généralisés puisque les hypothèses, déjà extrêmement réduites d'incarcération pour les mineurs, se verront encore limitées. Or, dans un contexte de crise de l'autorité, et de déclin des marqueurs identitaires dans nos sociétés sécularisées, quels sont les repères suffisamment forts à l'œuvre dans la politique pénale ? Aucun.

Concrètement, il est en effet inquiétant de constater que la contrainte pénale pourra être appliquée à des délits jugés graves, comme le trafic de stupéfiants et que l'objectif prioritaire demeure pour le gouvernement de "vider les prisons" alors que l'incarcération constitue, quoi qu'on en dise, un symbole de fermeté essentiel ; de surcroît, la suppression des peines planchers va permettre non seulement de mettre en pratique sur le même plan les primo-délinquants et les récidivistes, mais également leur suppression traduit une profonde méconnaissance de la procédure pénale puisque les peines planchers sont non seulement utiles et dissuasives, mais également, en réalité, ne sont pas automatiques ; elles sont, en effet, à l’appréciation des magistrats qui peuvent les écarter s'ils motivent leur décision. Je crois qu'il faudrait que nos gouvernants nous accompagnent un peu en audience pour comprendre, en pratique, non seulement le fonctionnement du droit et de la procédure pénale mais également appréhendent mieux ce que sont aujourd'hui devenus les jeunes délinquants. 

Qu'est-ce qui permet de penser que l'adoucissement de la justice pour les mineurs peut effectivement être une solution à la délinquance ? Dans quelle mesure cette ambition s'apparente davantage à une question idéologique ?

En pratique, la justice des mineurs est déjà particulièrement souple... dans la mesure où quels que soient les dispositifs mis en place ils sont très rarement suivis de mesures privatives de liberté. Ce faisant, la réforme ne fera qu'adoucir ce qui est déjà considéré comme particulièrement laxiste par la plupart des professionnels exerçant des activités en matière de délinquance des mineurs (l'avocat, le juge des enfants, les éducateurs, etc.). 

En effet, prenons l'exemple de l'enregistrement audiovisuel. En droit pénal des mineurs, l’article 4- VI de l’ordonnance de 1945, dans sa rédaction issue de la loi du 5 mars 2007, prévoit que : "Lorsque l’enregistrement audiovisuel des interrogatoires des mineurs placés en garde à vue ne peut être effectué en raison d’une impossibilité technique, il en est fait mention dans le procès-verbal, qui précise la nature de cette impossibilité, et le procureur de la République ou le juge d’instruction en est immédiatement avisé.". La Cour estime que la méconnaissance de cette double formalité conduit à l’annulation d’office de l’interrogatoire. La Cour ne fait plus référence à la présomption d’atteinte absolue aux droits du mineur et le défaut d’enregistrement n’entre plus désormais dans la catégorie des nullités substantielles d’ordre privé s’assimilant à l’ordre public pour intégrer la catégorie des nullités d’ordre public, dispensées de la preuve d’un quelconque grief. Or, ce dispositif à l’encontre des mineurs ne s’accompagne pas, de façon paradoxale, d’un refus d’avouer (le mineur pourrait anticiper une sanction trop sévère et préférer en conséquence se taire) mais à un passage aux aveux beaucoup plus systématique, cette attitude face à l’appareil judiciaire se combinant au sentiment d’impunité ressenti le plus souvent chez les mineurs délinquants. En réalité, il n’existe déjà pas, du côté des mineurs, de culture du silence, l’aveu étant le plus souvent librement consenti car, d’une part, les faits sont reconnus sans que le mineur ait conscience de reconnaître l’infraction reprochée ; d’autre part, son sentiment d’impunité le conduira à révéler tous les éléments dont il a eu connaissance, sans que ce dernier ne perçoive, ce faisant, qu’il passe aux aveux, lesquels viendront asseoir sa condamnation devant le tribunal pour enfants . Enfin, en dépit de ses aveux, le mineur sait pertinemment que le laxisme judiciaire ambiant le maintiendra en liberté, ce que n'aura pas manqué de lui expliquer son avocat, fût-il jeune et peu expérimenté, car il s'agit d'un secret de Polichinelle. C’est la raison pour laquelle le passage aux aveux est majoritairement accepté par les mineurs, ce qui facilite, en outre, l’office du juge des enfants. En effet, ce magistrat n’aura que rarement à se pencher sur la question de la culpabilité mais à réfléchir en termes de sanction et de réparation. D'ailleurs, c'est le même magistrat spécialisé qui, tout au long de la chaîne pénale décidera du sort du mineur délinquant.

Penser que l'adoucissement de la justice pour les mineurs peut constituer une solution à la délinquance est par conséquent particulièrement démagogique et manipulatoire car dicté par des motifs essentiellement idéologiques. C'est de repères, d'emploi et d'éducation dont ont besoin les jeunes, point de démagogie ; d'ailleurs, ce que devraient savoir les hérauts de politiques pénales laxistes c'est que contrairement aux objectifs escomptés en termes d'éventuelle récupération politique de ce type de population, les mineurs multirécidivistes méprisent profondément ceux qui sont les auteurs de tels dispositifs.

La vision de Christiane Taubira sur la justice au XXIème siècle s'appuiera-t-elle sur le rapport Marshall, établissant entre autres la nécessité de regrouper certains tribunaux? Que peut-on en attendre ? 

L'un des objectifs principaux du Rapport Marshall est d'adapter le fonctionnement de la justice aux attentes des citoyens, c’est d’abord se poser la question de la demande de droit et de justice dans notre société du XXIe siècle, devenue complexe et très urbanisée, et où nos concitoyens, peu au fait du fonctionnement de leur justice, aspirent à mieux faire valoir leurs droits et à s’impliquer davantage dans la résolution de leurs litiges.

A ce titre, le texte présenté préconise notamment de faciliter et de rendre plus lisible l’accès du citoyen à la juridiction grâce à un accueil adapté, humain et technologiquement accessible ; mais également, de regrouper l'ensemble des contentieux de première instance au sein d'un tribunal unifié et organisé autour des objectifs de proximité et de spécialisation. Dans ce cadre, des blocs de compétence seront constitués autour des domaines familiaux, civils, pénaux, économiques, sociaux et de proximité. Cette architecture devrait favoriser la lisibilité des réponses judiciaires.

Elle sera, à mon sens, non seulement encore plus opaque pour les justiciables mais également pour les professionnels du droit, fussent-ils particulièrement expérimentés, mais également traduit une forme de sectarisme et de "recentralisation" des pouvoirs. En effet, derrière cette pratique se cache sournoisement l’arrivée éventuelle et défendue par les services du ministère de la Justice d’un magistrat professionnel au sein de cette juridiction. Au surplus, ni les juges prud’homaux ni les greffiers n’ont été associés à la réflexion.

D'ailleurs, la mesure préconisée dont on mesure difficilement l'utilité, ne laisse par ailleurs  aucun doute sur la place dévolue aux conseillers prud'homaux, lesquels seront réduits au rôle d’assesseurs des magistrats professionnels (ce qui est déjà, en pratique, largement le cas lors des audiences de départage où systématiquement le juge départiteur, magistrat professionnel, professionnel se place presque systématiquement du côté de l'employé face à un employeur censé, comme un leitmotiv,  l'exploiter). Enfin, en matière d’échevinage, son introduction traduit une marque de défiance et de déresponsabilisation, qui n’améliorera en rien l’efficacité, qui est l’objectif recherché. C’est une autre juridiction commerciale qui va se substituer à l’actuelle ; ce faisant, on ne peut attendre de cette réforme qu'une accentuation de la complexité judiciaire, ce qui apparaît paradoxal si l'on admet que le but recherché consiste en un rapprochement entre l'institution judiciaire et le justiciable !  Mais peut-être est-ce de l'ironie ? 

Après de nombreux reports, la Ministre devra également faire face à l'échéance du 29 novembre sur l'obligation de garantie d'une cellule individuelle pour les détenus. Quels sont les autres chantiers auxquels Christiane Taubira sera confrontée ?

Je considère, en revanche, que l'obligation de garantie d'une cellule individuelle constitue une bonne mesure. En effet, la surpopulation carcérale a atteint un record le mois dernier avec 68.859 détenus pour 57.680 places; près de 300 % d'occupation pour les maisons d'arrêt.  De surcroît, la dignité minimale au sein d'un Etat de droit à l'encontre de délinquants qui ne sont toutefois pas tous des assassins, des trafiquants de stupéfiants ou pire des violeurs, rendait nécessaire une telle réforme. Toutefois, le gouvernement a retardé l'examen du projet de la réforme pénale et en a restreint l'étendue. En effet, n'y figurent pas la suppression des tribunaux correctionnels pour mineurs, pourtant attendue par les professionnels de la justice des mineurs et la création d'une libération conditionnelle d'office aux deux tiers de la peine, mesure préconisée par  la conférence de consensus pour éviter les sorties sèches. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !