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Ce que la mode du coloriage pour adultes révèle de notre manière de l'être (colorié, euh non, adulte)
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Jeux d'enfants

Le coloriage a résolument gagné la cœur des adultes. Une activité régressive permettant de rompre le temps d'un dessin avec les valeurs de productivité et d'utilitarisme de la société.

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : Le coloriage pour adultes, cette activité résolument régressive est en vogue. Qu'est-ce que cela nous raconte sur la construction de l'adulte et le monde des adultes aujourd'hui ?

Michel Maffesoli :Le grand historien Philippe Ariès nous a montré comment la séparation entre les distractions des adultes et celles des enfants s’était constituée tout au long de la modernité, à partir du XVIIème siècle. Dans l’ancien régime, les jeux de plein air comme les jeux de société ou les jeux de rôles étaient partagés entre enfants et adultes et d’ailleurs également entre seigneurs et manants. (L’enfant et la famille dans l’ancien régime, collection Points histoire, 1974).

Je dis depuis longtemps que la postmodernité, notre époque, celle qui commence à la fin du siècle dernier et vient donc après la modernité (la période qui commence au XVIIIème siècle) renoue avec un certain nombre de valeurs et de comportements sociaux pré-modernes. En ce sens, je ne suis pas du tout étonné de voir nombre d’adultes adopter des comportements et des loisirs prétendus “enfantins” : il y a eu la mode des sucettes il y a eu quelques années, l’intérêt pour les séries de notre enfance (Casimir et l’île aux enfants), et maintenant le coloriage.

Les adultes d’aujourd’hui ne veulent plus être seulement des grandes personnes sérieuses, uniquement préoccupées de leur plan d’épargne logement et de leur carrière. Collectivement, ils s’amusent, créent, pratiquent des activités inutiles, voire futiles.

Le coloriage est-il réellement source de bien-être et de détente pour les adultes ? Est-il un anti-stress efficace ? Pourquoi un tel engouement ?

Carl Gustav Jung, le psychanalyste suisse raconte dans son autobiographie (Ma Vie, ) qu’à une période de sa vie où il était très perturbé, où se faisait en lui une profonde transformation qui devait notamment l’amener à remettre en questions nombre de ses certitudes, il s’adonnait à un jeu enfantin : au bord du lac, il ramassait des cailloux et construisait des bâtiments et des villes en pierres. Cette activité ludique, sans vrai qualité artistique ni intellectuelle lui a permis de trouver l’apaisement nécessaire à sa reconstruction psychique. De même trouve-t-on dans nombre de civilisations de tels rites, apparemment “mécaniques” qui ont pour objet de permettre aux personnes de faire le vide en elle pour régénérer leur psychisme : les chapelets, les osselets sont du nombre. Certaines activités telles la broderie au petit point, le tricot, éventuellement le jardinage ont également ces effets : la répétition de l’activité, le fait de n’avoir pas besoin de réfléchir pour aligner les gestes, la lenteur de la progression, voilà des rites codifiés d’antique mémoire et permettant de trouver un apaisement.

Alors pourquoi ce besoin se porte-t-il maintenant sur le coloriage ? C’est là qu’on voit à l’œuvre la postmodernité : l’archaïque et le développement de la technologie. Archaïque, l’activité du coloriage l’est sûrement. En revanche son expansion se fait par le biais des moyens technologiques modernes, la diffusion des cadres de coloriage, les échanges à ce propos sur des forums participent à l’essaimage de cette mode sur le mode épidémique.

Est-ce le symptôme d'une société d'adultes qui ne veulent pas grandir en se tournant vers des "jeux d'enfants" ?

Il est certain que rapportée à l’idéologie utilitariste et productiviste qui fut celle de la modernité, cette activité ne peut être que taxée de régressive et de puérile. Le coloriage ne correspond ni aux canons de l’utilitarisme, ni à ceux du génie artistique. Cela ne sert à rien et ne traduit même pas un talent individuel. Mais justement, il s’agit d’une mode, c’est à dire d’une activité collective. Ce qui compte est moins le fait de la production du coloriage que l’acte lui-même. L’intérêt s’épuise dans l’acte même et ne trouve sens que par le “faire ensemble”, faire avec d’autres. En ce sens d’ailleurs le coloriage n’est pas une activité plus inepte que nombre de pratiques de loisirs.

Encore une fois, ce n’est pas tant la production qui est importante que l’espace temps qu’elle ouvre, celui d’un temps non contraint, d’une activité dénuée de contenu intellectuel et marchand. Cette pure gratuité, ce temps et cette énergie perdus sont peut être une des caractéristiques de la postmodernité.

Dès lors, plutôt que de dire qu’il y a régression, refus de la société d’adultes de “grandir”, je dirais plutôt que cet engouement pour le coloriage traduit une inversion de valeurs, la gratuité plutôt que la marchandisation, l’inutile plutôt que l’utilitarisme, le futile plutôt que le sérieux. C’est une autre société d’adultes qui se dessine, qui renoue avec des pratiques enfantines, certes, mais ce sont celles de l’Enfant éternel, que chaque adulte s’emploie à soigner comme un trésor intérieur. Une des tendances  de fond, propre à la mutation en cours est bien l’emprise du festif et  ludique ( cf le livre de Aurélien Fouillet : “L’Empire ludique” éditions François Bourin).

A l'heure où les applications de jeux fusent, en quoi revenir à une activité créative rudimentaire est-elle bénéfique ? Pourquoi ce retour en arrière ?

Encore une fois, c’est l’époque moderne qui a institué le progrès comme valeur centrale de la société. Il fallait sans cesse aller de l’avant, faire plus, faire mieux.

Je pense que le coloriage comme d’autres pratiques ludiques, oniriques, imaginatives traduit l’émergence de nouvelles valeurs : non plus le progressisme, mais la progressivité, non plus le travail individuel, mais la création (ou la récréation) collective, non plus l’utilitarisme rationaliste, mais l’hédonisme dionysiaque. D’autre part, la performance d’une société peut aussi se mesurer à sa capacité à réinvestir la tradition et les anciens rites. Ainsi a-t-on vu la société japonaise capable pendant longtemps des progrès technologiques les plus performants et conservant des habitudes et des modes de vie ancestraux. Il n’est pas sûr d’ailleurs que les difficultés de cette société n’aient pas été causées par une trop grande volonté de changement et d’abandon de ces traditions.

En ce sens, la mode du coloriage est une sorte d’oxymore postmoderne : enfantin et pratiqué par des adultes, rudimentaire voire archaïque, mais disséminé par Internet, apparemment stupide et support pourtant de méditation et de ressourcement intérieur.

Il faut noter enfin qu’il y a toujours dans ces modes enfantines adoptées par les adultes une part d’autodérision : la sucette, le coloriage sont comme autant de signes du “comme si”, comme si l’enfant éternel n’était pas mort, comme si on pouvait, de la naissance à la mort éprouver en jouant le grand bonheur enfantin.  

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