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Ce que coûte militairement la méconnaissance du terrain, de la population et des forces en présence : la leçon de Diên Biên Phu
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Bonnes feuilles

En une quinzaine de récits, ce livre raconte comment on prend le pouvoir, et comment on le défend, les meilleures techniques comme les erreurs courantes. À ce jeu, tous les moyens sont bons : terrorisme, guérilla, guerre conventionnelle, attentats politiques ou suicides et, moins communément, la voie des urnes. Extrait de "De Gandhi à Daech" d'Antoine Böhm aux éditions Don Quichotte 1/2

Antoine Böhm

Antoine Böhm

Durant ses études de philosophie politique et de littérature, Antoine Böhm a fait des recherches sur les naissances des révolutions et des insurrections. Il collabore aujourd'hui comme critique et historien des littératures politiques à différentes revues.

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Diên Biên Phu, la bataille de libération

"Lorsqu’on gagne, il y a des victoires surprenantes, mais lorsqu’on perd, il n’y a pas de défaite surprenante. Lorsqu’on combat en négligeant les règles et en faisant des erreurs techniques, on est certain de la défaite." Un maître du sabre japonais.

En matière de guerre, aucune erreur n’est permise. La moindre d’entre elles entraîne un recul des positions et, plus important, la perte d’hommes et de matériel. Parfois, les fautes sont commises avant la bataille ou la guerre, parfois elles sont accomplies durant son exécution, d’autres fois encore après, avec la volonté de pacifier les terres. C’est dans l’erreur que l’on saisit l’essence de la guerre – non pas tuer l’ennemi à tout prix, mais préserver ses forces coûte que coûte, car on fait la guerre pour les hommes, aussi peu justifiable que paraisse cette idée, pour l’occupation d’un territoire, mais jamais pour le territoire seul. Un territoire sans homme est une expression vide de sens. Toute défaite est le résultat d’une erreur, le vaincu paie au prix du sang de mauvais calculs, de mauvaises appréciations, une connaissance vague du terrain et des populations ou des forces amies et ennemies. Un maître de guerre japonais avait énoncé que « le vaincu médite son sort parce que sa défaite résulte toujours des fautes de pensée qu’il a dû commettre, soit avant, soit pendant le conflit ». La bataille de Diên Biên Phu, qui dura du 13 mars au 7 mai 1954, fut certainement la défaite la plus incroyable de la France, nourrie d’erreurs accumulées sur tous les tableaux. Elle offre une leçon tenant en une ligne : il ne faut jamais sous-estimer un adversaire qui se bat pour reprendre sa propre terre, et qui ne possédant rien n’a rien à perdre. Plus le peuple est malheureux, plus son engagement sera fort auprès de nationalistes se présentant comme des libérateurs.

Diên Biên Phu correspond en réalité à la prise d’une position vietnamienne, puis à sa défense, entre décembre 1953 et mai 1954. Elle semblait bien se présenter pour l’état-major français, et en particulier pour le commandant en chef des forces françaises en Indochine, le général Navarre(1). L’armée française avait pu consolider de nombreuses postes en Indochine, réduire une partie de son contingent en transférant certaines positions à l’armée nationale vietnamienne, et souhaitait contrer la route au Viet Minh, l’armée populaire vietnamienne, engagée dans une stratégie de libération, menée par le général Võ Nguyên Giáp sous la direction politique de Ho Chi Minh. Võ Nguyên Giáp avait l’ambition d’amener la lutte vers l’est, et avait établi des bases dans les jungles du Tonkin, proche du protectorat du Laos, sur la base d’une guerre de guérilla difficile à contrer. Ce que redoutait Navarre, c’était que le conflit s’étende à une autre population et s’enracine en un autre protectorat.

L’idée française pour bloquer cette route est particulièrement étrange : prendre une position déjà acquise à l’armée Viet Minh, Diên Biên Phu, une petite bourgade en un val situé à trois cents kilomètres au nord-est de Hanoï, tout près de la frontière laotienne, en plein milieu de la jungle vietnamienne, perdue dans la végétation et cerclée de collines, sans aucun soutien de la population et sans connaître, par un manque de renseignement, les forces et les installations de cette base. Un officier français aurait dit à ce propos : « Mais c’est un pot de chambre ! On va nous pisser dessus de partout ! » On ne peut rejoindre cette base que par avion, et elle ne doit d’abord servir que de relais à l’aviation pour acheminer des hommes et du matériel. Navarre est persuadé que sa stratégie militaire fonctionnera, malgré son caractère simpliste : en contrôlant cette base, il attirera les guérilleros Viet Minh dans une confrontation conventionnelle, un état de siège, où il aura l’avantage du nombre et des moyens, tout en concentrant l’essentiel des forces de Giáp en un front périphérique. Sa tactique est de laisser croire que la base, une fois aux mains des Français, est une cible facile à reprendre par le Viet Minh, et d’alors infliger de lourdes pertes à l’ennemi pour en réduire la force offensive, et briser son avancée vers le Laos. Navarre sait que Giáp n’est pas un grand général, mais il le sous-estime. Le souci de son plan tient en quatre points : Giáp ne va pas se placer sur le terrain attendu de la guerre conventionnelle, il va mobiliser de nombreux civils et réduire ainsi son désavantage, il bénéficie d’armes soviétiques russes et chinoises, notamment des pièces d’artillerie lourdes, depuis la prise de l’État par Mao, lequel soutient résolument Ho Chi Minh, enfin la position géographique du camp est un non-sens en termes de stratégie militaire, et sa tenue un non-sens tactique.

Entre le 20 et le 21 novembre 1953, la base est prise par l’aviation française, et bientôt 4 500 hommes du corps expéditionnaire sont parachutés. Le colonel de Castries fait immédiatement installer un large camp entre les collines. Sa première mesure : acheminer par un convoi aéroporté un bulldozer pour aménager un terrain d’aviation à quelque dix kilomètres des crêtes. La piste est extrêmement importante, et c’est le point le plus stratégique de la base : c’est elle qui permettra de tenir le siège en autorisant des ravitaillements en vivres, des transports de matériel et des convois d’hommes. Le général comme le colonel estiment qu’il est impossible que Giáp ait une artillerie lourde, car cela demanderait de creuser une route dans la jungle, c’est-à-dire de la défricher entièrement pendant de longues semaines par une main-d’œuvre conséquente. Pour eux, il est donc improbable que les Viet Minh parviennent à toucher la piste par des tirs : ils n’auront pas la puissance de feu nécessaire.

Autour de la piste, sur un rayon de seize kilomètres, le colonel fait construire douze fortins, à diverses destinations, portant tous des noms de femmes. Au nord, le camp est fermé par Gabrielle, Anne-Marie et Béatrice, placés sur des collines de trois à cinq kilomètres de la piste. Au sud, par Isabelle à environ sept kilomètres. La piste est cerclée de Dominique, Éliane, Claudine, Françoise, Junon, Natacha, Épervier et Huguette. De fait, ces fortins sont préparés principalement à une offensive terrestre de fantassins légèrement armés : ils comprennent des tranchées et des barbelés ; des jeeps et dix chars d’assaut M-24 sont concentrés au centre de la base pour appuyer les offensives et protéger la piste d’atterrissage ; en quelque trente jours le camp est entièrement déboisé et parcouru de tranchées de part en part. "L’armée de Giáp ne pourra rien faire", dit Navarre en contemplant le camp.

1. L’Indochine se compose de cinq régions couvrant aujourd’hui trois États différents : le protectorat français du Cambodge, le protectorat français du Laos, la colonie de Cochinchine (le sud du Vietnam, où se trouve Saïgon), le protectorat d’Annam (le centre, depuis Natrang jusqu’au sud de Hanoï), et le protectorat du Tonkin (au nord, à la frontière de la Chine, comprenant Hanoï). En 1948, les deux protectorats du d’Annam et du Tonkin, et la colonie de Cochinchine, furent regroupés sous un gouvernement provisoire du Vietnam.

Extrait de "De Gandhi à Daech" d'Antoine Böhm, publié aux éditions Don Quichotte, 2016. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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