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Branko Milanovic :  « Il est fou de dire à des gens qui ont perdu leur travail en raison de la mondialisation qu’ils devraient être heureux que 600 millions de chinois soient sortis de la pauvreté »
©SPENCER PLATT / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Spirale infernale

Inégalités, mondialisation, populisme : entretien avec l’auteur du livre du livre choc pour tout comprendre à la spirale infernale dans laquelle se débattent les sociétés occidentales

Branko Milanovic

Branko Milanovic

Branko Milanovic est chercheur de premier plan sur les questions relatives aux inégalités, notamment de revenus. Ancien économiste en chef du département de recherches économiques de la Banque mondiale, il a rejoint en juin 2014 le Graduate Center en tant que professeur présidentiel invité.

Il est également professeur au LIS Center, et l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Global Inequality - A New Approach for the Age of Globalization et The Haves and the Have-Nots : A Brief and Idiosyncratic History of Global Inequality.

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A l'occasion de la parution d'une traduction en Français de son livre choc, Inégalités Mondiales, Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l'égalité des chancesnous republions ici une interview du 18 mars 2016 avec son auteur, Branko Milanovic. 

Atlantico : Dans votre livre Global Inequality:  a new approach for the age of globalization, vous identifiez la double menace pesant sur les classes moyennes des pays occidentaux, entre la mondialisation et la hausse des revenus des 1% les plus riches. Comment expliquer un tel phénomène ? Considérez-vous que la mondialisation se soit réalisée au détriment de ces classes moyennes occidentales ? Cette tendance était-elle inévitable ?

Branko Milanovic : Oui, les classes moyennes occidentales ont été écrasées entre la concurrence des pays émergents (principalement l’Asie) et la progression des revenus de leurs compatriotes qui appartiennent aux 1% les plus riches.La première pression découle de la concurrence des travailleurs des pays émergents qui peuvent réaliser un travail équivalent à celui des classes moyennes occidentales, mais pour une fraction de son coût. Ce facteur s’exprime au travers de fortes importations ou au travers de délocalisations de simples unités, ou de la totalité de la chaine de production. Même l’Allemagne, qui est pourtant considérée comme un exemple en termes de succès économique, est exposée aux mêmes pressions, particulièrement de la part des travailleurs d’Europe centrale ou de l’est. Ce qui a conduit à une série de lois, connues sous le nom de réformes Hartz, qui ont réduit la protection des travailleurs allemands, puis, de façon consécutive, à la stagnation des salaires réels et à une baisse de la part et de la taille relative de la classe moyenne allemande. La pression est même encore plus forte dans des pays comme les Etats Unis, qui, jusqu’aux années 1980, étaient plutôt fermés au commerce international : par exemple, en 1980, lorsque Reagan est arrivé au pouvoir, les importations américaines représentaient moins de 10% du PIB, aujourd’hui, elles en représentent 17%.

Mais la classe moyenne occidentale a aussi perdu du terrain par rapport aux 1% des plus riches, ce qui a conduit, à un large degré, à la croissance des inégalités dans tous les pays avancés. Les 1%, ou les 5%, ont été protégés de la pression de la mondialisation parce qu’ils travaillent souvent dans des secteurs bien rémunérés non soumis à cette concurrence internationale. En d’autres termes, les médecins chinois ou indiens, les bureaucrates et les avocats ne peuvent pas, et parfois n’ont pas le droit, de concurrencer les médecins, les bureaucrates et les avocats français ou américains. De façon similaire, il existe quelques secteurs, comme la finance, l’assurance ou l’immobilier, qui ont très bien résisté à la mondialisation. Nous ne devons pas non plus oublier que les riches ont également bénéficié, jusqu’à la grande récession, de gains significatifs sur leurs actifs et de la hausse du prix des actions. 

Le résultat est que les classes moyennes, et les classes moyennes inférieures, ont été exposées aux vents de la mondialisation sans aucune protection additionnelle alors qu'elles n’avaient aucun autre actif que leur force de travail. C’est un tournant ironique de l’histoire parce que ceux qui, à l’ouest, dans le sillage de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, ont soutenu des politiques pro-mondialisation ou néolibérales, n’ont jamais essayé de vendre ces politiques en annonçant qu’elles conduiraient au rétrécissement de la classe moyenne et à la stagnation de ses revenus. 

Dans un certain sens, on pourrait dire que la mondialisation s’est faite au détriment des classes moyennes occidentales. Mais nous devons garder deux choses à l’esprit. Bien que ce constat soit largement vrai, il est également vrai que la mondialisation peut être créditée d’une augmentation massive des revenus en Chine, en Inde, en Indonésie, au Vietnam etc... Voilà pourquoi nous parlons aujourd’hui de l’émergence d’une classe moyenne asiatique. Et si l'on regarde ce processus de façon dépassionnée, avec du recul, et pour donner une importance équivalente à l’amélioration du bien-être de chaque individu dans le monde, il est évident que les gains en Asie sont bien plus larges que la perte relative à l’ouest. (Je dis relative parce qu’il s’agit surtout de stagnation et non de déclin dont nous parlons ici). Mais cela ne peut suffire au réconfort de ceux qui ont subi cette mutation. La classe moyenne occidentale a, depuis la seconde guerre mondiale, été accoutumée à une croissance approximative des revenus réels de l’ordre de 2 à 3% par an. Cela s’est arrêté en 2008. Il serait fou, politiquement et moralement, de dire à un ouvrier de la métallurgie de Detroit, qui a perdu son travail, qu’il ne devrait pas se plaindre et qu’il devrait être heureux que 600 millions de chinois sont sortis de la pauvreté. 

Est-ce que ce résultat est inévitable ? Je voudrais dire que non, parce que cela impliquerait qu’il existe de magnifiques alternatives. Mais j’en doute. Je pense que la mondialisation, comme celle qui a couvert la période entre 1870 et 1914, déclenche des forces d’une telle magnitude que les pays pris individuellement ne peuvent pas faire grand-chose. Il suffit de considérer la taxation du capital. Il est possible que les considérations relatives à la fuite des capitaux soient exagérées, mais quand même, c’est ce que tous les ministres des finances pensent. Donc, aucun pays, pris isolément, ne peut faire grand-chose. Mais ensemble, je le pense, ils peuvent faire quelque chose, surtout en faisant plus attention à leurs classes moyennes.  Je ne suis pas favorable au protectionnisme, mais je pense que de meilleurs politiques de transferts sociaux, de formation, un enseignement privé moins privilégié, et un meilleur accès à l’éducation des classes moyennes auraient pu aider. Il n’y aurait pas autant de ressentiment et de colère, du type que j’ai pu constater lors de mes voyages, principalement chez les jeunes. Et cela est parfaitement compréhensible ; leur taux de chômage est élevé, leurs perspectives de trouver un emploi stable et bien payé sont faibles, et, surtout aux Etats Unis, les coûts de l’éducation ont explosé. Ce n’est pas une surprise si la plupart des jeunes issus des classes moyennes voient les privilèges des enfants les plus favorisés comme un avantage injustifié. Cela est, pour exagérer un peu, presque un retour à une société féodale. 

Historiquement, les inégalités se sont réduites après des désastres majeurs (guerres, épidémies, etc..), que peut-on en conclure sur le niveau naturel, ou acceptable des inégalités ? Considérez-vous que les politiques de lutte contre les inégalités soient inefficaces ? Concrètement, qu’est-il possible de faire ?  

Oui, je soutiens, en m’appuyant sur le travail d’historiens économiques, que les inégalités de revenus et de richesse des sociétés préindustrielles ont souvent décru au travers de forces malignes, comme les guerres et les épidémies qui ont généralement "raréfié" les travailleurs (survivants) comparativement au capital et ont donc conduit à une augmentation des salaires. La même chose est arrivée dans des sociétés modernes avec les deux guerres mondiales, même si les mécanismes étaient différents ; la destruction du capital physique, l'hyperinflation qui a affecté les créditeurs, une fiscalité élevée pour faire face à l’effort de guerre, la diffusion de l’idéologie socialiste, et, après la révolution russe, une réelle possibilité de voir le capitalisme être renversé. (Il suffit de penser aux républiques soviétiques, à l’Allemagne et à la Hongrie en 1918).  

Concernant les inégalités naturelles: nous en savons plus sur l’échec de l’assertion de Vilfredo Pareto indiquant que dans toute société, les inégalités sont plus ou moins les mêmes, parce que toutes les tentatives de définir le niveau des inégalités "naturelles" ont toutes été démenties. Les niveaux d’inégalités sont spécifiques à chaque société, ils dépendent, de façon abstraite, du niveau de développement des institutions (qui incluent la politique). Lorsque nous réalisons cela, nous réalisons aussi que les institutions et les politiques publiques peuvent agir sur les inégalités. Il ne s’agit de rien de plus que de politiques de sens commun ; relever le salaire minimum, rendre l’éducation plus abordable, relever la fiscalité, ou flexibiliser les droits de propriété intellectuelle (et ainsi réduire les rentes qui en découlent) peuvent réduire les inégalités. La question est, bien sûr, de savoir si toutes ces politiques sont compatibles avec la croissance, de savoir si certaines d’entre elles peuvent ne pas réduire le taux de croissance. C’est une question primordiale sur laquelle, malheureusement, les économistes ne sont pas en accord. Il existe notamment un désaccord de temps sur lequel nous pouvons nous attarder ; sur le court terme, certaines de ces politiques peuvent réduire les taux de croissance, mais, sur une décennie, elles peuvent les favoriser. Regardez simplement la question de l’éducation, l’éducation aujourd’hui n’aura pas d’effets sur la croissance d’aujourd’hui (ou elle peut avoir un effet négatif si, dans des conditions de plein emploi, les gens quittent leur emploi pour se former), mais, sur un horizon de temps plus long, des travailleurs mieux formés représentent certainement une bonne nouvelle pour la croissance.

Pensez-vous que le processus inégalitaire peut également être perçu au travers d’un conflit générationnel, où les personnes âgées représentant une part de plus en plus grande des populations occidentales, s’opposent aux intérêts de la population active ?

Oui, en quelque sorte, cela peut être vu de cette façon. Il existe des résultats très intéressants, en utilisant la base de données du "Luxembourg Income Study", qui viennent tout juste d’être publiés, et qui démontrent que dans la plupart des pays occidentaux, au cours de ces trois dernières décennies, les revenus des jeunes ont baissé relativement si on les compare aux revenus des plus âgés. Il y a plusieurs raisons à cela et la crise, ou le malaise, qui perdure depuis près d’une décennie a conduit à un taux de chômage élevé chez les jeunes. Ceux-ci ont tendance à occuper des emplois temporaires ou mal payés, ils subissent l’insécurité, et l’incapacité d’obtenir les avantages dont jouissaient les générations précédentes, surtout les baby-boomers ; pour eux-mêmes. 

L’ironie est que les jeunes générations actuelles, en Europe et aux Etats Unis sont, en termes réels, plus riches que les baby-boomers trente ans auparavant, mais cela n’est pas un argument qui peut être utilisé efficacement pour contrer leur mécontentement, puisque les sociétés occidentales capitalistes se sont définies, après 1945, sur le contrat implicite d’une élévation continue des niveaux de revenus réels. C’est une forme de contrat social. Si les gouvernements, les partis politiques, ou le "système" ne permettent pas sa réalisation, les attentes seront déçues et ce contrat social sera brisé. 

Incidemment, je ne pense pas qu’un tel contrat puisse avoir existé il y a 100 ans parce que la polarisation de la classe moyenne pour la question du pouvoir d’achat n’était pas la religion qu’elle est devenue après 1945, ou, peut être que l’on pourrait dire qu’elle l’est devenue en France avec le Front Populaire et aux Etats Unis avec le New Deal.

Les malaises des classes moyennes occidentales et des jeunes sont en quelque sorte similaires. Il n’y a pas un malaise de la pauvreté, mais un malaise de richesse déçue. Aucun de ces malaises ne peut être résolu en pointant simplement le fait que les classes moyennes occidentales sont toujours bien plus riches que les classes moyennes asiatiques, ni en disant aux jeunes qu’ils sont aussi riches, voir plus riches, que les générations d’il y a 30 ans. Ce sont, pour ceux qui sont mécontents, des comparaisons invalides. 

Tocqueville a pu théoriser la notion de frustration relative, ou des attentes non satisfaites sont à l'origine de l’instabilité politique. Voyez-vous l’émergence de Marine Le Pen en France, ou de Donald Trump, aux Etats Unis, comme une illustration de ce phénomène ?

Je pense avoir répondu, en partie, à cette question, en pointant le contraste entre une position meilleure, en termes absolus, de la jeunesse actuelle et son mécontentement actuel face aux espoirs brisés d’une croissance continue. L’émergence de Marine Le Pen et de Donald Trump peut être expliquée par ces espoirs déçus du "contrat social" déjà évoqués. Ces attentes étaient, pour une part, et surtout aux Etats Unis, maintenus artificiellement en vie durant la période qui a précédé la crise, ceci grâce à la capacité d’emprunter à moindre coût. La population pouvait consommer comme si ses revenus avaient augmenté. Ce qui a masqué la réalité en créant une fiction que les politiques ont alimentée, comme l'a fait George W. Bush dans sa revendication indiquant que chaque américain devrait pouvoir être propriétaire, et qui a trouvé un écho dans le vote des classes moyennes. Mais lorsque la crise a frappé, elle a révélé la réalité : les revenus n’ont pas augmenté du tout, beaucoup de gens ne peuvent pas payer leurs dettes, les saisies immobilières sont devenues communes, les prêts étudiants se retrouvaient impayés. 

Maintenant, la question qui doit être posée est celle de savoir si les attentes bâties sur la croyance d’une progression permanente de la croissance de 2 à 3% par an, peuvent être, dans le passé récent et dans le futur, qualifiées de réalistes. Peut-être que non, parce que toutes les économies occidentales sont aujourd’hui à une étape de frontière technologique et au-delà de leur transition démographique. Or, un surplus de croissance dépend d'un progrès technologique qui ne pourrait permettre qu’une croissance de 1% par année. C’est un point qui a été soulevé par des personnes aussi différentes que Thomas Piketty dans son "Capital au XXI siècle", par Robert Gordon dans "The rise and fall of american growth" et par Larry Summers dans sa vision de la stagnation séculaire. Mais ce type de raisonnements ne peut être un argument convaincant pour la classe moyenne occidentale parce qu’au même moment, les 1% ou les 5% les plus riches de ces mêmes pays ont enregistré de fortes hausses de leurs revenus. Alors, la question inévitable est celle-ci : si eux le peuvent, pourquoi pas moi ?

Quels sont les principaux exemples historiques où les inégalités ont pu jouer un rôle majeur, un rôle qui qui aurait pu être ignoré ? Vous considérez notamment que le premier conflit mondial est le fruit de profondes inégalités, pouvez-vous développer ce point ? 

Laissez-moi répondre à cette question en deux parties. En premier lieu, le rôle des inégalités dans le déroulement de la première guerre mondiale. Ici, je pense que les inégalités (ou ce que je John Hobson appelait "l’inégale répartition des revenus") ont joué un rôle important. Cela a limité la capacité de consommer nationalement (demande agrégée insuffisante), et a conduit les capitalistes à regarder les nouveaux territoires où ils pouvaient investir, avec profit, leur argent et pouvaient également profiter de travail et de matières premières à bas coûts. Ce qui a nécessité le contrôle physique de ces territoires et leur monopolisation, c’est-à-dire leur protection contre les capitalises des autres pays avancés. Cette protection ne pouvait provenir que du pouvoir militaire des Etats. La compétition impérialiste entre les grandes puissances a conduit à la grande guerre, pendant que les inégalités domestiques jouaient également un rôle. 

C’est en ce sens que je défends l’idée que la grande guerre était "endogène" aux conditions économiques de ce temps. En d’autres mots, ce n’était pas une guerre accidentelle, pas plus qu’une guerre purement motivée par des questions politiques. Pour voir la différence, il suffit de comparer les raisons qui ont conduites à la seconde guerre mondiale ou de tels éléments "économiques" sont presque inexistants. 

Incidemment, la théorie des origines impérialistes de la première guerre mondiale a été proposée par Hosbon, Bukharin et Lenine avant, ou au moment même de la guerre, il n’y a donc rien de nouveau. Ce qui est nouveau c’est de voir le rôle des inégalités de façon plus systématique et de le placer dans le contexte des "vagues de Kuznets", qui sont ces mouvements périodiques de montée ou de déclin des inégalités. La guerre est une de ces forces malignes qui peut mettre fin aux inégalités mais au prix d’un large coût social et humain. 

Une autre de ces forces est la révolution. Ce point est abordé dans la deuxième partie de votre question ; quel rôle peuvent avoir les inégalités de revenus et de richesse dans les révolutions ? Je pense que les inégalités ne sont jamais suffisantes pour expliquer une révolution mais qu’il s’agit là toujours d’une condition permettant l'émergence d'un conflit social ou d'une révolution. Si vous considérez les quatre grandes révolutions de l’ère moderne, française, russe, chinoise, et iranienne, les inégalités ont joué un rôle dans chacune d’entre elles. Il y avait, bien sûr, d’autres revendications et des contextes spécifiques dans chaque révolution, mais toujours un élément relatif aux inégalités de richesse. La révolte contre la noblesse et le clergé en 1780, la nationalisation des terres de l’église, n’étaient pas différentes des saisies spontanées des terres de la noblesse par les paysans russes 150 ans plus tard. De la même façon, le principal soutien des communistes chinois venait des paysans pauvres et de ceux dont la vie et la fortune avaient été détruites par les gouvernements républicains des années 30. Puis, dans le cas de la révolution iranienne, un des éléments déclencheurs a été le contraste flagrant entre une accumulation de richesse, surtout après le quadruplement des prix du pétrole en 1973, le style de vie de l’élite Pahlavi et la pauvreté persistante du prolétariat urbain et paysan. 

Mais je ne prétends pas que les inégalités ont suffi à elles seules dans le cas de ces révolutions. Il existait d’autres éléments,dont l’idéologie et la qualité des partis politiques. Cela est évident: la recherche de l’égalité de statuts était un moteur de la révolution française, le marxisme pour les révolutions russe et chinoise, l’Islam dans le cas de l’Iran. Mais si nous unifions la superstructure et l’infrastructure de Marx, alors les griefs et l’idéologie trouvent un support actif, nécessaire à la victoire, dans les conditions de vie réelles de la population, et parmi lesquelles les inégalités et la pauvreté sont les plus importantes.

Je vais conclure en utilisant un support inattendu. L’été dernier, j’ai lu les "Mémoires d’outre-tombe" de Chateaubriand. Chateaubriand était un royaliste, réactionnaire et un opposant à la révolution. Mais il était surtout un homme intelligent.Il était clair pour lui, en écrivant dans les années 1830, que l’ancien régime ne pouvait être restauré et que la raison pour laquelle il ne pouvait être restauré était que l’éducation et une moindre dépendance à la religion rendait la population incapable de tolérer les niveaux d’inégalités qui existaient avant 1789. Voici Chateaubriand :

"La trop grande disproportion de conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu’elle a été cachée. Mais aussitôt que cette disproportion a été généralement aperçue, le coup mortel a été porté.  Recommencez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader le pauvre, lorsqu’il saura lire et ne croira plus, lorsqu’il possèdera la même instruction que vous, essayez de le persuader qu’il doit se soumettre à toutes les privations tandis que son voisin possède mille fois le superflu. "

Alors oui, il est possible de conserver des inégalités élevées dans des conditions de large apathie, de peur et d’ignorance, mais lorsque ces conditions s’éteignent, les inégalités deviennent une force qui permet la révolution. 

Nous n’en sommes pas là aujourd’hui principalement parce que le système démocratique fonctionne encore comme un conduit au travers duquel peuvent s’exprimer les griefs et parce que nous manquons d’une autre idéologie que le capitalisme. Mais au moment où les institutions démocratiques commencent à faiblir et ou d’autres idéologies commencent à apparaitre, nous ne pouvons pas, je pense, exclure la possibilité d’une autre convulsion, si les inégalités de revenus et de richesse continuent de croître.

Branko Milanovic est l'auteur d'Inégalités Mondiales, Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l'égalité des chances, paru aux éditions La Découverte, en février 2019.

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