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Big brother contre les extrêmes : ce redoutable dilemme qui plane sur les démocraties libérales
©Bertrand GUAY / AFP

Choix cornélien

Traiter des opposants politiques comme des terroristes intérieurs ou laisser se développer des mouvements radicaux extrémistes, quel est le plus grand danger ? Du FBI qui assimile nombre de mouvements politiques radicaux à des organisations terroristes aux services allemands qui mettent l’Afd sous surveillance en passant par la dissolution de génération identitaire, la pression monte...

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico.fr : Les services de renseignement allemands ont décidé de placer sous surveillance le parti d'extrême droite AfD, estimant qu’il avait multiplié les atteintes à l’ordre démocratique. Le FBI et les autorités américaines ont alerté cette semaine sur le risque que représentait la journée du 4 mars pour les militants de la mouvance QAnon. Des menaces sur un potentiel assaut du Capitole à Washington étaient redoutées. Après ces multiples pressions qui se sont exercées à l'étranger, le cas de la dissolution de Génération identitaire a permis de découvrir que le phénomène et que cette approche suspicieuse des autorités pouvait être une réalité dans l'Hexagone. Les démocraties libérales sont-elles réellement menacées par des mouvements radicaux ? Alors que la campagne électorale française pour la présidentielle va débuter, quels choix devraient faire le ministre ?

Vincent Tournier : En toute objectivité, il est impossible de savoir si les menaces contre la démocratie sont sérieuses ou pas. Les gouvernements disposent d’informations qui ne sont pas publiques, donc il faut se garder de tirer des conclusions trop hâtives sur le fait que les autorités agiraient à la légère ou mentiraient dans le but de faire peur et de manipuler l’opinion. Pour l’instant, il est vrai, les scénarios noirs qui ont été annoncés, comme l’hypothèse d’un coup d’Etat par les partisans de Trump le 4 mars, jour historiquement consacré à l’investiture du président, ne se sont pas réalisés. Néanmoins les choses peuvent évoluer rapidement.

Ce que l’on peut dire, à ce stade, c’est que beaucoup de pays connaissent des tensions assez comparables. Il existe certes des spécificités nationales mais le fait est qu’il existe une convergence assez troublante entre les trois pays mentionnés ici : les Etats-Unis, l’Allemagne et la France. Dans les trois cas, on observe une certaine radicalisation de la contestation politique, avec une crise de légitimité des élections, même si cette crise n’est pas de même nature et n’a pas la même ampleur selon les pays. Du reste, d’autres pays ne connaissent pas les mêmes tensions, par exemple le Royaume-Uni ou même l’Italie (Mattéo Salvini vient même d’entrer au gouvernement). En Espagne, le parti Vox ne fait pas l’objet de la même inquiétude, même si cela peut changer. 

Quoiqu’il en soit, il est clair que plusieurs démocraties contemporaines sont confrontées à des défis importants et assez comparables. Le fait que l’Allemagne et les Etats-Unis soient eux aussi concernés est assez original parce que, traditionnellement, c’est plutôt la France qui est pointée du doigt pour sa propension supposée à la contestation et à la radicalité. Dans tous les cas, ce qui est en difficulté, c’est finalement le principe même d’une régulation des clivages par les urnes. Le cas américain, qui constituait jusqu’à présent une sorte de repère en matière de stabilité politique, est le plus explicite avec une contestation d’un nouveau type : le résultat même des élections n’est pas accepté par une partie de la population, que ce soit aujourd’hui avec les partisans de Trump, ou en 2016 avec les partisans d’Hillary Clinton. 

La France et l’Allemagne ne sont pas exactement dans la même situation, mais peut-être que les prochaines élections (en septembre pour l’Allemagne, en 2022 pour la France) vont à leur tour amplifier un mécontentement qui est déjà très présent. Les actions judiciaires qui ont été engagées, que ce soit en France contre Génération identitaire ou, surtout, en Allemagne avec la mise sous contrôle de l’AfD par une agence indépendante, constituent une stratégie risquée qui peut se retourner contre leurs auteurs. En Allemagne comme en France, le débat juridique n’est d’ailleurs pas clos. 

Atlantico.fr : Comment éviter de renforcer le sentiment de défiance de la part des extrêmes qui pourrait s'avérer encore plus nocif sur le long terme ? 

Vincent Tournier : C’est une question qui aborde un enjeu majeur mais un peu oublié ces dernières décennies parce que nos sociétés se sont habituées à vivre dans un relatif confort et une relative routine politique. Or, nous traversons une zone de turbulence qui va peut-être venir modifier tout ceci.

La question est en effet de savoir ce qui favorise l’extrémisme et comment le réduire ?  L’extrémisme et la défiance, qui vont de pair et qui se nourrissent l’un l’autre, ne constituent pas une situation saine dans une démocratie. On peut en effet s’accorder sur le fait qu’il faut essayer de les réduire : cela devrait être le but normal de tout gouvernement. Certes, il ne s’agit de dire qu’il est possible ou même souhaitable d’éradiquer totalement l’extrémisme (ce serait même une mauvaise stratégie car les extrêmes ont le mérite de forcer le reste de la société à se questionner) mais malgré tout, il est préférable que l’extrémisme reste dans certaines limites : au-delà d’un certain seuil, celui-ci peut remettre en cause le fonctionnement du système démocratique. C’est un peu ce que disait Rousseau à propos des riches et des pauvres : pour éviter les tensions trop fortes dans la société, disait-il, il ne faut ni trop de riches, ni trop de pauvres. Le même souhait pourrait être étendu aux clivages politiques : il ne faut ni trop d’extrême-droite, ni trop d’extrême-gauche. 

Mais que peut-on faire pour cela ? Cela ne se décrète évidemment pas. L’extrémisme ne nait pas de rien. Il y a toujours un substrat, une base, qu’il faut identifier. Certes, la répression peut parfois s’avérer efficace, mais elle ne constitue pas une réponse satisfaisante lorsque les problèmes sont structurels. En réalité, la lutte contre l’extrémisme doit surtout passer par les politiques publiques : il s’agit de trouver des moyens pour pacifier la société et réintégrer dans le fonctionnement démocratique les groupes qui s’en détachent. C’est d’ailleurs ce que propose de faire le gouvernement avec le projet de loi contre le séparatisme islamiste (loi renforçant les principes républicains). On pourrait étendre à d’autres exemple comme les politiques menées à l’égard des territoires d’Outre-mer ou les politiques à l’égard des banlieues. Et bien sûr, on pourrait aussi se demander quel est le programme du gouvernement pour convaincre les électeurs du Rassemblement national de revenir vers les partis traditionnels, ou pour inciter les abstentionnistes à retourner aux urnes. 

C’est là qu’on a une difficulté parce que l’extrémisme politique vient souvent se nourrir des choix collectifs qui sont décidés par une partie de la population. Par exemple, c’est le choix d’ancrer la France dans l’Europe et la mondialisation au début des années 1990 qui a contribué à alimenter un mouvement anti-européen et anti-mondialisation. De même, c’est le choix d’ouvrir les frontières pour faciliter la circulation des biens et des personnes qui a provoqué une réaction de type souverainiste qui prône le retour aux frontières traditionnelles et la préservation de l’identité nationale. Ces réactions sont d’autant plus fortes qu’elles peuvent s’appuyer sur une certaine légitimité historique : il s’agit de préserver ce qui a été autrefois considéré comme normal et dont la preuve de l’inutilité n’a pas été faite.

La difficulté est donc là : que faire lorsqu’une partie de la population entend modifier substantiellement le pacte social, quitte à braquer une autre partie de la population qui elle entend y rester fidèle ? C’est un peu ce qu’on voit aux Etats-Unis aujourd’hui. Le problème s’aggrave lorsque les forces politiques qui se définissent comme progressistes sont tellement convaincues d’avoir raison qu’elles tendent à dédaigner leurs adversaires en les qualifiant de rétrogrades ou de populistes. Il faut certes savoir changer, mais il faut aussi accepter de considérer que tous les changements ne sont pas positifs et que des compromis doivent être faits.   

Atlantico.fr : Entre traiter des opposants politiques comme des terroristes intérieurs ou laisser se développer des mouvements radicaux extrémistes, quel est le plus grand danger ? 

Vincent Tournier : On ne peut pas dire que le pouvoir actuel traite ses opposants comme des terroristes, ce serait démesuré. La dissolution de Génération identitaire est certes très discutable sur le fond, mais il est très excessif de considérer que ce mouvement constitue un authentique opposant politique. S’agit-il même d’un parti politique ? Cela se discute si l’on considère qu’un parti doit présenter certaines caractéristiques : participer aux grands débats d’actualité, avoir un programme de gouvernement et envisager de conquérir le pouvoir par les élections. Or, quoiqu’on pense de Génération identitaire, il n’a rien de tout ceci. On a plutôt affaire à un groupe qui relève des mouvements sociaux. Cela ne rend pas son existence moins légitime, ni sa dissolution moins contestable, mais cela permet de rappeler que la vie politique ne va pas être fondamentalement perturbée par sa disparition. 

En revanche, un autre problème peut se poser. On peut se demander si la dissolution de Génération identitaire n’est pas susceptible de créer certaines perturbations sur le système politique. C’est un point qui est difficile à évaluer parce que nous n’avons pas de sondage sur cette dissolution, contrairement à d’autres dissolutions. Par exemple, on sait qu’une forte proportion de Français, entre les deux tiers (https://www.ifop.com/publication/le-rapport-a-la-laicite-a-lheure-de-la-lutte-contre-lislamisme-et-le-projet-de-loi-contre-les-separatismes/) et les trois quarts (https://www.lepoint.fr/societe/assassinat-de-samuel-paty-87-des-francais-estiment-que-la-laicite-est-en-danger-22-10-2020-2397542_23.php) soutiennent la dissolution du CCIF. Mais on n’a pas l’équivalent pour Génération identitaire. Curieusement, personne n’a songé à faire un sondage sur ce groupe, ce qui aurait permis de mieux connaître sa popularité, et donc les effets que sa dissolution pourrait avoir sur les électeurs. Si sa popularité est forte, ou disons conséquente, cela peut en effet braquer les gens, surtout dans un contexte d’insécurité et d’inquiétude, en sachant aussi que d’autres mouvements sont tolérés par le pouvoir alors qu’ils tiennent des discours encore plus problématiques, notamment sur le racisme, puisqu’on voit aujourd’hui que des individus dans la mouvance dite « décoloniale » se permettent de recourir de façon obsessionnelle à des critères raciaux pour décrire et analyser la société française.  

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