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Bienvenue dans un monde de violence : comment les sociétés occidentales se sont condamnées à l’émergence de graves troubles politiques
©REUTERS/Jacky Naegelen

Lutte finale

Selon le député Malek Boutih, une nouvelle génération est en train de s'éloigner de la politique pour passer à l'action directe et violente. Le radicalisme serait ainsi le résultat de l'estompage des grandes visions du monde, de l'absence de perspectives et d'alternative politique et intellectuelle au sein du système. Néanmoins, l'explication de la violence politique ne se limite pas à la dépolitisation de nos sociétés.

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky est philosophe et sociologue. Il enseigne à l'université de Grenoble. Il a notamment publié L'ère du vide (1983), L'empire de l'éphémère (1987), Le crépuscule du devoir (1992), La troisième femme (1997) et Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation (2006) aux éditions Gallimard. Son dernier ouvrage, De la légèreté, est paru aux éditions Grasset.

 

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Atlantico : Ce mardi, à l'Assemblée nationale, Malek Boutih déclarait "le radicalisme est une nouvelle période de l'histoire politique de nos sociétés (…) où la nouvelle génération est en train de s'éloigner de la politique pour passer à l'action directe (…). Le radicalisme, c'est ce qui amène à assassiner des policiers aux États-Unis face à la problématique raciale qui existe depuis longtemps parce que d'un coup, on ne croit plus aux pétitions, on ne croit plus aux manifestations, on ne croit plus en Martin Luther King. Et cette méthode trouve une résonnance dans cette nouvelle génération, et pas que chez les imbéciles". En 1992, à la fin de la Guerre froide, Francis Fukuyama prédisait la fin de l'histoire. Dans quelle mesure l'incapacité des sociétés post-modernes à offrir un modèle, un projet commun dans le cadre du système peut-elle pousser certains individus à chercher du sens et de la cohérence dans la violence ?

Gilles Lipovetsky : Indéniablement, on assiste aujourd’hui à des phénomènes de violence politique dans nos sociétés. Mais cela doit être mis en perspective. Nous ne sommes pas dans des sociétés à feu et à sang, les phénomènes de radicalité politique sont extrêmement circonscrits. Aux États-Unis, la violence politique est souvent liée à des phénomènes sectaires ou raciaux qui ne sont pas spécialement nouveaux. Ce qui est nouveau, c’est l’extrémisme lié à l’islam djihadiste.

Le changement dans le paysage politique, lié à l’effondrement des grandes idéologies politiques, à l’estompage des grandes visions du monde et à la dépolitisation des sociétés peut favoriser les actes de violence. Les individus sont de moins en moins encadrés par des idéologies, des partis et des syndicats.

Néanmoins, le phénomène majeur demeure la pacification des démocraties, et c’est sur ce fond de pacification queprend tout son sens le radicalisme contemporain. Il ne faut pas perdre de vue sous le coup de l'émotion l'énorme travail de pacification des mœurs politiques de nos sociétés. C’est le contraste qu’il y a entre la délégitimation de la violence politique dans nos sociétés (qui demeure) et la réminiscence de formes de violence extrême liée au terrorisme islamiste.

La disparition des grandes options politiques favorise un type de radicalisme. On l’a vu dans les années 1970-1980 avec le terrorisme qui existait en Allemagne, en Italie et un petit peu en France (Action Directe). Mais, encore une fois, il ne faut pas prendre l’arbre pour la forêt. Il y a des phénomènes de violence radicale, mais sur fond d’une société qui réprouve massivement la violence politique et dans laquelle les affrontements ne se traduisent pas par des violences physiques.

Si vous excluez en Europe la violence djihadiste, les affrontements violents sont extrêmement ténus.

En 2008 sous la présidence de Sarkozy, Julien Coupat, "chef" du groupe de Tarnac, avait saboté des lignes de TGV, pensant que la gauche ne reviendrait plus jamais au pouvoir.  L'absence d'alternative politique et intellectuelle n'explique-t-elle pas le recours à la violence ? Comment réintégrer dans le champ politique ces individus désespérés et désillusionnés qui choisissent la violence ?

L’absence d’alternative politique peut effectivement favoriser cette violence. Comme il n’y a plus de médiation, comme le militantisme dans les partis décline, de petits groupes passent à l’action. C’est lié à l’individualisation de nos sociétés : les grandes institutions collectives n’ont plus la capacité de diriger, encadrer, contrôler les comportements et les opinions des individus. C'est la porte ouverte à des actions erratiques et des comportements violents. Nous vivons dans des sociétés ouvertes, donc les oppositions politiques ne se traduisent pas massivement par la violence, mais il existe et existera encore demain ce qu'on peut appeler des "minorités dangereuses". Au 19e siècle, Tocqueville disait que les démocraties étaient menacées par des "majorités dangereuses". Aujourd'hui, ce sont les minorités qui sont dangereuses. On peut rattacher cette violence (hors violence djihadiste) à l'éclipse des grandes alternances politiques et à l'individualisation des comportements et des mœurs dans notre société.

Comment peut-on dès lors inclure de nouveau ces personnes dans le champ politique ?

C'est une grande question. Je suis frappé par la pauvreté des instances dirigeantes qui considèrent que des cours d’éducation morale et civique devraient permettre de résorber ceci. Cette violence est le prix que nous payons de l’individualisation. Celle-ci entraîne la pacification des mœurs du plus grand nombre, mais pour un petit nombre, c'est un échec. Les cours à l'école, c'est très bien, mais ce n'est pas à la hauteur de la question. Nous devons reconsidérer – et c'est probablement l'enjeu du siècle – les voies de l’éducation qui devraient passer par autre chose que par l’inculcation de bons contenus humanistes et tolérants. Face à la violence des groupes, cela ne suffit pas. Nous devons inventer une éducation qui donne le goût aux jeunes de trouver un sens à leur vie dans ce qu’ils font (travail, art, création d'entreprise, sport, musique, etc.). Qu'ils puissent trouver des voies qui les stimulent et dans lesquelles ils pourront investir leur passion. Les cours de catéchisme laïc humaniste ne sont pas suffisants pour combattre le goût pour la violence. La violence est un phénomène consubstantiel à la vie des sociétés humaines, ne croyons pas que nous allons l'éradiquer. Mais nous pouvons faire mieux. La crise du politique n’est d'ailleurs pas seule en cause, on peut parler plus largement d’une crise de toutes les institutions (traditions, églises, etc.).

Lorsqu'un système est "bloqué" et que la frustration relative augmente, les tueries de masse (que celles-ci soient d'essence islamiste ou non) ne donnent-elles pas à leurs auteurs l'illusion qu'ils échappent à la pesanteur ?

Je ne sais pas s'ils estiment échapper à la pesanteur, il y a bien d’autres motivations dans les massacres et tueries de masse. C’est une sorte de fanatisme, c’est-à-dire la conviction d’être du bon côté. Dans toutes ces formes de violence, il y a l’idée qu’ils combattent pour quelque chose de juste. Chez les djihadistes, c’est évident. Il y a leur référence à un ordre religieux, il y a la croyance du paradis et de ce qu'il apportera, il y a l'idée d’une rédemption. Ce sont des êtres souvent dépressifs, mal dans leur peau, voire suicidaires, qui à travers leurs actes semblent pouvoir avoir une revanche sur cette existence qu'ils n'aiment pas.

Anders Breivik en Norvège, Eric Harris et Dylan Klebold (tuerie de Colombine en 1999), Mohamed Bouhlel… Dans quelle mesure la violence peut-elle, à leurs yeux, "laver" l'indignité que fut leur vie ?

C'est exact, de nombreux spécialistes l’ont déjà signalé. Beaucoup de ces tueurs ont eu un parcours pour le moins chaotique dans leur vie. Ils ont le sentiment qu’ils regagnent une dignité au travers d’une cause juste. Il y a une rédemption, une glorification de leur propre existence, c’est d'ailleurs pour cela qu’ils se photographient souvent. Il y a une dimension existentielle tout à fait importante.

C’est pour cela que l’on ne peut pas tout ramener à la dépolitisation. La dépolitisation est l'un des facteurs, mais ce n’est pas le seul. N’oublions pas que depuis le 18e siècle, les démocraties modernes étaient des sociétés hyper-politisées. Depuis la Révolution Française, il y a eu de terribles affrontements au nom des idéologies. Il y a eu l'entre-deux-guerres en Europe avec la montée du fascisme et du nazisme. Arrêtons donc de croire que parce qu'il n'y a pas de politique, les gens deviennent nécessairement violents. Lorsque la politique triomphait, lorsqu'il y avait le culte du politique, les sociétés n’étaient pas du tout pacifiées. Les manifestations se soldaient par des morts, il y avait des coups d'État… La disparition de tout cela est très récente, il y a quelques décennies à peine.

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