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"Tu laisses ton cerveau au vestiaire et tu pries pour que le temps passe vite" : comment fonctionne "le peuple des abattoirs"
©Reuters

Bonnes feuilles

En France, 50 000 ouvriers travaillent dans les abattoirs. Ils tuent et découpent, chaque jour, trois millions d’animaux et les transforment en steaks, côtelettes ou saucisses. Pendant trois ans, je suis partie à la rencontre de ces mal-aimés qui nourrissent les Français. Extrait du livre "Le peuple des abattoirs" d'Olivia Mokiejewski, aux Editions Grasset (1/2).

Olivia Mokiejewski

Olivia Mokiejewski

Olivia Mokiejewski est documentariste. Végétarienne, très impliquée dans les combats scientifiques sur l’alimentation, l’environnement et la souffrance animale, sa ténacité lui a valu le surnom de « L’emmerdeuse »

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Après ma pause, je rejoins mon poste. Pendant ma courte absence, mon binôme, Sébastien, a eu le temps de couper une petite dizaine de pattes et d’accrocher autant de bovins. C’est l’un des meilleurs ouvriers de l’abattoir pourtant je le vois, lui aussi, s’épuiser. Je reprends ma place.

Je réalise à quel point il va être difficile de faire ce livre. Impossible de prendre des notes avec une cisaille dans la main, et interdiction de faire des photos. « Certains intérimaires ont posté des trucs sur Internet, la direction était furieuse », me dit-il. Je grave autant que possible dans ma mémoire les images et nos échanges, à chaque pause je retranscris ce que je peux sur mon téléphone portable.

Cette fois-ci, j’ai mis des gants mais je sens encore la chaleur des pattes. Je n’y prête plus attention.

« Tu fais comme tout le monde, tu laisses ton cerveau au vestiaire et tu pries pour que le temps passe vite. » J’applique les recommandations de Sébastien. Le travail devient mécanique. Il faut le faire bien et le plus rapidement possible. En moins d’une matinée, je me suis habituée, en tout cas je le crois, à cette boucherie. Quand on est dans le processus de fabrication, la chaîne finit par devenir une chaîne de production comme les autres et l’animal un simple produit industriel. Une végétarienne dans un abattoir, qui coupe des pattes presque comme si de rien n’était : je souris intérieurement. La capacité d’adaptation de l’être humain est fascinante, voire effrayante. Je comprends maintenant pourquoi les ouvriers d’abattoirs, quand on les interroge, disent toujours que l’environnement de travail ne les dérange pas. Tout simplement parce que, à force, on n’y prête plus attention. La routine prend le dessus.

En 1949, la caméra de Georges Franju filme dans Le Sang des bêtes les abattoirs parisiens de la Villette et de Vaugirard. Le documentaire montre de façon directe et crue le métier. On y voit des hommes, la clope au bec, tuer et découper les animaux un à un, de manière artisanale, sans machine.

Certains fredonnent « La Mer » de Charles Trenet pendant qu’ils éviscèrent, tranchent et accrochent la viande. « Sans colère et sans haine et avec la simple bonne humeur des tueurs qui sifflent ou chantent en égorgeant parce qu’il faut bien manger chaque jour et faire manger les autres au prix d’un pénible et souvent dangereux métier », conclut la voix off du film.

En observant mes collègues suer sur les carcasses, dans cette usine défraîchie, je réalise que près de soixante-dix ans plus tard, le métier n’a en réalité pas beaucoup évolué. Malgré la présence de quelques machines, ce boulot semble appartenir à une autre époque.

Extrait du livre" Le peuple des abattoirs" d'Olivia Mokiejewski, aux Editions Grasset

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