Bascule historique : l’invasion de l’Ukraine ou la fin de l’illusion du soft power russe<!-- --> | Atlantico.fr
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Anne de Tinguy publie « Le Géant empêtré La Russie et le monde de la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine » chez Perrin.
Anne de Tinguy publie « Le Géant empêtré La Russie et le monde de la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine » chez Perrin.
©Mikhail Metzel / SPUTNIK / AFP

Bonnes feuilles

Anne de Tinguy publie « Le Géant empêtré La Russie et le monde de la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine » chez Perrin. Vladimir Poutine a engagé son pays dans un conflit néo-impérial d'un autre âge – une tragédie pour l'Ukraine, un séisme pour l'Europe, un point de bascule pour son pays. Cette guerre dévastatrice, qui illustre l'obsession de puissance du géant russe. Extrait 1/2.

Anne de Tinguy

Anne de Tinguy

Professeur des universités émérite à l'INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales), Anne de Tinguy est chercheuse au CERI (Centre de recherches internationales) de Sciences po. Elle a publié de nombreux ouvrages, dont Moscou et le monde. L'ambition de la grandeur : une illusion ?, La Grande Migration. La Russie et les Russes depuis l'ouverture du rideau de fer et L'Ukraine, nouvel acteur du jeu international.

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L’invasion de l’Ukraine début 2022 change à nouveau la donne. Elle précipite la Russie dans une situation dont l’issue apparaît imprévisible. Elle l’isole, ruine sa capacité de séduction et porte de sérieux coups aux instruments de diplomatie publique élaborés depuis des années, détériorant fortement le bilan, déjà contrasté, on vient de le voir, de sa stratégie d’influence.

Le Kremlin échoue d’emblée à convaincre l’opinion internationale de la légitimité de son action. Le narratif qu’il retient pour tenter de justifier sa décision est dans la ligne de celui qu’il a mis en place en 2014 sur les « fascistes » ukrainiens et les manipulations d’un Occident hostile à la Russie. Le 21 février 2022 et dans les jours qui suivent, nous l’avons dit, Vladimir Poutine affirme que son pays doit se défendre, car il est confronté à une « menace majeure et sérieuse », émanant à la fois des États-Unis animés par un « projet antirusse » et d’une Ukraine hostile, « vassalisée » par les Américains, qui cherche à se doter de l’arme nucléaire et développe sous commandement américain un programme d’armes biologiques militaires. Faire face à cette menace l’a conduit, poursuit-il, à engager « une opération militaire spéciale » visant « à démilitariser et à dénazifier l’Ukraine ». Dès le début de l’offensive russe, ce narratif est massivement rejeté dans les États occidentaux, y compris dans les milieux jusqu’ici favorables à la Russie, et dans maints autres pays du monde. En 2014, l’annexion de la Crimée avait divisé l’opinion internationale ; en 2022, le choc est énorme, l’invasion de l’Ukraine, qui s’accompagne de bombardements d’une extrême violence, provoque une vive indignation et une large condamnation. « La Russie n’est pas agressée, elle est agresseur », résume le président Macron, le 2 mars 2022. « Cette guerre n’est pas un conflit entre l’OTAN et l’Occident d’une part et la Russie d’autre part […] il n’y a pas de troupes ni de bases de l’OTAN en Ukraine. Ce sont des mensonges […]. Cette guerre est encore moins, comme une propagande insoutenable voudrait le faire penser, une lutte contre le “nazisme”. C’est un mensonge. » Une enquête faite du 4 au 8 mars 2022 en France par l’IFOP révèle qu’un certain nombre de Français ne sont pas imperméables au récit poutinien. Mais d’autres enquêtes menées par cet institut montrent que la Russie a perdu la bataille de la communication et de l’image. Lors de l’une d’entre elles menée dans quatre pays européens (France, Allemagne, Italie, Pologne) du 3 au 7 mars 2022, 84 % des personnes interrogées ont une bonne opinion de l’Ukraine, 16 % de la Russie. 75 % ont une bonne opinion du président Zelensky, 9 % du président Poutine. 79 % approuvent les sanctions économiques et financières contre la Russie, 14 % les désapprouvant. 62 % des Français et 69 % des Allemands sont favorables à l’entrée de l’Ukraine dans l’UE.

L’indignation se traduit très rapidement en actes. En Europe et aux États-Unis, les réactions sont immédiates. Il ne faut que quelques jours à l’UE, nous l’avons vu dans les chapitres précédents, pour mettre en place en coordination avec les États-Unis de nouveaux trains de sanctions économiques et financières de forte intensité, pour décider de financer et d’accroître les livraisons d’armes, y compris létales, à l’Ukraine, de fermer son espace aérien aux appareils russes, d’accorder une « protection temporaire » aux réfugiés ukrainiens, et ainsi de suite. Dans le domaine de l’information, les outils de la politique russe sont promptement ciblés : le 27 février, l’UE interdit la diffusion de Sputnik et des chaînes de RT en anglais, en allemand, en français et en espagnol sur les réseaux de télévision et sur Internet dans les 27  États membres. Cette décision, destinée à empêcher ces médias « de diffuser leurs mensonges pour justifier la guerre de Poutine et pour semer la division dans notre union » (Ursula von der Leyen, 27 février 2022), est publiée dès le 2 mars dans le Journal officiel de l’UE102.

Les condamnations se répercutent sur les autres outils de la diplomatie publique de la Russie. Ses réseaux d’influence sont déstabilisés et affaiblis, certains se disloquent. Ses « amis » sont nombreux à prendre leurs distances. Les partis d’extrême droite et d’extrême gauche, qui l’avaient soutenue en 2014 lors de l’annexion de la Crimée, la désavouent à présent. En France, Jean-Luc Mélenchon reconnaît qu’« une ligne est franchie » et que « c’est bien la Russie qui a pris la responsabilité de cet épisode ». Marine Le Pen dénonce « une escalade regrettable de la part de Vladimir Poutine ». Matteo Salvini (Ligue) en Italie, Nigel Farage (ancien UKIP) au Royaume-Uni, Herbert Kickl (FPO) en Autriche, le parti Vox en Espagne, et d’autres font eux aussi volte-face. Les résultats des enquêtes de l’IFOP qui viennent d’être citées montrent que la condamnation de l’agression russe est moindre dans les rangs des électeurs et sympathisants de la « gauche radicale » et de la « droite radicale », mais qu’elle est bien réelle. La Russie perd de nombreux autres amis : à l’exception notable de Gerhard Schröder, les personnalités qui avaient accepté de participer à la gouvernance de grandes entreprises russes s’en retirent massivement dans les jours qui suivent le début des bombardements russes. En France, François Fillon démissionne des conseils d’administration de Sibur et de Zaroubejneft, Dominique Strauss-Kahn quitte le Fonds russe d’investissements directs, Yves-Thibault de Silguy, ancien commissaire européen, le conseil de surveillance de VTB Bank. Lord Gregory Barker, Xavier Rolet, et bien d’autres font de même. Au sein de la diaspora russe à l’étranger, le choc est immense, les condamnations se multiplient. Le 2  mars  2022, dans une lettre ouverte largement signée, les « Russes de France » « appellent à la cessation immédiate de la guerre en Ukraine, à la destitution du président Poutine et à la reconstruction démocratique de [la Russie] ». Ils exigent également l’« ouverture d’un procès à la Cour internationale de justice contre tous les responsables des crimes de guerre commis en Ukraine ». La Russie est par ailleurs quasi unanimement mise au ban de la communauté sportive. La FIFA (Fédération internationale de football), l’UEFA (Union des associations européennes de football), l’Union internationale de patinage (ISU) et de nombreuses autres fédérations sportives excluent les athlètes et les équipes russes de leurs compétitions, avec effet immédiat. Le 3 mars, le CIO annonce l’exclusion des sportifs russes et bélarusses des Jeux paralympiques qui commencent le lendemain à Pékin. Le 28 février, le club de football allemand Schalke met fin au contrat de parrainage qui le liait depuis quinze ans à Gazprom.

L’influence de la Russie au sein du monde orthodoxe est elle aussi affaiblie par ces événements. Le schisme entre les Églises russe et ukrainienne, qui a une forte dimension politique, on l’a vu ci-dessus, est aggravé, d’une part, par le soutien apporté à Vladimir Poutine par le patriarche Kirill, chef du patriarcat de Moscou, et d’autre part, par les positions prises par l’Église orthodoxe ukrainienne relevant du patriarcat de Moscou. Face au conflit, celle-ci a une attitude ambiguë, mais elle prend ses distances avec le patriarcat de Moscou, en déclarant qu’elle « continuera à défendre la souveraineté et l’intégrité de l’Ukraine ». L’agression russe contribue par ailleurs à renforcer les positions de l’Église orthodoxe d’Ukraine, autocéphale depuis 2018, menée par le jeune et dynamique métropolite Épiphane. En appelant le peuple ukrainien à résister à l’agresseur russe, en s’engageant sans réserve, cette Église, dont le nombre de fidèles augmente depuis 2014 au détriment de l’Église-patriarcat de Moscou, contribue à souder la nation ukrainienne.

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La pluralité et la diversité des initiatives prises par la Russie montrent que la diplomatie publique a été perçue à Moscou comme un maillon essentiel de son dispositif d’influence. Le Kremlin n’a pourtant pas hésité à la remettre en cause en envahissant l’Ukraine en février 2022.

Cette décision fait suite à une réinterprétation depuis les années  2000 dans un sens plus offensif du soft power, désormais considéré comme un moyen non pas tant de séduire que de concurrencer l’Occident, comme une forme de la conflictualité dans laquelle s’inscrit progressivement sa relation avec celui-ci. Le Kremlin cherche dès lors à fabriquer un soft power négatif (« en attaquant les valeurs des autres, on peut réduire leur attractivité et donc leur soft power relatif »), il intègre la diplomatie publique dans une politique de hard power105. En définitive, fait remarquer Bobo Lo, spécialiste de la politique étrangère russe, les méthodes utilisées par la Russie « ressemblent davantage aux “mesures actives” de la période soviétique qu’à la notion libérale occidentale de l’influence par l’exemple » et l’important n’est plus tant d’être aimé que d’être craint. Une démarche qui culmine en 2022 lorsque Moscou décide d’attaquer l’Ukraine.

La stratégie adoptée pendant deux décennies a donné des résultats indéniables, mais une fois de plus contrastés. Le Kremlin a réussi à mettre en place un dispositif d’influence qui lui a permis de tirer parti des divisions et des faiblesses des Occidentaux, de bénéficier de soutiens forts, de produire et d’imposer dans certains pays et dans certains milieux l’image d’un acteur devenu incontournable sur la scène internationale. Ce succès a davantage été engendré par le recours à une soft coercion (coercition douce) que par la diplomatie publique. Jusqu’en 2022, celle-ci y a néanmoins contribué. Avant la rupture provoquée par la guerre en Ukraine, les positions russes avaient notablement progressé dans le secteur informationnel : le nouveau dispositif audiovisuel avait trouvé son public et s’était imposé dans moult régions de la planète. L’Église orthodoxe, des partis de l’extrême droite européenne, certains Russes de l’étranger et d’autres réseaux « amis » étaient des vecteurs, parfois très efficaces, de son influence à l’étranger. Ils l’étaient d’autant plus qu’ils mobilisaient des thèmes qui s’étaient avérés très porteurs au sein de certains milieux. La diplomatie du sport avait un temps renvoyé de la Russie une image de renouveau et d’excellence. Dans une moindre mesure, il en avait été de même de sa diplomatie du vaccin.

La stratégie russe avait cependant eu d’autres effets qui allaient à l’encontre des objectifs poursuivis. Le pouvoir n’était pas parvenu à articuler les différentes ressources mises au service de son action extérieure et à donner à l’ensemble une cohérence. Dans nombre des cas analysés dans ce chapitre, les initiatives prises étaient entrées en contradiction avec des décisions formulées dans d’autres domaines. Pour fabriquer du soft power, souligne Joseph Nye, il faut que la parole et les actes soient en harmonie. Les Jeux olympiques de Sotchi peuvent donner une nouvelle impulsion au soft power russe, écrit-il quelques mois avant cet événement, mais si le pouvoir « continue à réprimer la dissidence », « il écrasera le message » qu’il cherche à envoyer. C’est ce qui s’est produit. De l’annexion de la Crimée à l’invasion de l’Ukraine et à la mise en place d’un système de dopage de grande ampleur, les politiques interne et externe menées par la Russie ont sapé, voire ruiné les atouts qu’elle avait en matière de soft power.

La fabrique du soft power s’était ainsi retrouvée confrontée à des contradictions qu’elle n’était pas parvenue à surmonter. Ainsi en a-t-il été de son projet de « monde russe », les dirigeants russes « oscill[a]nt sans cesse entre des tentatives visant à instrumentaliser la diaspora afin de projeter la puissance de la Russie sur les États voisins et la crainte que la diaspora russe n’évolue en une “Russie alternative” capable de remettre en cause la légitimité du Kremlin ». Ainsi en a-t-il aussi été de ses relations avec ses voisins. Dans les États baltes, en Ukraine et en Géorgie, les politiques menées ont eu les effets inverses de ceux qui étaient recherchés. Elles ont contribué aux ruptures avec ces États, renforcé les solidarités entre ceux-ci, l’UE et les États-Unis, conforté dans ces pays l’image de l’Alliance atlantique, contribué à l’implosion de l’Église orthodoxe. Elles ont en outre accéléré la dégradation des relations russo-occidentales et sapé durablement la confiance entre les uns et les autres. La fabrique du soft power a par ailleurs été affaiblie par le rôle central de l’État, principal acteur de la stratégie russe. Les réseaux mis en place n’étaient pas tous étatiques, mais ceux qui ne l’étaient pas étaient pour la plupart proches du pouvoir, ils bénéficiaient de financements publics et les grands thèmes qu’ils mobilisaient étaient ceux de la diplomatie russe. Contrairement aux États-Unis où, comme le souligne Joseph Nye, « le soft power est produit par la société civile – des universités et des fondations à Hollywood et à la pop culture –, et non par le gouvernement », le dispositif russe « n’exploitait qu’à la marge les ressources pro[1]duites par les sociétés civiles ». Moscou s’était de ce fait privée de leur concours.

Extrait du livre d’Anne de Tinguy, « Le Géant empêtré La Russie et le monde de la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine », publié aux éditions Perrin

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